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Volume 2, no 0 |
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La place de l'épargne dans le circuit économique et son évolution au cours des années récentes au Canada et au Québec |
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Pour télécharger le fichier pdf, cliquez ici La place de l’épargne dans le circuit économique et son évolution au cours des années récentes au Canada et au QuébecÉric Pineault, Professeur au département de sociologie de l’UQAM, directeur de recherche à la Chaire de recherche du Canada sur la mondialisation, la citoyenneté et la démocratie
La forme d’épargne qui nous concerne est l’épargne de masse. Pourquoi parler d’épargne de masse ? Si nous remontons aux années 1920, la production de masse des biens et services s’est diffusée dans les économies capitalistes avancées. La crise des années 1930 résultait entre autres d’une combinaison entre surproduction de masse et sous-consommation et elle trouva sa résolution dans l’apparition du consommateur de masse duquel dépend depuis – pour le meilleur et pour le pire –, la croissance de nos économies. Or, je crois que depuis une trentaine d’années, nous assistons à la genèse d’une nouvelle figure économique que j’appelle l’épargnant de masse, c’est-à-dire quelqu’un qui vit à peu près la même relation de consommation passive devant lesdits produits financiers que lorsqu'il achète un réfrigérateur, un lave-vaisselle ou une automobile. Quelles sont donc les déterminations du comportement de cet épargnant de masse ? Voilà une des questions que nous allons aborder dans l’exposé. J'examinerai aussi les fonctions économiques de l’épargne des ménages dans une perspective hétérodoxe. Dans mes recherches, j'ai mesuré et circonscrit statistiquement le phénomène de l’épargne de masse par le biais d’une grande diversité de données macro-économiques. Dans cet exposé, je présente deux séries de données assez simples mais qui illustrent bien la nature de ce phénomène. Je terminerai avec les problèmes politiques que posent les pratiques d’épargne responsable comprises comme mécanisme de solidarisation sociale. Qu’est-ce que l’épargne ?Commençons par clarifier ce qu’on entend par épargne. Quand Statistique Canada nous dit que le taux d’épargne au Canada s’effondre depuis 10 ans, il s’agit d’une mesure macro-économique qui résulte de l’écart entre le revenu annuel des ménages et l’ensemble de leurs dépenses pendant une année. L’épargne «nette» est ainsi le montant résiduel entre revenus et dépenses annuels, après impôt et transferts publics. C’est une donnée macro-économique utile, mais très approximative, car elle voile les pratiques concrètes d’épargne qui existent dans la société. Le fait que la capacité et les pratiques d’épargnes varient en fonction de la stratification sociale –si on est riche, pauvre ou dans la classe moyenne – et surtout le fait que les ménages peuvent s’endetter et épargner en même temps, ce qui est le cas de la plupart des ménages canadiens et québécois. En effet, d’un côté, ils épargnent pour leur retraite, mais s’endettent pour acheter une maison, un lave-vaisselle, faire l’épicerie ou pour aller en vacances. Le concept d’épargne nette traduit donc assez mal cette réalité économique. Or ce rapport épargne/dette, du point de vue des ménages, se construit souvent vis-à-vis du même acteur, leur institution financière. En d’autres termes, la même institution financière, tout aussi responsable qu’elle puisse l’être, cherchera d’un côté à endetter ses clients et d’un autre, à les faire épargner, car ce sont les deux principaux pôles de sa stratégie d’affaires à titre d’entreprise de services financiers, qu’elle soit une banque ou une caisse. Même que certaines institutions se sont dit qu’il était possible de faire les deux en même temps et c’est ainsi que s’est développé le marché des «prêts REER». Il faut ainsi relier le discours sur l’épargne responsable qu’on tient aujourd’hui vis-à-vis des ménages, à cette autre réalité qu'est le surendettement, l’explosion de l’endettement des ménages. Car ceux-là même qui participent à l’endettement des ménages sont aussi ceux qui proposent les véhicules d’épargne. L’investissement et l’épargne dans une économie capitaliste avancée comme la nôtreExaminons enfin la question de la fonction économique de l’épargne. Dans la théorie économique contemporaine, on retrouve deux grandes visions opposées de l’épargne. La théorie néoclassique part du principe macro-économique qu’une société a besoin d’épargner pour investir. Le taux d’épargne détermine le taux d’investissement. Cela a nourri le raisonnement sous-jacent aux politiques fiscales des trente dernières années: identifions les ménages qui sont capables d’épargner et trouvons alors des façons d’encourager l’épargne de ces ménages de manière à ce que celle-ci puisse se traduire par des investissements réels dans l’économie. Il s’ensuit une fiscalité qui, tel un fromage, est trouée d’abris fiscaux visant à encourager le placement de l’épargne dans les marchés financiers. Le problème est que cette approche confond placement et investissement. Si on place une épargne en achetant des titres à la Bourse, sommes-nous en train de générer de l’argent qui sera disponible pour l’investissement dans une entreprise ? Pas nécessairement. Nous sommes peut-être uniquement en train de jouer sur le marché secondaire de titres qui ont déjà et depuis longtemps été émis. Il y a donc une grande confusion dans ces politiques d’incitation à l’investissement, entre l’investissement financier et l’investissement réel. L’autre grande vision de l’épargne, développée par Keynes et systématisée par les théories hétérodoxes contemporaines, considère l’épargne comme le résultat de l’investissement et non l’inverse. Dans une économie capitaliste avancée «les crédits font les dépôts» et le taux d’investissement des entreprises par endettement détermine à terme le niveau possible de l’épargne des ménages.
Une fois qu’on a dit ça, en termes de politiques publiques, cela nous amène à comprendre qu’il n’y a pas de lien nécessaire entre l’investissement réel et l’épargne et que les motifs d’épargne sont diversifiés : on peut épargner en vue d’un paiement, ou encore parce qu’on veut de la liquidité pour l’avenir ou on peut épargner pour spéculer sur l’avenir. Ces motifs-là ne sont pas nécessairement liés aux besoins d’investissement de l’économie. Une des fonctions de l’épargne responsable serait justement, selon moi, de construire ce lien réel entre l’épargne et l’investissement, dans une direction qui s’appuie sur un certain nombre de principes que nous discuterons plus tard. L’épargne de masse, sa nature et ses institutionsAndrée De Serres a très bien décrit dans sa présentation la nature de l’épargne de masse. Rappelons que, dans l’histoire du capitalisme, cette épargne est une pratique assez récente qui renvoie à la stabilisation de la condition salariale, à une déprécarisation de la condition salariale dans la deuxième moitié du XXe siècle. Depuis les années 1960, on a constaté une augmentation et puis une stabilisation du taux d’épargne parmi les classes salariées dans les sociétés nord-américaines et européennes à mesure que progressait le salaire réel moyen. En fait, les pratiques d’épargne renvoient structurellement aux pratiques de consommation de masse, elles sont liées. Non seulement parce que la progression du salaire moyen au-delà du seuil de subsistance a constitué la condition de possibilité de développement d’une épargne systématique chez les salariés, mais aussi parce que la forme de la pratique d’épargne s’est calquée sur la forme des pratiques de consommation dans le capitalisme avancé. Les mêmes pratiques syndicales qui ont contribué à augmenter et à stabiliser le pouvoir d’achat des salariés ont débouché sur la création des caisses de retraites et fonds de pension à prestations déterminées. Ces structures ont donné lieu à la constitution d’un flux institutionnalisé d’épargne de masse vers des organisations de placements plus ou moins sous le contrôle des salariés, mais dont la finalité est la recherche d’un rendement financier optimal. La même norme de consommation préside ainsi à l’organisation des pratiques de «dépenses» et des pratiques de consommation. L’épargne de masse est donc une pratique d’achat marquée par une certaine passivité. Cette passivité se décline différemment selon son caractère institutionnalisé ou pas. Dans le modèle des REER, ce sont des dispositifs fiscaux et publicitaires qui incitent à l’épargne et participent à la régulation de son taux. On consomme ces produits de placement en tant que marchandises, ils sont générés pour créer une plus-value pour les institutions financières qui les conçoivent et les vendent, ils sont mis en forme par des pratiques publicitaires qui incitent à la consommation passive plutôt qu’à l’investissement actif, philosophie merveilleusement résumée par le slogan publicitaire «Pendant que je dors mon argent travaille pour moi». Dans le cas des fonds de pension, la gestion par délégation crée une disposition à la passivité analogue à celle des REER et aussi une dépendance face aux mêmes institutions financières, à titre de gestionnaires mais aussi de productrices des produits de placement. Cela nous amène à une dernière caractéristique de l’épargne de masse: la concentration de l’industrie de gestion de cette manne de capital financier. Au Canada, les 5 plus gros gestionnaires de fonds contrôlaient plus de 56% des actifs placés dans des fonds de pension, tandis que dans le cas des fonds communs les 5 premiers contrôlent plus de 75% du capital placé. Avec le privilège de gérer une si grande part des actifs vient un immense pouvoir de contrôle du capital financier; un contrôle en termes d’innovation de produits de placement, car les fonds ont d’immenses besoins dans ce champ, et évidemment un pouvoir sur les marchés financiers qui renvoient à leur poids collectif comme acteurs spéculatifs exigeant des rendements élevés. Rappelons-nous ce qui est arrivé à la Caisse de dépôts et placements lors de la crise financière de 2007-2008. Elle était liée à la création du marché des papiers commerciaux adossés à des actifs (PCAA) non bancaires au Canada et a directement subi des lourdes pertes reliées à son implication dans ce segment des marchés. D’un côté, comme plusieurs chercheurs l’ont démontré, la Caisse a participé au financement de cette industrie naissante au Canada et, de l’autre côté, a été «teneur de marché» pour ces produits. C’est une illustration exemplaire de la situation contradictoire qu’engendrent les institutions actuelles d’épargne de masse et le déficit démocratique et de redditions de compte qui caractérisent leur fonctionnement. Qui épargne ?Maintenant que nous avons circonscrit les caractéristiques de l’épargne de masse, il faut se poser la question «qui épargne?» ou pour qui existe ce système institutionnalisé? Cette question s’inscrit dans le débat de société plus large au Québec ainsi qu’au Canada concernant le surendettement des ménages ainsi que dans celui concernant le vieillissement des populations. Car pour plusieurs interlocuteurs, la solution à ce problème économique réside dans une augmentation rapide et substantielle du taux d’épargne des ménages pour pallier ce qu’ils considèrent comme une «crise de l’épargne». Rappelons ce fait économique important: le taux d’épargne de masse dépend directement du niveau de revenu de ménages «consommateurs de masse». Si celui-ci n’est pas assez élevé, ces derniers diminueront, s’ils le peuvent, leur pratiques d’épargne, et surtout ils augmenteront leur endettement pour soutenir à court terme leur niveau de vie selon la norme de consommation en vigueur. L’accès aisé au crédit joue ainsi un rôle perturbateur, d’autant plus que ce sont les mêmes institutions qui proposent les produits d’épargne et le crédit à la consommation. Puisque les revenus des salariés de la classe moyenne et des classes inférieurs ont stagné depuis une vingtaine d’années, les ménages, qui ne sont pas liés par un système d’épargne de masse institutionnalisé tel qu’un régime de retraite, ont vu leurs taux d’épargne s’effondrer. Et nous avons aussi vu une fraction importante des ménages privilégier l’investissement massif dans l’immobilier en contexte de bulle immobilière plutôt que les véhicules classiques d’épargne de masse. Or, pendant que les revenus de la masse de salarié ont stagné, les plus fortunés de la société ont vu au Canada, et en Amérique du Nord plus généralement, leurs revenus augmenter à une vitesse vertigineuse. Juste pour le Canada, entre 1980 et 2005, la part de revenu des 1% les plus riches est passée de 7,5% à 14%. Cette progression du revenu des plus riches dans la société se reflète directement dans les taux d’épargne. Plus de 50% des actifs sous gestion dans des fonds communs ou placés dans des REER en 2005 étaient détenus par les 10% des personnes les plus riches de la société canadienne. Les incitatifs fiscaux à l’épargne sont ainsi fort paradoxaux. Leur principe est d’inciter à l’épargne en diminuant la part de revenu imposable d’un ménage au moment de la décision d’épargne et du choix d’un produit de placement de type REER. Il faut se rappeler que du point de vue de l’État, un placement sous abri de l’impôt entre dans la colonne des dépenses publiques. Donc, du point de vue de la comptabilité de l’État du Québec, tout ce qui va dans les REER reste de l’impôt non prélevé. Dans la mesure où l’on constate un usage concentré du REER comme véhicule de placement par les très hauts revenus, on est en droit de se demander si nous sommes devant une politique qui vise le développement de l’épargne retraite dans la société ou un simple abri fiscal pour les très hauts revenus. Cela est certainement moins vrai pour les régimes de retraite et fonds de pension, qui sont de loin les formes les plus démocratisées de l’épargne de masse qui bénéficient de ce type d’abri fiscal. Or, la tendance de fond dans notre économie est au repli de ses formes collectives de l’épargne au profit des formes individualisées. À titre d’impôt non prélevé, l’État concède en fait la gestion de cette part de richesse collective à des acteurs privés, ici les individus et les organisations de gestion de placement. La question de l’épargne responsable se loge précisément ici. Quels sont les rôles possibles de l’épargne responsable dans ce contexte-là ?Commençons par une évidence sur la nature de l’épargne responsable à titre de «produit financier». L’épargne responsable fait partie d’une gamme de produits de niche qui s’adressent à des personnes scolarisées, souvent à hauts revenus. Elle s’apparente ainsi aux autres produits de type REER. Mais l’épargne responsable est d’abord un instrument collectif qui est contrôlé de façon démocratique. Elle peut aussi permettre la création d’un capital de risque patient, ce qui est, à mon avis, une vertu fondamentale de ce type d’épargne. L’épargne responsable peut aussi permettre la création d’un capital de contrôle : plutôt que de laisser aller nos ressources sous contrôle étranger ou pour reprendre le contrôle de certains pans de notre économie. Une épargne responsable pourrait aussi jouer le rôle de contrepartie de l’endettement public dans la mesure où l’endettement public correspond à un investissement fondamental dans nos infrastructures collectives. Imaginez qu’Hydro-Québec décide que ce ne serait plus l’entreprise privée qui développerait au Québec le secteur de l’éolienne, mais qu’elle le fasse directement par le biais d’une filiale, et qu’elle finance cette politique, vendant sur le marché des obligations sur 20 ans qui correspondent à l’infrastructure éolienne qu’on veut mettre en place de manière publique. Je serais preneur d’une obligation qui me donne un rendement stable pour les 20 prochaines années et qui correspond à l’investissement public, ou encore d’une obligation qui financerait l’électrification du transport collectif intermunicipal ou même municipal. Je serais preneur même d’obligations qui financeraient l’élargissement du réseau des CPE, ou qui permettraient la création d’une nouvelle industrie forestière, coopérative et publique, basée sur la valeur ajoutée aux produits forestiers. Pour conclure sur une note critiqueIl n’en demeure pas moins que l’épargne responsable à titre de forme d’épargne de masse, est : 1. à la fois un instrument de placement et un abri fiscal pour les ménages qui veulent diminuer leurs impôts; 2. que le niveau d’épargne est déterminé par le niveau des salaires dans notre économie, et non par la bonne volonté et la morale des individus. Donc que la participation à ce type de pratique est largement liée au niveau de revenus des individus, à moins que celle-ci s’arrime à des systèmes institutionnalisés d’épargne de masse collectifs; 3. que l’épargne de masse n’est pas une stratégie solidaire d’acquisition d’un revenu pour une retraite parce qu’elle mobilise le voile du marché financier pour garantir ces revenus futurs. L’économie d’aujourd’hui doit générer les rendements nécessaires à la consolidation d’une rente plus tard. Collectivement, l’épargne de masse crée l’illusion que le marché à lui seul génère des rendements financiers et que les produits d’épargne de masse «qui font travailler l’argent» sont vendus de cette manière. L’épargne de masse contribue à la dépolitisation de la répartition de la richesse dans la société et aux transferts inter et intragénérationels de cette richesse sous la forme de «rendements financiers». Mais l’épargne responsable a la vertu de politiser les pratiques d’investissement financier, c’est sa contribution principale à une économie solidaire. |
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