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Volume 1, no 4 |
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La lutte contre la pauvreté et l'exclusion et l'économie sociale: conditions gagnantes des initiatives locales |
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Pour télécharger en format pdf, cliquez iciLa lutte contre la pauvreté et l’exclusion et l’économie sociale: conditions gagnantes des initiatives locales [1]Par Juan-Luis Klein, Université du Québec à Montréal,Jean-Marc Fontan, Université du Québec à Montréal, Carol Saucier, Université du Québec à Rimouski, Diane-Gabrielle Tremblay, Université du Québec à Montréal, Pierre-André Tremblay, Université du Québec à Chicoutimi,et Majella Simard, Université de Moncton IntroductionCe texte présente les principaux résultats d’une recherche portant sur des initiatives locales de lutte contre la pauvreté et l’exclusion mises en œuvre par des acteurs locaux et mobilisant des ressources de l’économie sociale. Menée par une équipe interdisciplinaire de chercheurs, collaborateurs et assistants, la recherche a utilisé la méthode des études de cas. Dix cas, choisis dans trois régions du Québec (Montréal, Saguenay–Lac-Saint-Jean et Bas-Saint-Laurent), ont fait l’objet d’un examen en profondeur. Il s’agit d’initiatives lancées en milieu local visant à améliorer les conditions et la qualité de vie des citoyens. La recherche veut dégager les facteurs inhérents à la réussite de ce type d’initiatives, c’est-à-dire ceux qui mettent en œuvre une dynamique de reconversion socioéconomique des communautés. Ce texte comprend cinq parties. D'abord, nous présenterons brièvement la problématique et l’approche théorique. Ensuite, nous rappellerons les questions et hypothèses qui nous ont inspirés. En troisième lieu, nous présenterons brièvement la méthodologie utilisée ainsi que les cas étudiés. Quatrièmement, nous présenterons les résultats de la recherche. Enfin, en guise de conclusion, nous répondrons aux questions qui inspirent la recherche. 1 Problématique et approche théorique: une approche territoriale de la pauvreté et de l’exclusion1,1 L’approche territoriale
La perspective territoriale empruntée pour aborder la problématique de la lutte à la pauvreté et à l’exclusion met moins l’accent sur l’état dans lequel se trouvent les personnes pauvres ou exclues que sur les processus qui provoquent cet état dans divers types de territoire. Ces processus sont complexes et se traduisent par la combinaison de plusieurs mécanismes qui opèrent à plusieurs niveaux et à plusieurs échelles et provoquent des fractures sociales importantes à la fois sociales et territoriales. Certaines de ces fractures sont induites par les caractéristiques mêmes du capitalisme, comme les disparités en termes d’investissements et de revenus qui engendrent des inégalités territoriales du fait que la richesse et la pauvreté sont inégalement réparties dans l’espace. C’est ainsi qu’émergent des centres et des périphéries, expressions structurelles de la polarité territoriale propre au développement du capitalisme. Cette polarité se combine à une autre plus récente qui résulte de la dimension réticulaire de la «nouvelle économie».
Le capitalisme a évolué vers des formes informationnelles où la capacité de bénéficier des possibilités qu’ouvre la mondialisation dépend largement de celle de s’inscrire dans des réseaux, et ce, à tous les niveaux: financier, social, technologique, productif, politique, professionnel, etc. La connexion à ces réseaux ou le fait de ne pas être en mesure de le faire créent deux grandes catégories sociales en regard de la capacité de populations ou de territoires de profiter des possibilités d’enrichissement que génère ladite nouvelle économie. Les secteurs connectés reçoivent l’information qui permet de bénéficier des ouvertures et transformations créées par la nouvelle économie, alors que les secteurs déconnectés en sont progressivement exclus, ce qui provoque un hiatus entre des types de profession, des couches socioéconomiques, des catégories socioprofessionnelles, des groupes d’âge, des groupes ethniques, des territoires, etc. [2]
La combinaison de ces deux types de fracture alimente les processus d’appauvrissement et d’exclusion. Les processus et les dynamiques qui engendrent l’appauvrissement traduisent une incapacité de certains secteurs sociaux et de certains collectivités locales d’accéder au marché du travail et aux services disponibles pour l’ensemble de la population, les privant ainsi de la possibilité d'exercer pleinement leurs droits de citoyen: soit l’accès à un «socle de ressources» considéré par Castel [3] comme «indispensable, pour assurer une certaine indépendance sociale» et pour être «maître de ses choix». Et c’est là que la pauvreté et l’exclusion se rencontrent au niveau des territoires, ce qui cause leur appauvrissement.
C’est dans ce contexte que nous étudions les initiatives locales de développement qui mobilisent les ressources procurées par l’économie sociale. Nous insistons sur ce type d’initiatives parce que, dans bien des cas, il s’agit du seul recours des acteurs locaux pour lutter contre les effets de l’appauvrissement de leur collectivité et que l’action directe de l’État a été remise en question par plusieurs auteurs et par plusieurs institutions puissantes, ce qui nous oblige à nous interroger sur le rôle de l’État dans la réussite de ce type d’initiatives.
Différents travaux s’accordent sur le fait que, dans les milieux défavorisés, aussi bien en milieu urbain que rural, la lutte contre la pauvreté trouve dans l’économie sociale et l’action communautaire les éléments pour soutenir des démarches de revitalisation territoriale et de développement local. Les projets locaux ancrés dans l’économie sociale et l’action communautaire agiraient positivement sur la création d’emplois, sur la réinsertion des exclus et sur l'offre de services aux citoyens les plus démunis (consulter la bibliographie).
Toutefois, tout en partageant les conclusions de ces travaux – en ce qui concerne l’effet ponctuel et local de l’économie sociale pour ce qui est de l’insertion des exclus, des services aux démunis et de la viabilité des collectivités aux prises avec des processus de dévitalisation économique –, certains auteurs divergent ou mettent des bémols lorsqu’il s’agit d’en faire la base d’une politique plus globale de lutte contre la pauvreté. Selon plusieurs, la réussite des projets n’est pas automatique et, souvent, les effets positifs sont légers et de courte durée. De plus, d’autres considèrent que des politiques publiques axées uniquement sur le capital social ou sur la capacité des acteurs locaux de mettre en œuvre des projets de développement exigeraient trop des communautés locales déjà fortement pénalisées par les processus existants de dévitalisation (consulter la bibliographie).
Il se dégage alors une interrogation fondamentale qui a inspiré notre recherche. Les initiatives locales basées sur l’économie sociale peuvent-elles infléchir les processus qui mènent à l’appauvrissement et à l’exclusion? Peuvent-elles assurer aux collectivités dévitalisées une meilleure accessibilité aux réseaux de production ou de distribution de richesses qui permettent d’améliorer les conditions et la qualité de vie de leurs citoyens?
Cette interrogation a donné lieu à trois questions spécifiques, à savoir:
Nous avons formulé une hypothèse principale qui soutient que les initiatives locales ancrées dans l’économie sociale sont importantes mais que, seules, elles ne suffisent pas à inverser les tendances lourdes qui créent la pauvreté et les inégalités. Par contre, si elles se développent en interrelation avec des activités ancrées dans d’autres sphères économiques, soit l’économie privée ou l’économie publique, elles peuvent poser les bases d’une «économie plurielle» susceptible d’améliorer les conditions et la qualité de vie dans les milieux concernés.
L’analyse du cadre institutionnel et de certaines expériences territoriales concernant la lutte contre l’exclusion au Québec nous a amenés à préciser cette hypothèse centrale et à poser cinq hypothèses de travail. Selon ces hypothèses, la réussite des initiatives locales dépendrait de:
Les dix initiatives étudiées prennent place dans des milieux centraux ou périphériques, urbains ou ruraux, situés dans trois régions (Montréal, Saguenay–Lac-Saint-Jean et Bas-Saint-Laurent). Les initiatives retenues concernent des populations qui, pour diverses raisons, sont écartées des réseaux qui produisent la richesse et qui donnent accès aux droits et aux services rattachés à la citoyenneté. Deux éléments distinguent les cas retenus. Le premier met en scène des initiatives où les dynamiques territoriales ont des conséquences sociales importantes, et ce, en raison même de la définition du cadre d’action (quartier, ville, village). Le deuxième met en scène des dynamiques sociales qui ont des effets importants sur le territoire (déficit d’intégration et d’insertion en lien avec la monoparentalité, la diversité culturelle ou la sous-scolarisation de populations) (voir le tableau 1).
Tableau 1: Les initiatives étudiées: localisation et type de dynamique
Parmi ces initiatives étudiées, sept atteignent les objectifs sociaux ou économiques poursuivis par leurs acteurs. L’analyse de leur parcours permet d'en dégager les conditions de réussite. Dans les autres cas, deux n’ont pas atteint leurs objectifs et une a connu des difficultés majeures. Pour ces trois dernières, la vérification de nos hypothèses se fait par la négative car elles nous renseignent sur l’absence de facteurs que l’on trouve dans les cas de réussite ou montrent l’insuffisance de certaines actions. Les études de cas ont été réalisées à partir de sources documentaires (documents publiés, dossiers de presse, documents internes) et d’entrevues semi-dirigées réalisées auprès d’intervenants (leaders, partenaires, participants). Effectuées entre juin 2007 et octobre 2008, les entrevues ont été appuyées par un guide d’entrevue commun à tous les cas, mais adapté en fonction de la spécificité des interviewés et des initiatives. Précisons que les cas choisis visaient à représenter une large variété de situations et que ce choix s’est fait en consultation avec un comité de suivi de la recherche formé d’acteurs des trois régions concernées. Les résultats de la recherche ont été validés lors d’une activité d’une journée à laquelle ont participé 44 acteurs œuvrant dans divers domaines de l’action territoriale de lutte contre la pauvreté et l’exclusion.
4. Les résultats de la recherche: les conditions gagnantes
Afin de dégager les conditions gagnantes propres aux initiatives locales, nous reprendrons les cinq hypothèses de travail de la recherche à la lumière des enseignements dégagés des dix initiatives étudiées. Cet examen nous permettra d’identifier tant les conditions favorables que les éléments propices à la réussite de démarches de lutte à la dévitalisation territoriale et à l’exclusion sociale. En même temps que nous vérifierons nos hypothèses, nous dégagerons certaines pistes d’action, moins dans le but de proposer des recommandations concrètes que d’identifier des occasions à construire afin de faciliter la mise en place des conditions favorables à la réussite d’initiatives locales à mission similaire ou poursuivant les mêmes objectifs.
4.1 La réussite des initiatives locales dépend de l’existence d’un leadership socialement construit
Derrière tous les projets réussis, nous observons un leadership soutenu et reconnu à l’interne par les pairs et la population, et à l’externe par les interlocuteurs publics et la société civile. Le leadership est un facteur très important qui fait la différence entre réussite et échec. Ce leadership se présente sous trois formes: individuelle, organisationnelle et socioterritoriale. Il s’agit en fait de trois niveaux de leadership, mais aussi de trois phases dans sa construction. Ajoutons que ces trois formes de leadership sont essentielles pour favoriser l’émergence, la croissance et la consolidation d’initiatives locales. Une défaillance entraîne une série de problèmes, voire des échecs.
La construction de ce leadership nécessite un cadre propice à l’expression de ces compétences, d’où le choix de privilégier des formes juridiques associatives ou coopératives tout comme elle demande une coordination entre des dispositions et des compétences individuelles afin que divers types de leaders se côtoient. Cette coordination entre organisations a tout avantage à se tourner vers la communauté afin que l’initiative devienne un moteur en son domaine et sur son territoire. Enfin, le leadership, qui s’exprime dans différentes organisations, dans un secteur ou un territoire, doit être bien agencé et orchestré au niveau local. Ainsi, les acteurs se dotent d’un «capital socioterritorial» à la fois dynamique et intégré.
Ces trois types de leadership relèvent d’une construction sociale où dispositions personnelles, formations professionnelles et expériences de terrain se combinent pour permettre de surmonter des tensions, des problèmes, des crises et des situations de concurrence entre organisations et de générer des compromis, des consensus et des alliances. Trois éléments sont cruciaux cependant: 1) l’insertion des leaders dans de multiples réseaux territoriaux et sectoriels, 2) la stabilité du leadership afin de développer une connaissance des réseaux et des ressources existantes, 3) l’ouverture et la capacité de partager le savoir-faire. C’est ce que nous appelons l’«apprentissage collectif».
Parmi les leaders rencontrés, plusieurs œuvrent au sein de leur milieu depuis fort longtemps. Ils partagent ainsi une mémoire collective, ce qui donne sens à l’initiative. De plus, ils mettent à profit des savoir-faire collectifs à partir des liens établis au sein de leurs réseaux respectifs. La stabilité du leadership facilite la circulation de l’information et la mobilisation de ressources. Or leadership fort et durable ne veut pas dire leadership autoritaire. Un leadership fort a avantage à s’exercer en laissant place à la créativité individuelle et collective. L’impact du leadership sur l’empowerment des communautés, c’est-à-dire sur leur capacité d’agir et d’innover, augmente lorsqu’il est participatif. Par conséquent, il favorise la prise de parole et l’implication citoyenne. Toutes les initiatives locales ne font pas preuve d’une telle souplesse de leadership. Le phénomène des «toujours les mêmes» ou «TLM» est présent dans plusieurs des milieux étudiés. Ce phénomène révèle un paradoxe. S’il importe pour une communauté de pouvoir compter sur la stabilité de son leadership, il est tout aussi important de le renouveler afin de laisser place à une relève, à de nouvelles idées, à de nouveaux projets ou encore à des formes complémentaires de leadership. L’enjeu et le défi reposent sur la capacité de maintenir une place pour les anciens leaders et d’en accueillir de nouveaux. Il importe donc d’accroître ou d’assurer tant l’accessibilité au leadership que la synergie entre les leaders actuels et potentiels.
4.2 La réussite des initiatives locales dépend de la capacité des leaders et des acteurs locaux de mobiliser une grande diversité de ressources aussi bien endogènes qu’exogènes et de les combiner
Les cas étudiés confirment que les ressources mobilisées sont endogènes et exogènes. Des ressources locales ancrées dans l’économie sociale sont présentes dans tous les cas analysés, mais elles sont arrimées à d’autres ressources, ce qui permet la réalisation et la combinaison de divers projets. Les initiatives nous renseignent premièrement sur l’importance de la mobilisation sectorielle ou territoriale pour combiner des ressources endogènes et exogènes. Deuxièmement, elles confirment la nécessité de mobiliser des ressources diversifiées, tant financières, organisationnelles, sociales, qu’humaines. Enfin, les initiatives réussies le font dans une perspective d’insertion dans une économie plurielle. C’est-à-dire dans une économie capable de mettre en synergie des ressources étatiques, de l’économie sociale et propres au marché. Cette stratégie est d’autant plus efficace si elle repose sur une approche territoriale intégrée où un milieu se concerte tant pour coordonner la mise en place de différentes initiatives locales que pour assurer leur financement à partir de différentes logiques de production de la richesse et de captation de ressources.
Dans cette perspective, utiliser des dispositifs d’économie sociale pour lancer des initiatives locales s’avère pertinent, car cela suppose une combinaison de ces logiques. De plus, la capacité des acteurs de mobiliser des ressources endogènes et exogènes et de combiner différentes formes d’action au profit de la collectivité dépend autant du capital humain et social de l’organisation que des individus chargés de la coordination du projet.
Soulignons que la mobilisation de ressources endogènes et exogènes pose un défi de taille aux acteurs locaux. Il faut notamment répondre aux attentes des bailleurs de fonds dont les objectifs convergent très rarement avec ceux des acteurs locaux, ce qui amène tensions et conflits.
4.3 La réussite des initiatives locales dépend de l’existence d’instances et d’organisations qui permettent de régler localement les conflits entre les acteurs et d’apprendre à agir collectivement
Bien que les initiatives étudiées témoignent surtout d’expériences de concertation et d’intégration, cela n’exclut ni les tensions ni la capacité de les surmonter. Les initiatives progressent lorsque les différends et les tensions sont sources de compromis; sinon l’expérience risque d’avorter. Les problèmes de certaines initiatives étudiées confirment l’importance des compromis.
Deux constats s'imposent. D'abord, les projets découlent d’un processus d’incubation et de maturation issu de la communauté. Le processus se développe au fur et à mesure que les besoins se précisent, que les contraintes sont levées et que les alliances se consolident. La réussite de cette étape d’incubation est liée à la capacité des acteurs de construire un consensus sans pour autant esquiver les débats. Il s'agit de constamment s’adapter à des situations changeantes, ce qui requiert discussion, mais en même temps capacité de construire des compromis.
Certes, tensions, concurrence et crises peuvent détruire une initiative locale, mais aussi la consolider. Cela dépend de certaines conditions. Il s'agit d'abord d'établir un consensus fort sur le problème central à affronter. Être capable de bien identifier le problème à résoudre pour répondre à la situation de pauvreté ou d’exclusion sociale devient crucial pour construire le consensus, les alliances et la solidarité nécessaires au développement du projet et à la mobilisation des ressources financières, organisationnelles et citoyennes endogènes qui lui sont nécessaires. Puis de forger l’équilibre de pouvoir entre les forces vives regroupées et de partage les responsabilités dans le développement du projet. Sur ce point, le fait d’incorporer l’initiative sous la forme juridique d’OBNL ou de coopérative est central. Ces dernières sont propices à une mobilisation et à une participation active des partenaires et des citoyens. Une troisième condition concerne l'innovation; la mobilisation de ressources se fera au profit de la collectivité et non d’intérêts particuliers. 4.4 La réussite des initiatives locales dépend de l’identification collective d’objectifs stratégiques destinés à utiliser (de façon créative) les programmes publics et autres structures d’appui au développement des collectivitésLes cas étudiés montrent que le repérage d’une occasion d’action se manifeste de différentes façons, mais qu'elles sont toutes liées à des arrimages avec l’instance publique. Elles tirent profit des occasions proposés par les programmes publics pour émerger ou pour diversifier leurs activités. Or, nos études de cas montrent qu'il s'agit de considérer ces programmes publics comme une occasion et un moyen, et non comme une finalité.
On nous a indiqué l’importance d’être «un peu délinquant», c'est-à-dire de transgresser les normes des programmes publics et de construire de façon créative des objectifs visant l’amélioration de la qualité et des conditions de vie des citoyens. Cela n’est possible que les instances de gouvernance locales ont des objectifs clairs qui peuvent jumeler des ressources diversifiées et générer de nouveaux projets. L’utilisation innovatrice des fonds publics prend toute son importance lorsqu’elle permet aux acteurs d’élaborer de nouveaux projets en partenariat avec des acteurs endogènes et exogènes. Toutefois, il importe que ce leadership soit exercé par les acteurs locaux et pris en compte dans les objectifs des programmes publics. À cette condition, il est possible d’amorcer un processus de développement à long terme. La collectivité locale peut alors injecter un nouveau dynamisme.
Cette utilisation innovatrice s’exprime dans plusieurs cas par la mise en relation d’acteurs de divers niveaux territoriaux (local, régional, provincial, fédéral) et par une combinaison créative et multiscalaire d’acteurs se greffant à différents types de réseaux (territoriaux et sectoriels). L’importance de miser sur l’arrimage entre secteurs et territoires constitue l’une des principales conclusions de notre recherche. 4.5 La réussite des initiatives locales dépend de la construction d’identités positives et d’une conscience territoriale favorisant tant l’engagement des acteurs au sein de leur communauté que l’amélioration de leur capacité de création de richesseCette cinquième hypothèse porte sur l’effet «territoire» des initiatives locales. Les initiatives locales génèrent la revitalisation de la collectivité lorsqu’elles rendent les populations locales fières de leur appartenance, qu’elles parviennent à renforcer l’estime de soi des personnes marginalisées et qu’elles transforment les stigmates en emblèmes. Notre recherche confirme l’importance d’une identité positive qui relève des liens sociaux établis au niveau local entre des groupes sociaux et dépendant grandement de la cohésion sociale dans les collectivités locales. Il s’agit là d’une base importante pour le lancement d’initiatives. Deux éléments contribuent à changer cette vision: la capacité de réussir un projet et la reconnaissance individuelle et sociale. En ce qui concerne le premier aspect, les initiatives doivent donner des résultats tangibles, même préliminaires, à court terme. Quant à la seconde dimension, l’estime de soi permet aux citoyens de se voir comme des acteurs de leur développement. C’est ainsi que se crée une identité locale.
L’identité locale fait partie du «capital socioterritorial» d’une collectivité. Actif intangible, il favorise la mobilisation des ressources endogènes par exemple le bénévolat ou le capital humain. Mais l’identité ne va pas de soi et n’est pas donnée d’avance. Elle est le résultat d’une construction sociale où l’histoire d’une communauté et l’intégration de ses différents groupes de citoyens exercent un rôle important, voire fondamental. L’histoire s’exprime à travers la référence aux fondateurs, aux batailles passées et au mouvement social dans lequel les initiatives s’inscrivent.
Quant à l’intégration sociale, il s’agit de créer des ponts et d’établir des liens entre les différents groupes de la collectivité. Ces ponts sont cruciaux pour assurer la cohésion nécessaire à l’action collective et à la gouvernance territoriale. En cette matière, les activités culturelles impliquant la prise de parole et la mise sur pied de lieux d’échange public sont essentiels. Il s’agit de transformer la mixité en interrelation de façon que les acteurs puissent promouvoir les besoins des citoyens et développer de nouveaux services. 5. En guise de conclusion: réponses aux questions de rechercheDans cette section, nous répondons aux trois questions qui ont orienté la recherche empirique et à la question principale qui a inspiré ce projet, soit l’économie sociale peut-elle infléchir les tendances à l’appauvrissement et à l’exclusion dans les collectivités locales dévitalisées?
Quel rôle l’économie sociale peut-elle jouer face aux processus de dévitalisation territoriale et d’exclusion sociale?
Le premier rôle de l’économie sociale, de l’action communautaire et des acteurs est sans doute celui d’identifier et d’exprimer publiquement les besoins de la collectivité, voire des besoins nouveaux, dont cette dernière est souvent peu consciente. Ce rôle est certes lié à l’éducation, voire à la conscientisation locale, mais il ouvre aussi de nouvelles voies d’action et d'occasions pour l’entrepreneuriat. Cependant, de ce point de vue, les entreprises d’économie sociale se distinguent des autres entrepreneurs. Ceux-ci profitent d’une demande. L’économie sociale fait apparaître un besoin. Par ailleurs, l’économie sociale constitue une base importante pour le lancement de projets dans des milieux locaux où les acteurs ont difficilement accès à d’autres ressources sur lesquelles s’appuyer. Dans les premières étapes d’une initiative locale, l’économie sociale agit comme un incubateur permettant aux initiateurs des projets d’acquérir la reconnaissance nécessaire à la construction du leadership, ce qui permet à l’initiative d’évoluer et de susciter l’adhésion de la collectivité. Par la suite, elle sert de base au lancement de nouveaux projets et à l’établissement de partenariats avec l’acteur public. Elle procure aussi aux acteurs la possibilité de réaliser diverses activités qui renforcent l’identité et le lien social en milieu local. De plus, les organisations rattachées à l’économie sociale agissent aussi comme intermédiaires avec d’autres acteurs.
Quel arrimage établir entre l’économie sociale et l’action étatique afin de favoriser la réussite des initiatives locales de lutte contre la pauvreté et l’exclusion?L’arrimage des ressources de l’économie sociale à celles provenant des trois niveaux de gouvernement est crucial. À cet égard cependant, la logique qui doit primer relève d’un partenariat axé sur le soutien aux objectifs établis par les acteurs locaux. Il importe aussi que les acteurs publics soient en mesure de suivre et d’adapter leurs programmes et leurs modalités de gestion aux besoins des initiatives et des collectivités. Les initiatives locales réussies adaptent leurs actions aux occasions présentées par les programmes publics et à l’évolution des besoins de la communauté. Leurs actions s’arriment au contexte institutionnel, ce qui n’est pas sans poser des problèmes de gestion. Mentionnons à cet égard la tension observée entre la tenue d’activités financées par l’État qui doivent cadrer avec la mission de l’initiative. Le défi relève alors de la capacité du leadership d’utiliser ces ressources de façon créative pour respecter la mission globale de l’organisme. Le financement étatique devrait tenir compte de cette réalité et couvrir la globalité des actions de l’initiative locale: par exemple, sous la forme d’un financement de base adéquat. La pauvreté et l’exclusion relèvent de plusieurs facteurs. Les démarches pour en sortir doivent elles aussi combiner plusieurs facettes. Quelles modalités doit prendre le soutien étatique de façon à appuyer le développement d’initiatives locales se donnant pour mission de contrer la dévitalisation territoriale ou l’exclusion sociale?
Le rôle de l’État est central pour appuyer, soutenir ou mettre en œuvre des actions développementales. Outre le fait que l’État doive maintenir sa présence et consacrer des ressources financières, techniques et organisationnelles à ces projets, les études de cas nous informent aussi sur un autre point.
Il importe que l’État mette en place des ressources, mais que cet engagement donne lieu à une certaine «complicité» entre les fonctionnaires, les élus et les leaders d’initiatives locales, de façon à établir une relation de confiance forte, flexible, soutenue et innovante. Des répondants ont indiqué que des liens de confiance avec des vis-à-vis de la fonction publique prennent du temps à s’établir, mais lorsqu’ils se tissent, ils deviennent une condition de succès. Une telle relation de confiance prend place lorsque les parties prenantes sont capables d’instaurer un dialogue respectueux, en fonction de la nature de chaque projet et des logiques d’intervention de l’État, de la société civile et du marché. Autant le leadership local implique une attitude ouverte aux occasions qui se présentent et au besoin de créer et d’innover en mettant en interrelation des réseaux multiples, autant il demande une attitude ouverte et flexible de la part des personnes qui dirigent les programmes publics à l’échelle locale. Il nous semble clair que l’attitude des responsables des programmes est très importante et ils devraient bénéficier de formations spécifiques de façon à accepter de jouer un rôle de soutien crucial à la réussite des initiatives.
Puis, l’économie sociale, peut-elle infléchir les processus qui mènent à l’appauvrissement et à l’exclusion?
Si nous revenons maintenant à notre interrogation principale, à savoir si les initiatives locales basées sur l’économie sociale peuvent infléchir les processus qui mènent à l’appauvrissement et à l’exclusion, nous pouvons conclure que, bien que l’économie sociale contribue à la revitalisation d’un milieu et procure aux communautés des ressources sur lesquelles bâtir des projets, elle ne parvient pas à elle seule à infléchir ces tendances par trop ancrées. Elle doit être combinée à l’économie publique et privée, les acteurs devant mettre en place une stratégie multiple de développement. Il importe alors de penser l’économie sociale comme un dispositif de production d’une richesse collective et non comme une façon de réduire l’investissement de l’État au développement des collectivités ou comme une voie pour le décharger de sa responsabilité à l’égard des territoires.
Appuyées seulement par l’économie sociale, même composante importante du capital socioterritorial des collectivités, les initiatives locales ne parviennent pas à revitaliser leur milieu durablement. Le cadre juridique et normatif de l’économie sociale ainsi que ses valeurs et ses principes facilitent la mobilisation de ressources financières, humaines ou organisationnelles. Elle fournit aux leaders de projets le capital social difficile à mobiliser autrement. Mais cela ne suffit pas. Les ressources doivent être combinées aux efforts de l’État et du capital privé. L’arrimage avec les ressources financières et autres ressources disponibles au sein des instances publiques apparaît comme une condition nécessaire à la réussite des initiatives locales, pour autant que les instances publiques respectent le leadership local ou participent à sa construction.
Les initiatives étudiées, que ce soit par leurs réussites ou leurs revers, nous informent non seulement sur la nécessité de mobiliser des ressources endogènes et exogènes, mais surtout, de les combiner et de les arrimer de façon innovante selon des objectifs établis localement. De plus, elles doivent être appuyées par un leadership local fort. Les projets sont de nature diverse, ont des registres différents, mais dans l’ensemble ils donnent à voir le spectre de problèmes à résoudre et d’actions à réaliser. Les moyens déployés par les acteurs doivent donc se lire dans la pluralité et l’hybridation. Il s’agit moins d’offrir un service spécialisé que de travailler sur un ensemble de dimensions affectant la population desservie et le territoire concerné. Pour ce faire, la mise en réseau d’actions à travers divers types de partenariat, que nous appelons «action en cluster», représente une condition essentielle au succès. Les succès sont liés en grande partie à la capacité de réseautage, sur les plans aussi bien territorial que sectoriel. Les projets étudiés montrent que «secteur» et «territoire» ne s’opposent pas, au contraire, ils sont complémentaires. C’est la capacité de combiner ces deux types de réseaux qui donne à l’acteur une capacité d’action accrue (empowerment).
Les initiatives étudiées nous indiquent, hors de tout doute, que la lutte territoriale contre la pauvreté et l’exclusion doit compter sur une présence forte et flexible de l’État. Présence qui doit se traduire certes par le transfert ou la redistribution de ressources, mais doit se matérialiser aussi en facilitant la prise en charge locale et le rôle actif et concerté des acteurs locaux dans le lancement d’initiatives de développement. En partenariat avec l’État, l’économie sociale peut être considérée comme une base essentielle et efficace pour la mobilisation citoyenne nécessaire au développement.
Bibliographie Amin, A, Cameron, A & R Hudson (2002) Placing the Social Economy, Routledge, London. Amin, A. (2005) «Local Community on Trial» Economy and Society, 34 (4) 612-633. Castel, R. (2008). «La citoyenneté sociale menacée», Cités, 35, p. 133-141. Castells, M. (2004). The Network Society. London, Edward Elgar. DeMattos, C. (1999). Teorías del desarrollo endógeno, Estudios avançados, 13, 36: 183-207 Demoustier, D. (2004) Économie sociale et développement local, Paris, L'Harmattan. Develtère, P. (1998) Économie sociale et développement, Paris, Éditions De Boeck. Fontan, J.-M., Klein, J.-L. et B. Lévesque (2003) Reconversion économique et développement territorial: le rôle de la société civile. Québec, Qc. Presses de l’Université du Québec. Klein, J.-L., Fontan, J.-M. et D.-G. Tremblay, (2009) Social entrepreneurs, local initiatives and social economy: foundations for a socially innovative strategy to fight against poverty and exclusion, Canadian Journal of Regional Research/ Revue canadienne de science régionale. Vol. 32, Num. 1, pp: 23-42 Klein, J.-L., Tardif. C., Tremblay, M. et P.-A Tremblay 2004. La place du communautaire. Cahier de l’ARUC (R-07-2004). Markey, S. (2005) Building Local Development Institutions in the Hinterland, International Journal o Urban and Regional research, 29, 2: 358-374. Moulaert, F. et J. Nussbaumer (2005) «Defining the Social Economy and Its Governance at the Neighbourhood Level: A Methodological Reflection», Urban Studies 42 (11): 2071-2088. Moulaert, F. et J. Nussbaumer (2008) La logique sociale du développement territorial. Québec, Qc. Presses de l’Université du Québec Sassen, S. (2002) (Ed.) Global Networks, Linked Cities. London: Routledge. Veltz, P. (1996). Mondialisation, villes et territoires, Paris, Presses universitaires de France.
[1] [1] Cet article reprend les éléments principaux du rapport sur le projet de recherche intitulé «L’initiative locale et la lutte contre la pauvreté et l’exclusion: connexion et pluralité» (2007-PX-118824). La recherche a été financée par le Fonds FQRSC du gouvernement du Québec, dans le cadre d’un programme d’action concertée, avec la contribution financière des partenaires suivants: le Centre d’étude sur la pauvreté et l’exclusion (CÉPE) du ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale du Québec, le ministère des Affaires municipales et des Régions, le ministère de la Santé et des Services sociaux, la Fondation Lucie et André Chagnon et la Société d’habitation du Québec. Pour une synthèse plus complète de la recherche, voir Klein, J.-L. et al. (2009), Les conditions de réussite des initiatives locales de lutte contre la pauvreté et l’exclusion qui mobilisent des ressources de l’économie sociale. Cahiers du CRISES, ET1002. La version complète du rapport et des annexes peut être consultée en cliquant ici. [2] [2] (Klein et al. 2009). [3] [3] Castel (2008).
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