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Volume 1, no 4 |
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Vers un Québec sans pauvreté: avec quels instruments? |
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Pour télécharger en format pdf, cliquez ici Imaginaires économiques, gouverne, intelligence citoyenne et longue duréeVers un Québec sans pauvreté: avec quels instruments ?Entre les contes et les comptes, autrement dit entre les imaginaires implicites et les comptabilités explicites qui permettent à une société de rêver et de re-lire les chemins qu’elle prend, où en est la société québécoise à l’hiver 2010 dans sa quête supposée d’une vie meilleure? Qu’en est-il de l’objectif inscrit dans une loi en 2002 de «tendre vers un Québec sans pauvreté»? Comment re-situer le projet dans une économie et des finances publiques sur fond de crises multiples et à grande échelle qui confrontent les humains de toute une planète à l’enjeu même de leur survie dans le prochain siècle? Prenons le temps de deux retours sur image. Première image. Nous sommes en mars 1998, environ trois mois après l’aventure du Parlement de la rue où, à plusieurs organisations, de partout au Québec, nous avons campé devant l’Assemblée nationale pendant un mois dans deux roulottes pour réclamer une réforme de l’aide sociale comme du monde et un programme d’élimination de la pauvreté sur dix ans. Je suis invitée dans une classe de quatrième année d’une école de Notre-Dame-de-Grâce à Montréal pour parler de notre travail au Carrefour de pastorale en monde ouvrier pour transformer avec d’autres les politiques relatives à la pauvreté. Un compte rendu d’activité en a gardé la mémoire. «Entre autres j'explique le Parlement de la rue, l'aide sociale, la réforme, ce qui nous inquiète (des soustractions ils savent très bien faire, 490 $ - 104 $ - 150 $ = 236 $, curieusement ils comprennent mieux le problème de l'obligation et de la pénalité que la valeur de l'argent), ce qu'on voulait et le fait qu'on n'a pas réussi à obtenir ce qu'on demandait avec le Parlement de la rue, ce qui fait qu'on continue maintenant avec un Projet de loi sur l'élimination de la pauvreté. Dans la classe de 4e année, un petit garçon lève la main:
La conversation continue. Les enfants font très bien les liens avec les écarts, les inégalités, les valeurs qui sont au cœur de la vie. Assez vite, ils me demandent ce qu'ils pourraient faire. Alors une petite fille a cette idée: «Est-ce que ça pourrait aider le gouvernement à comprendre et à changer d'idée si des enfants pauvres allaient les voir avec des enfants riches et des enfants moyens?»Un premier plan d’action a été déposé au printemps 2004, déterminant la teneur d’une première étape de cinq ans. Au moment d’écrire ces lignes, un second plan est à venir après des consultations citoyennes qui auront été houleuses.
Deuxième image. Au cours du même hiver 1998, un petit groupe de personnes en situation de pauvreté de Québec, qui a pris le nom de Carrefour de savoirs sur les finances publiques, a entrepris des échanges suivis avec des fonctionnaires du ministère des Finances qui sont directement rattachés aux travaux entourant le budget du Québec, de même qu'avec le ministre des Finances de l'époque, Bernard Landry. Dans les mois qui vont suivre, l'image du paquebot viendra aussi du côté gouvernemental. Pour expliquer que les finances publiques, c'est comme un paquebot, on ne peut pas revirer ça de bord rapidement. Comme le dira un jour un des fonctionnaires: «Insuffler un changement dans une organisation aussi grosse qu'un gouvernement, ça ne se fait pas du jour au lendemain. Des fois des représentations sont faites pendant 10 à 15 ans avant qu'elles aient des répercussions dans un budget. Il faut laisser le temps au gouvernement de s'ajuster.» Et il poursuivra, à propos du travail du groupe: «Il y a des traces écrites, on les lit, on en prend connaissance, on s'imbibe de la perspective» [2]. Dans les années qui ont suivi ces deux arrêts sur image, il y a eu bien plus qu'une trace écrite pour s'imbiber de la perspective. En novembre 2000, 215 307 personnes ont réclamé par pétition à l'Assemblée nationale une loi sur la base de la proposition de loi élaborée par le Collectif pour une loi sur l'élimination de la pauvreté et son réseau. En décembre 2002, l'Assemblée nationale a adopté à l'unanimité la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l'exclusion sociale. Même si elle n'allait pas aussi loin que la proposition citoyenne, cette loi transmettait une destination explicite en engageant la société québécoise et ses institutions politiques à «tendre vers un Québec sans pauvreté» et à rejoindre dans les dix ans de sa mise en vigueur les «rangs des nations industrialisées comptant le moins de personnes pauvres». La loi ayant été mise en vigueur en mars 2003, la date de tombée est donc pour mars 2013 Même si la comparaison a ses limites, ce détour par l’image du bateau est néanmoins utile pour poser une question de «gouverne», facilement échappée dans une approche plus technique. Dix ans après la demande faite à l’Assemblée nationale, le paquebot a-t-il fait le virage requis vers un Québec sans pauvreté? On pourrait apporter la réponse courte suivante: malgré un nouvel ordre de marche, il a continué de voguer sur la mer des inégalités, avec des instruments inappropriés pour prendre de nouveaux caps. Pendant ce temps, dans la flottille autour, ça a bougé dans l’art de naviguer autrement. Il y a de nouveaux instruments. Et aussi de nouvelles façons de voir. Il y aurait moyen de se rendre à destination. Encore faut-il transférer cette nouvelle expertise à bord du paquebot gouvernemental. Voici les détails. Bilan d’un premier plan d’action La proposition citoyenne visait non seulement le virage du paquebot, mais une arrivée à destination, «un Québec sans pauvreté», sur un horizon de dix ans. Elle avait été pensée en conséquence. Il vaut la peine ici de revenir sur l’expertise collective réunie dans cette proposition. On parle beaucoup dans le monde de la recherche du «transfert de connaissances». Au cours des dernières années, j’ai été à même de constater que lorsque l’expertise vient des organisations citoyennes et qu’elle pourrait conduire à des décisions en dehors de l’erre d’aller dominante, on va appeler ça des «revendications». C’est comme si le mot «revendications» effaçait l’expertise qui les nourrit, autrement dit la compréhension des causes et conséquences d’un problème qui conduit à proposer des solutions. Les solutions dérangent l’erre d’aller, on déconsidère l’expertise et on verse les «revendications» dans le lot des arbitrages à opérer entre les différentes logiques d’intérêts. Pourtant l’expertise réunie dans la proposition citoyenne était porteuse d’une compréhension juste des causes systémiques qui produisent la pauvreté, entre autres dans notre rapport à l’économie. Elle rappelait la reconnaissance explicite proclamée au cours du XXe siècle dans des déclarations internationales de notre condition d’humainEs libres et égaux/égales en dignité et en droits et le fait que la pauvreté empêche la réalisation effective des droits. Elle était porteuse aussi d’une intuition précieuse des gestes à faire pour opérer les virages. Rappelons-en des pans substantiels.
La loi votée en 2002 a plutôt visé d’atteindre en dix ans une destination intermédiaire, soit l’archipel des nations industrialisées où il y a le moins de personnes pauvres. Elle a institué une stratégie à décrire dans un plan d’action permanent et modifiable. La première mouture sur cinq ans de ce plan d’action, annoncée au printemps 2004 après un changement de gouvernement, a pour ainsi dire négligé de prévoir et d’inscrire les modalités du virage. Comme si, pour viser un Québec sans pauvreté et se rendre à la cible de 2013, on pouvait continuer de faire ce qu’on faisait avant, moyennant un certain nombre de mesures, sans pour autant «s’imbiber de la perspective». Cette première mouture a été dotée d’un investissement annoncé de 2,5 G$ sur cinq ans dont on pourrait faire un tout autre décompte. Elle a dicté des impulsions contradictoires et dans certains cas contraires à la loi. Elles ont été vite aperçues par les organisations citoyennes, à qui le temps donne maintenant raison. Le bilan de ces cinq premières années est asymétrique. Il y a eu des améliorations pour les familles à la faveur notamment de la mesure Soutien aux enfants, mais pas pour les personnes et ménages sans enfants. Par ailleurs, les prestataires de l’aide sociale sans contraintes sévères à l’emploi reconnues se sont appauvriEs par l’action même du gouvernement, qui a choisi par exemple de limiter l’indexation de leurs prestations à la moitié de la hausse du coût de la vie. Cela était totalement contraire à l’esprit de la Loi qui préconise l’amélioration des revenus et conditions de vie de l’ensemble des personnes en situation de pauvreté. La pleine indexation accordée depuis, sans rétroaction, ne suffira pas à corriger le problème de fond. En fait, la lumière rouge est allumée depuis longtemps et en particulier depuis le milieu des années 1980. Elle est particulièrement visible dans le sort qu’on réserve aux plus pauvres, en particulier les prestataires de l’aide sociale qu’on juge en mesure de travailler. Il faut apercevoir cette lumière rouge et le problème qu’elle signale. Je pense en effet qu’une bonne partie du problème se situe là, comme un point aveugle dans nos manières de voir et de vivre ensemble: notre degré de tolérance aux inégalités. Ce qui nous ramène aux propos des enfants: «Pourquoi le gouvernement n’a pas voulu accepter vos demandes?» Est-ce qu’il se pourrait que ce soit parce qu’on n’accorde en fait pas les mêmes droits aux plus pauvres qu’aux plus riches? Pourquoi? Ce propos est difficile à porter parce qu’il amène à concilier le regard sur l’autre et le regard sur soi, comme dans «libres et égaux-égales en dignité et en droits», comme dans «douéEs de raison et de conscience», comme dans «interdépendance» et «solidarité». Autrement dit, l’enjeu serait de reconnaître ensemble, de plus en plus, que nos sorts sont liés, comme sur le Titanic, de refuser qu’on doive y acheter sa vie et sa chance de survie comme une place en première ou en troisième classe, de délibérer comment on fera autrement et de baliser ça. Autrement dit, au lieu de chercher sans cesse à agir sur le comportement des personnes en situation de pauvreté, il nous faudrait nous demander collectivement si nous sommes prêtEs à réduire les inégalités dans notre société et à produire plus d’égalité entre nous. Il me revient ici des chiffres que j’ai beaucoup cités par le passé. C’était une recherche effectuée dans plusieurs pays sur le degré d’écart acceptable entre les revenus après impôt du cinquième le plus pauvre et du cinquième le plus riche [3]. Aux États-Unis, l’écart acceptable était de 1 à 11, au Canada, de 1 à 5, et en Suède, de 1 à 2,4. Ces chiffres sont cohérents avec les taux d'inégalités réels constatés dans chacun de ces pays, avec les taux d’emplois mal payés, avec l'attitude respective des citoyenNEs de ces pays relativement à la fiscalité et à la part qu'on veut voir prendre aux finances publiques par rapport au PIB. Ils rappellent que dans le fond, nous n’aurons jamais que les résultats que nous pouvons tolérer. Ce genre de retournement, nécessaire pour corriger le plan d’action et lui donner une nouvelle partance, ne profitera pas qu’aux plus pauvres. Un regard sur les états de crise ambiants montre qu’il est carrément dans l’intérêt collectif. Retour sur la dernière tempête et ses naufrages Les derniers mois ont eu leur quota de tempêtes et de naufrages économiques. Il est facile de «perdre le nord» quand on aborde des crises conjuguées dans l’économie, l’environnement, la gouverne. Tout finit par être affecté. Cela dit, pour garder le cap vers un Québec sans pauvreté, on gagne à prendre en considération ce que, dans les comptes économiques du Québec, on appelle la provenance du revenu personnel [4]. Dans le fond, pour la plupart des gens, le revenu qu’on a ou qu’on va avoir pour vivre, c’est la préoccupation économique majeure. En 2007, le revenu personnel total se chiffrait à 250 milliards$ (G$), ce équivaut à environ 32 000$ per capita. Environ 178 G$, soit 72%, provenaient de revenus de travail (salaires pour 65% et revenus d’entreprise pour 7%), 30 G$, soit 12 %, provenaient de revenus de placements. Et 40 G$, soit 16%, provenaient de revenus de transferts. Remarquons en passant que les revenus d’aide sociale dans ce portrait n’occupaient que 2,76 G$, soit 7% des revenus de transfert et 1% du revenu total. Et rappelons l’indignité de la prestation d’aide sociale de base qui était cette année-là de 6576$ pour une personne seule sans autre forme de revenu, alors que le total des revenus de transfert et de placements per capita – c’est-à-dire le total moyen des revenus non monnayés par un travail qui était disponible pour chaque individu dans la population – était d’environ 9000$. La crise économique qui est venue ensuite a eu son maelstrom dans la section «placements». Pas du côté de l’emploi, pas du côté des dépenses publiques, encore moins des protections sociales pour les plus pauvres. Elle s’est jouée là où on fait de l’argent avec l’argent. Cela me conduit à reprendre une image venue en 2003 du Carrefour de savoirs sur les besoins essentiels, un groupe de travail avec des personnes en situation de pauvreté animé par l’équipe du Collectif pour un Québec sans pauvreté. Le groupe a comparé la société dans laquelle nous vivons à un palier où on trouverait à un bout un escalier roulant qui monte et à l’autre, un escalier roulant qui descend. Vivre la pauvreté, c’est comme se trouver en bas de l’escalier roulant qui descend. Dans la semaine qui a suivi, l’image a été présentée à des parlementaires de l’Assemblée nationale. Les personnes en situation de pauvreté présentes leur ont dit en somme: «Au lieu de vous acharner à nous faire monter des escaliers qui descendent, occupez-vous donc des escaliers!» Elles avaient raison. Le problème est là et il est planétaire. Le déclencheur de la crise était situé aux États-Unis, une société industrialisée déjà très inégale. On a permis à des gens de s’acheter des maisons au-dessus de leurs moyens et on a parié faire de l’argent sur leurs hypothèques. Les gens n’ont pas pu payer et l’«économie» s’est effondrée, ou si on préfère, les escaliers se sont emballés. Alors on a appelé les gouvernements à la rescousse. Ceux-ci se sont vu ni plus ni moins forcés de prêter aux institutions financières et aux grandes entreprises, pour éviter encore plus de dégâts. Il faut ici ajouter une nouvelle image, qui est un schéma sur lequel on peut voir la part de revenu prise non pas par le dixième ou le centième, mais par le millième le plus riche de la population aux États-Unis, au Canada et en France au cours du XXe siècle, en fait de 1920 à 2000 [5]. On peut voir que la courbe a une forme en U. On y voit au cours des années 1920 ce millième le plus riche accaparant entre 4% et 8% du revenu total, soit une part correspondant à de 40 à 80 fois sa part de population. Cette part descend après la Deuxième Guerre mondiale à entre 2% et 3% du revenu. Et elle commence à remonter, aux États-Unis et au Canada, à partir des années 1980 pour atteindre les revenus antérieurs au début des années 2000. Ce retour pendant les années 1980 à des parts de revenu plus grandes correspond comme par hasard au moment où, à même une crise économique associée à une flambée historique des taux d’intérêt, nos gouvernements ont contracté les dettes publiques, difficiles à rembourser, qu’on leur reproche aujourd’hui. Elle correspond à un retour en force des restrictions dans les programmes sociaux et à un retour de duretés de toutes sortes envers les plus pauvres qui ont dû se débrouiller avec moins de solidarités. On ne voit pas sur ce schéma ce qui arrive après 2000. Par ailleurs on sait que les inégalités ont augmenté depuis entre plus riches et plus pauvres. La richesse s’est concentrée vers le haut pendant qu’on s’est acharné sur les plus pauvres. Ce n’est pas dû seulement aux écarts de conduite du marché. Une bonne part de cette concentration est après impôts et transferts [6]. Autrement dit, elle a résulté de l’intervention des États, pourtant censés redistribuer la richesse et non la concentrer. On dit qu’une crise, c’est un moment propice. Le poids de cette captation indue pèse en ce moment sur toute la planète. C’est un poids social autant qu’environnemental. Un militant américain me disait un jour: «Quand l’argent monte, les droits baissent.» Avec la crise économique, les droits ont baissé, et il faudra voir ce qui va se passer du côté de l’argent quand le chaos initial se sera un peu dissipé. Aurons-nous accepté cette crise comme argument pour laisser amplifier la tendance du U et des escaliers roulants à l’envers? Allons-nous passer à un autre modèle où le sens de notre vie trouvera son compte dans plus d’égalité? On sait que les sociétés moins inégales, celles qui produisent de l’égalité, sont aussi des sociétés dont les résultats globaux sont meilleurs sur plusieurs paramètres, dont la santé et l’éducation [7] . Autrement dit, ça vaut la peine et c’est bon pour tout le monde. En un sens, le Québec le démontre déjà. Dans la courbe en U, la ligne du Québec apparaît tardivement, au début des années 1980, et si elle démontre alors la même tendance, c’est à une moindre échelle, qui s’explique probablement en partie par la méthode de collecte des données. Cela dit, divers indices montrent que loin d’être réductible à une moins grande «richesse», la différence québécoise attribuable à des investissements sociaux plus importants pourra s’être révélée avantageuse en temps de crise des économies spéculatives. Il s’agirait maintenant de se le confirmer fièrement. Ce qui suppose de reconsidérer notre rapport à l’argent, à la richesse… et surtout aux autres. Dans toute l’incertitude de l’époque, on peut évoquer quelques certitudes à l’appui.
Alors posons la question: comment garder le paquebot en bon… État? Retour sur le paquebot… avec un panierIl nous faut passer ici de la métaphore du bateau à celle du panier. Peut-être qu’il y a un panier sur le pont. Ou dans la salle des machines. Peut-être que c’est une autre histoire. Toujours est-il qu’il est bon de savoir que le mot fiscalité vient du latin fiscus, qui veut dire panier. La fiscalité, c’est le panier collectif mis à notre disposition pour se donner de la justice, des services, pour voir au bien commun, pour repartager la richesse… et pour payer les dettes du passé. Au Québec, le panier a trois sections, celle du fédéral, celle du Québec et celle des administrations locales. On nous rebat souvent les oreilles avec le Produit intérieur brut, qui est un indicateur de richesse imparfait. Le PIB, ça se limite à consolider dans un même indicateur les productions et transactions des personnes, des entreprises et des administrations publiques qui passent par de l’argent comptabilisé, peu importe si elles créent de la richesse ou la détruisent. Pour reprendre des expressions venues en 1998 d’un autre groupe de travail formé de personnes en situation de pauvreté, le Carrefour de savoirs sur les finances publiques, le PIB, ça ne s’occupe pas de toute la «richesse intérieure», i.e. produite sur le territoire, mais seulement de celle qui est valorisée par de l’argent. Ça laisse de côté le «produit intérieur doux», autrement dit la production de richesse qui ne passe pas par l’argent, et la «dépense intérieure dure», soit ce qui est pris dans l’espérance de vie et de santé des personnes et des communautés parce qu’on n’a pas fait les dépenses monétaires nécessaires. On – je serais tentée de dire «les promoteurEs du U» – nous rebat aussi les oreilles avec le fait qu’il ne faudrait pas trop que l’argent transige par le panier. C’est curieux parce que c’est pratiquement le seul contenant, outre les institutions coopératives, où nous avons en principe du contrôle démocratique sur notre richesse collective. De fait, depuis 1997, la part de PIB qui transigeait par le panier est passée de 48,7% à 45,4% en 2007 si on se base sur les dépenses de l’ensemble des administrations publiques pour le Québec, et de 25,4% à 20,8% pour la partie du gouvernement du Québec (pour l’année 2007-2008). Pour se donner un ordre de grandeur, ces années-ci, le PIB du Québec tourne autour des 300 G$ et le budget du Québec oscille autour des 65 G$ plus ou moins selon qu’on l’aborde par les revenus ou les dépenses. Il faut aussi savoir qu’un budget public, ça se comprend par du monde. Avec le Carrefour de savoirs sur les finances publiques, nous avons pu établir en 1999 qu’il y a huit cases dans lesquelles on peut ranger les mesures annoncées: l’impact sur les revenus des particuliers, des entreprises, du gouvernement, les répartitions entre niveaux de gouvernement, les programmes, l’emploi et l’économie, la dette, l’équilibre. Ce à quoi il faut ajouter la méthode comptable. Depuis 1998, j’ai eu l’occasion de suivre le budget du Québec en portant attention chaque année à ce qui arrive aux personnes les plus pauvres [8]. Ça m’a fait comprendre que tous les moyens ont été bons pour passer à côté de l’amélioration réelle de leurs conditions. Chaque année, il y a eu de bonnes raisons dans une des cases pour passer à côté des urgences et des injustices et aussi pour limiter la taille du panier et sa capacité en tant qu’instrument des solidarités. C’est un vrai roman-feuilleton et c’est arrivé peu importe le parti au pouvoir. Pour faire une histoire courte, au milieu des années 1990, le fédéral a coupé dans les transferts aux provinces, affectant leur capacité de dépenser. Ensuite le gouvernement du Parti québécois a instauré la loi du déficit zéro puis coupé encore plus ses revenus en réduisant les impôts des particuliers et des sociétés. Après quoi le gouvernement du Parti libéral a coupé dans les dépenses, centré l’attention sur la dette avec le Fonds des générations, puis réduit les impôts à son tour. En fait, sur douze budgets, un seul est sorti du rang, soit le budget 2004-2005 de Yves Séguin, qui a mis de l’avant le Soutien aux enfants et un ensemble de mesures de lutte contre la pauvreté reliées à l’adoption en 2002 de la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale, ce qui a amélioré un peu les choses pour les familles à faible revenu. Les budgets suivants ont vite recreusé les écarts par diverses mesures d’avantages fiscaux et de baisse d’impôts qui, sous l’apparence de profiter à la classe moyenne, ont surtout profité au cinquième le plus riche de la population et au-delà. Nous en sommes là, encore touchéEs par une crise économique qui a augmenté les obligations de l’État, forcé d’aider les entreprises et l’«économie» pour que ça n’aille pas plus mal. Nous sommes touchéEs oui, mais moins que d’autres parce qu’il y a encore de quoi de valable pour tout le monde dans le panier. À quoi ressembleront les prochains budgets? On peut craindre que les nouveaux déficits destinés à sauver l’économie servent de prétextes à leur tour pour contrôler la capacité du panier à produire de la qualité de vie collective et de l’égalité. Une façon de ne pas être dupe sera de lire ces prochains budgets non pas avec la lunette de la récente crise, mais avec celle des douze derniers budgets… et du U! Une façon de se donner des finances publiques en «bon État», serait sûrement d’inverser le sens des escaliers roulants. Autrement dit, de viser systématiquement un budget qui réduirait les inégalités au lieu de les augmenter. Par chance, la loi de 2002 crée des obligations aidantes qui ne sauraient être ignorées maintenant. Les prochains budgets devront provisionner la prochaine mouture du plan d’action et indiquer comment nous rejoindrons, d’ici 2013, les rangs des nations industrialisées où il y a le moins de personnes pauvres. Autrement dit, il faudrait rejoindre les rangs de pays nordiques… qui ont appris à apprécier leur panier et à y tenir au lieu de le détester. Sans utiliser cette obligation comme prétexte pour adopter leurs travers, ces pays étant aussi soumis aux pressions ambiantes, il y aurait lieu de prendre acte de l’impact positif de choix qu’ils ont fait au cours du XXe siècle en faveur de l’égalité, notamment entre les femmes et les hommes, et d’une qualité de vie collective bien soutenue par des programmes sociaux et environnementaux dont on voit les bénéfices. Cela dit, l’inspiration ne remplace pas la délibération. Chaque société ayant son propre contexte historique, la formule gagnante sera nécessairement «québécoise». Les buts de la Loi: de bons «nords» pour se rendre à bon port À quoi ressemblera la mouture à venir du plan d’action nécessaire pour faire fonctionner la loi? D’emblée, conscience verte oblige, on l’imagine compatible avec les orientations de la Loi sur le développement durable. On l’imagine enrichissant cette loi attentive aux territoires et aux ressources naturelles d’une veille sur l’intégrité humaine et sociale. Il pourrait prendre comme titre celui de la déclaration qui, en 2003, avait accompagné l’introduction des parlementaires québécois à la métaphore des escaliers roulants: «Le droit de nos droits [9]». Si le contenu méritait ce titre, ce serait un fameux retour d’ascenseur. Durer sur cette planète en sortant du U va nous demander plus que le PIB, une bien mauvaise boussole pour faire virer un paquebot vers un monde sans pauvreté qui n’apparaît pas parmi ses possibles. Il faudrait de nouveaux «nords» pour se rendre à bon port. Les dix dernières années fournissent de nombreuses pistes pour enrichir le tableau de bord et libérer la gouverne de ses œillères… et peut-être le gouvernail de ses entraves. Les organisations citoyennes, toujours à l’œuvre et vigilantes tant dans l’innovation politique qu’économique, ne cessent d’offrir une expertise qu’il faudra bien considérer comme telle au lieu de la camper dans l’antichambre des «revendications». Les institutions de suivi de la loi, de nouveaux lieux arborant le logo du «paquebot», abondent dans le même sens. Le Centre d’étude sur la pauvreté et l’exclusion a désigné un indicateur plancher, la Mesure du panier de consommation (MPC), comme référence pour suivre les situations de pauvreté du point de vue de la couverture des besoins essentiels. Il est devenu clair que sous ce niveau de revenu, une personne entre en dépense intérieure dure et que la société se tire dans le pied. Le Comité consultatif de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale a désigné la MPC comme cible à atteindre dans les protections sociales. Il indique qu’une première étape dans cette direction ne saurait être moindre que 80% de ce revenu pour toutes et tous. Ce revenu plancher à garantir rejoint et dépasse la demande historique des groupes de commencer le boulot en abolissant les catégories selon l’aptitude au travail à l’aide sociale, ce à quoi le comité souscrit aussi, de même qu’à l’idée que les limitations fonctionnelles trouvent la compensation de leur coût supplémentaire dans des crédits d’impôt remboursables. Le comité réitère la nécessité, reprise sur tous les tons au cours de la dernière génération, d’en finir avec l’emploi mal payé: la pauvreté au travail est un non-sens dans une société qui valorise autant l’emploi, en apparence, comme voie de sortie de la pauvreté. Il faut ajouter, pour la pleine mesure, un ensemble de mesures nécessaires du côté du logement, de la santé, de l’éducation, de la justice, de la culture. L’approche devra aussi considérer les inégalités systémiques entre territoires: par exemple où tient-on compte de la valeur ajoutée de la présence humaine sur les territoires loin des grands centres? Il y aurait lieu aussi de donner une plus grande importance à la réalisation des buts de la loi. Ils fournissent en soi des balises essentielles pour opérer le virage: protéger la dignité des personnes en situation de pauvreté, lutter contre les préjugés à leur égard, améliorer leurs conditions de vie socio-économiques, favoriser leur participation là où ça compte, un des ingrédients du succès du Comité consultatif, réduire les inégalités qui peuvent nuire à la cohésion sociale, développer la solidarité dans la société. S’ils faisaient l’objet d’un suivi constant dans un tableau de bord agréé par les chercheurEs, les autorités, les organisations citoyennes et les personnes en situation de pauvreté, nous aurions là un formidable outil. Et puis qu’est devenue la classe de 4e année 1998 de l’école Notre-Dame-de-Grâce? Les enfants qui s’imaginaient aller interroger le gouvernement, pauvres, moyens et riches ensemble, sont maintenant des adultes en train de prendre leur place dans le paquebot. Ils auront des enfants à leur tour pendant que les glaces fondent sur les mers. On peut partager avec eux et elles cette phrase d’Alexander Lowen citée constamment depuis par Patrick Viveret, philosophe de l’économie, dans ses efforts pour amener ses concitoyenNEs à reconsidérer la richesse et ses indicateurs: «Voyager le cœur fermé c'est comme traverser la vie à fond de cale.» Allons collègues! Il y a de l’ouvrage pour tout le monde. Sur le pont! Dans la salle des machines! Au radar! À la signalisation! Et au poste de pilotage! [1] Document d’animation daté du 22 mars 1998, produit pour diverses activités de sensibilisation du Carrefour de pastorale en monde ouvrier. [2] [2] Carrefour de savoirs sur les finances publiques. 1999. Compte rendu approuvé de la rencontre du 28 juin 1999 au ministère des Finances, Québec, Carrefour de pastorale en monde ouvrier. [3] [3] Données rapportées par Gregg Olsen, en 2001, lors d’une communication intitulée: «A new convergence? Inequality and Social Policy in Canada, Sweden and the US in an Era of Increasing Globalization». Tenth Biennial Conference On Canadian Social Welfare Policy, Calgary. D’autres données compilées par Campagne 2000 il y a quelques années montraient qu’après les États-Unis, le Canada est le pays de l’OCDE qui a le plus fort taux d’emploi mal payé (moins des deux tiers du salaire horaire moyen). Un emploi sur quatre est mal payé au Canada, comparativement à un sur vingt en Suède. [4] [4] Institut de la statistique du Québec. 2009. «Tableau 2.6. Provenance du revenu personnel, Québec, 2002-2008. Comptes annuels.» Comptes économiques. [5][5] Voir la «Figure 7 : Income share of the top 0,1 %, 1920-2000» ( tirée de Atkinson, A. B. et T. Piketty (eds). 2007. Top Incomes over the Twentieth Century. Oxford, Oxford University Press) présentée à la diapo 68 de la présentation suivante (Labrie et Noël, 2009) : Prendre la mesure de la pauvreté. Pour s’approprier l’Avis du CEPE en lien avec la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale. [6] [6] Ibid., diapo 63, citant «Figure 3: Trends in Gini coefficients, Canada 1976-2006. All family units, Market income and After-tax income», source: Statistics Canada (CANSIM 202-0705). Et Cousineau, Jean-Michel. 2009. Les déterminants macroéconomiques de la pauvreté au Québec. Québec. [7] [7] À ce sujet, il faut absolument lire l’ouvrage renversant de Wilkinson, Richard et Kate Pickett. 2009. The Spirit Level. Why Greater Equality Makes Societies Stronger. Londres, Bloomsbury Press. [8] [8] Labrie, Vivian Labrie. 2008. La loi du plus fort et les mises à l’écart. Les budgets du Québec accumulés. L’art ou l’air de rien dans le budget du Québec 2008-2009. Accompagné de Le budget du Québec 2008-2009. Analyse détaillée du budget, des crédits et de leur impart sur la lutte à la pauvreté, Québec, Collectif pour un Québec sans pauvreté. [9] [9] Collectif pour un Québec sans pauvreté. 2003. La soupe au caillou, 145, 24 octobre 2003.
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