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Sommaire
Volume 1, no 4
Insertion et maintien en emploi, un terrain propice aux inégalités

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Insertion et maintien en emploi, un terrain propice aux inégalités

 

Par Lise St-Germain
Directrice du Centre de recherche sociale appliquée
Doctorante en Sciences humaines appliquées - UDM

Dans un contexte d’évolution d’une société et d’une économie du savoir, l'enjeu du maintien à l'emploi est un défi actuel de nos sociétés, et ce, pour tous les groupes de travailleurs. Toutefois l'enjeu pour certains groupes (les groupes dits éloignés du marché du travail) est double, car il implique, d’une part, de trouver des solutions en ce qui a trait à leur accès au marché du travail et aux emplois et, d’autre part, il importe que les entreprises qui les accueillent soient en mesure de bien les intégrer et qu'elles aient les conditions et compétences nécessaires au développement de l'employabilité et du maintien en emploi, ce qui n’est pas toujours le cas, entre autres, dans la petite entreprise ou la fonction gestion des ressources humaines n’est pas toujours exploitée.

Le défi de l’insertion se pose donc à la fois au niveau des personnes et des milieux d’accueil. Or ce double défi exige de changer nos paradigmes dans les manières d’aborder les questions d’insertion, d’employabilité et de maintien en emploi. Plutôt que de réfléchir à ces questions du seul point de vue des personnes en difficulté, déplaçons l’angle en considérant tous les pôles qui sont en jeu: le rôle des programmes publics, de l’accompagnement, des entreprises et celui des personnes en processus d’insertion. Par l’exploration d’une pratique réussie en matière d’insertion en emploi, l’expérience «Emplois de solidarité», cet article propose des pistes nouvelles pour lutter contre les inégalités en emploi, considérant que le travail constitue, encore aujourd’hui, un vecteur important d’intégration à la société et une voie incontournable de lutte contre la pauvreté.

Paradoxalement, en même temps que nous observons la réduction d’un bon nombre d’inégalités sociales dans les sociétés postindustrielles (entre les sexes, les âges, les droits), nous assistons aussi à une multiplication des inégalités liées à la structure de nos systèmes modernes.[1] Ces inégalités se sont notamment multipliées dans le marché du travail. D’un bout à l’autre du spectre, il y a les postes stables et protégés et de l’autre côté, la tranche des instables et des précaires ne cesse de croître. Entre ces deux échelles se multiplient les formes de travail et de statuts d’emplois (intérims, stages, économie informelle, etc.) qui composent les multiples facettes du nouveau monde du travail. La déstabilisation du modèle salarial (précarisation des statuts, flexibilisation des conditions de travail, individualisation et contractualisation de l’emploi) ainsi que l’avènement de la société et de l’économie du savoir participent de ces transformations. Au cœur de cette transformation, une division dessine des catégories de travailleurs (les performants, les non-performants, les qualifiés, les non-qualifiés, les compétitifs, les non-compétitifs) qui marque de manière générale le rapport que nous entretenons avec le modèle sociétal et la relation que nous construisons avec le marché du travail et de l’emploi. Au cœur de ce rapport et de cette relation se loge la notion d’employabilité, notion étroitement liée au paradigme sociétal de la compétence.

 La notion d’employabilité, une notion qui bouge tout le temps!

Selon Finet [2], la notion d’employabilité a beaucoup évolué depuis sa création dans les années 1940. Au moment de son émergence, le concept a servi à délimiter clairement deux catégories d’individus «les employables» et «les non-employables» c’est-à-dire les nécessiteux de l’époque. Vers les années 1960 est apparue la catégorie médio-social du handicap (diagnostiqué). Puis le concept s’est rapidement développé en suivant l’évolution des flux économiques et des mouvements d’analyse statistique en lien avec le marché du travail. Vers la fin des années 1980, la notion d’employabilité est passée d’une notion statique à une notion interactive renfermant une dimension à la fois individuelle et collective et de plus en plus liée à l’idée de performance attendue sur le marché du travail. Son acception a alors pris l’orientation suivante:  

«L’employabilité est la capacité individuelle de vendre sur le marché du travail ses qualifications. Celles-ci sont évaluées à la capacité de rendement mais aussi au cumul des aptitudes valorisées par la transformation du marché du travail, de l’organisation du travail et de la relation à l’emploi»

 De décennie en décennie, la notion d’employabilité s’est transformée en fonction de l’évolution de la société, des transformations du marché du travail et des modes de gestion des entreprises englobant à la fois les éléments d’ordre individuel (attitudes, comportements, conditions objectives, handicap) à la fois des éléments d’ordre organisationnel (les pratiques de gestion en ressources humaines qui évoluent au rythme de l’économie et de la société du savoir) et combinant une troisième dimension d’ordre communicationnel: les réseaux sociaux. Les trois pôles s’influencent réciproquement ne permettant pas de définir de manière fixe cette notion qui bouge constamment. Ces trois dimensions définissent le caractère complexe, interactif et dynamique du concept d’employabilité, qui en fait une notion socialement construite.

Cerner, qualifier et baliser le niveau d’employabilité d’une personne impliquent par conséquent de considérer au temps réel:

  1. l’état du marché de l’emploi et les pratiques de gestion de ressources humaines qui évoluent rapidement et modifient la notion d’employabilité qui doit constamment s’ajuster;
  2. situer l’employabilité d’un individu par rapport à l’ensemble des phases de l’emploi (recherche, entrée, insertion, maintien, développement de la relation en emploi, transition vers un nouvel emploi);
  3. qualifier les caractéristiques individuelles au regard des compétences valorisées au temps réel. Par exemple, le savoir agir a surpassé le savoir être et qui est davantage valorisé que le savoir faire.

 La définition multidimensionnelle de l’employabilité dans sa forme la plus contemporaine serait, selon Alain Finet:

«L’ensemble des compétences et conditions de gestion des ressources humaines nécessaires et suffisantes pour permettre à un salarié de retrouver à tout moment un emploi à l’intérieur ou à l’extérieur de l’entreprise dans des délais et conditions raisonnables [3].»

Ainsi, le défi des travailleurs d’aujourd’hui, peu importe la catégorie de travailleur, est non seulement d’entrer, de s’insérer, de se maintenir sur le marché du travail, mais il faut aussi prévoir se déplacer dans les emplois pour être qualifié d'«employable».

L’employabilité implique donc la capacité de trouver un emploi, de se maintenir en emploi et d’anticiper l’occupation d’un nouvel emploi: «être en emploi, y rester, s’adapter et rebondir». En ce sens, le maintien en emploi se définit non seulement par la capacité de rester dans un même emploi mais plutôt par celle de rester dans le marché du travail.

La notion de mobilité traverse ainsi le concept d’employabilité qui, par ailleurs, évolue dans une logique de développement des compétences. Cette logique à long terme qui permet à l’individu d’être prêt à court terme de faire la transition. L’employabilité revêt ainsi une dimension interactive qui oblige l’articulation entre les composantes individuelles et collectives dépendantes de l’entreprise, du groupe de travail, de l’économie générale. Par conséquent, l’employabilité ne peut être documentée et évaluée que dans une relation d’emploi. Elle n’est pas stable et doit constamment êtres ajustée en fonction de la dynamique des organisations d’où la grande insistance à lier le niveau d’employabilité davantage à la capacité de s’adapter en permanence au changement, qu’aux qualifications professionnelles acquises par la formation.

L’évolution du concept contribue ainsi à accroître les inégalités en matière d’accès, d’insertion et de maintien à l’emploi car pour qu’un individu puisse se qualifier fortement ou faiblement employable et maintenir son niveau d’employabilité, il doit d’abord s'y situer à l’intérieur du marché de l’emploi et non aux marges, puis ne pas avoir une distance trop grande avec les règles implicites au marché du travail et finalement, être suffisamment inséré socialement pour disposer des ressources nécessaires (avoir, savoir, pouvoir) pour se maintenir dans la compétition.

Le seul accès aux procédures de sélection du marché du travail est maintenant devenu un terrain concurrentiel, car les procédures sélectives du marché de travail se définissent en fonction des exigences de la société du savoir et de l’évolution de la notion d’employabilité. Claude Dubar [4]  stipule que l’accès à l’emploi salarié est un terrain de concurrence difficile et inégalitaire. L’emploi étant une denrée de plus en plus rare et sélective, les facteurs subjectifs jouent un rôle accru.

Au cœur de cette concurrence, deux pôles de construction identitaire sont en jeu. Le premier réfère au «bilan des compétences» en regard des procédures d’embauche qui ont tendance à se complexifier et à devenir de véritables obstacles pour les personnes moins qualifiées socialement. «Aujourd’hui, se vendre, se faire apprécier, se mettre en valeur, est devenu aussi important que de travailler [5] ». Le second pôle réfère à la capacité d’une personne de faire valoir ses expériences de travail et de les transposer dans un projet. Ces deux pôles seraient ainsi des outils de transaction. Cette négociation des compétences exige de la part d’un individu qui cherche à se tailler une place sur le marché de l’emploi, «de faire preuve de flexibilité temporelle, de réaménager des perspectives antérieures et de les transférer dans une nouvelle dynamique…d’être capable de franchir ces épreuves identitaires [6] …».

Le problème qui se pose avec le concept d’employabilité est qu’il représente le socle des politiques d’activation et des programmes d’insertion particulièrement dédiés aux publics dit «éloignés du marché du travail», alors que le concept se développe et s’applique principalement en référence à la population active dans son rapport à l’emploi. Son développement et son usage sont paradoxaux.

D’une part, le concept d’employabilité est en partie défini par les nouvelles pratiques de gestion des ressources humaines, donc influencé par certaines catégories d’entreprises qui disposent de politiques de formation, d’intégration, de maintien en emploi et de reconnaissance des compétences comprises dans des modes organisationnels favorables au développement de l’employabilité de la population qui travaille. L’employabilité se construit dans la situation d’emploi.

D’autre part, le concept est intégré aux programmes d’insertion, alors que les populations utilisatrices de ces programmes ont des profils de faible mobilité, peu qualifiés et dont la distance avec le marché du travail est aussi grande que la vitesse des changements. Le désavantage est évident pour les personnes peu scolarisées. Elles ont des parcours peu «qualifiants», souvent informels, dont les compétences et les acquis sont peu reconnus. Elles ont donc peu «à faire valoir» dans un curriculum vitæ qui est devenu le référent premier de la transaction. Par ailleurs, leur «savoir» est davantage un savoir pratique qu’un savoir agir qui fait défaut la plupart du temps. La concurrence que les personnes doivent affronter est incompatible avec leur contexte de vie, leur condition de pauvreté et les ressources personnelles, matérielles et sociales dont elles disposent au départ.

L’approche d’intervention qui découle de cette conception des stratégies d’aide à l’emploi s’appuie sur les dysfonctionnements d’une personne en regard de sa capacité d’adaptation. L’intervention vise donc à renforcer les compétences de base pour adapter la main-d’œuvre aux règles du marché du travail. Il s’agit d’une forte responsabilisation de la personne face à la réussite de son processus d’insertion et de maintien en emploi.

Les entreprises (souvent la très petite entreprise) qui accueillent ce type de personnes sont elles aussi «marginalisées» dans le marché du travail, elles ont peu de pratiques en gestion des ressources humaines et ne suivent pas au même rythme que les autres les modernisations. En ce sens, elles ont sont tout comme les personnes qu’elles intègrent, en marge des tendances fortes qui nourrissent l’évolution du concept. Il s’agit d’une boucle systémique qui se joue sur deux plans, l’individu lui-même dans son rapport au marché du travail et globalement à la société et l’entreprise, qui a une responsabilité d’assurer les conditions du développement de l’employabilité donc globalement des compétences transversales au maintien à l’emploi.

Ainsi dans un contexte d’évolution d’une société où la compétence occupe un espace de plus en plus dense face aux exigences du marché de l’emploi, l’enjeu du maintien à l'emploi est bien réel pour tous les groupes de travailleurs. Toutefois pour certains groupes (les groupes dits éloignés du marché du travail), les enjeux se multiplient.

Premier enjeu: l’égalité des chances. Chacun n’a pas la même chance au départ pour bien se positionner dans ce jeu compétitif du marché de l’emploi qui puise ses fondements dans le modèle sociétal du mérite. Chacun gagne sa place par l’effort (scolarité, démarches, expériences) oui, mais chacun n’a pas au départ nécessairement les mêmes conditions pour faire valoir son mérite. Pour le dire à la façon de François Dubet, nos sociétés multiplient les inégalités qui mettent en défi nos grands principes égalitaires et de justice. Tous n’ont pas la même chance d’éducation, tous n’ont pas accès aux mêmes ressources, tous n’ont pas les conditions d’existences, la même position sociale, le même accès aux réseaux, c’est-à-dire à l’ensemble des conditions qui favorisent une réelle insertion.

Deuxième enjeu: l’insertion ne tient pas sur un seul pôle. Il y a bien le rôle des individus qui s’insèrent (comportements, volonté, efforts, motivation), mais lorsqu’une personne est en processus d’insertion, cela implique qu’elle «entre dans un milieu» donc comment considérer le rôle de ceux qui «accueillent». Il importe donc que les entreprises qui accueillent soient en mesure de jouer leur rôle (celui de favoriser le développement de l’employabilité dans la relation d’emploi). Le défi de l’insertion se pose ainsi à la fois au niveau des personnes et des milieux d’accueil.

Troisième enjeu: l’insertion passe par des mesures et des programmes. De quelle manière ceux-ci participent-ils de la construction et de la représentation que nous avons collectivement de la notion d’employabilité? De quelle manière l’usage des programmes fait-il la différence dans une trajectoire d’insertion et de maintien en emploi tant pour l’individu que pour l’entreprise?

Quatrième enjeu: entre l’univers de l’entreprise, celui de l’individu (non inséré) et l’environnement structurel qui entourent le processus d’insertion, il y a des mondes de représentations, de besoins, de réalités, des univers logiques très différents qui doivent se rencontrer et dialoguer. Comment tisser les passerelles, faire le pont entre ces logiques? Cet enjeu interpelle le rôle des ressources d’accompagnement dont la mission se déplace de l’intervention traditionnelle vers l’intervention médiatrice favorisant l’interface nécessaire entre l’individu, l’entreprise et l’institution (politique publique).

Ces enjeux interpellent nos manières d’aborder les questions d’insertion, d’employabilité et de maintien en emploi. Plutôt que de réfléchir à ces questions du seul point de vue des personnes (particulièrement les groupes vulnérables), déplaçons l’angle en considérant les pôles qui sont en jeu: le rôle des programmes publics, celui de l’accompagnement, des entreprises et de l’individu.

Nous avons situé, dans la première partie de cet article, les enjeux entourant la notion d’employabilité, notion qui comporte intrinsèquement un espace d’inégalité sociale qui ne risque pas d’aller en diminuant. Dans la seconde partie, nous explorerons ces enjeux depuis une expérience concrète d’insertion et de maintien en emploi

Briser les inégalités en matière d’accès à l’emploi

Le projet d’insertion Emploi de solidarité

Emploi de solidarité est une initiative d’insertion à l’emploi menée par le Centre d’organisation mauricien de services d’éducation populaire (COMSEP), un centre de lutte contre la pauvreté regroupant à la fois des activités d’alphabétisation et d’insertion sociale et socioprofessionnelle pour les personnes et famille en situation de pauvreté. Emplois de solidarité est un projet pilote proposé et retenu dans le cadre du premier plan d’action gouvernementale de la stratégie nationale de lutte contre la pauvreté.

 

 

 

Les personnes touchées par le projet pilote Emplois de solidarité constituent une population frontière [7] entre les catégories de prestataires «aptes» et «inaptes». Elles ne sont pas classées inaptes et n’ont pas de contraintes sévères à l’emploi. Elles sont «aptes» au travail, mais leur accès au marché du travail et leur chance d’intégrer et de maintenir à long terme un emploi sont fortement désavantagés par leurs conditions sociales et par les exigences croissante du marché du travail et de l’emploi. Elles sont par ailleurs en décalage progressif avec l’évolution du concept d’employabilité. Plus ce dernier évolue, moins ces personnes deviennent employables.

 L’innovation du projet se situe principalement au niveau de sa capacité d’agir simultanément sur quatre axes qui permettent d’agencer une stratégie globale d’intervention en vue d’influencer la dynamique d’interaction qui façonne le concept d’employabilité et de maintien en emploi: 

  • influencer les procédures sélectives du marché du travail;
  • développer l’employabilité en situation réelle d’emploi;
  • influencer l’environnement de travail (adaptation des emplois);
  • influencer la capacité de maintien à l’emploi en accompagnement les individus et les entreprises (gestion des ressources humaines);

 Tous les participants au projet Emplois de solidarité ont de longues feuilles de route de participation à des programmes et à des mesures avant d'obtenir un emploi: elles sont inscrites à l'aide sociale depuis 4 à 18 ans, pour une moyenne de 11 ans. Elles ont connu entre 5 et 12 programmes différents (la moyenne est de 9 programmes) avant de commencer les «emplois de solidarité». Leur trajectoire est par conséquent marquée par une étiquette d’assistance dont ils sont socialement tenus responsables, alors que leur parcours témoigne tout de même d’un effort soutenu de participation.

 Les prestataires considéraient le projet Emplois de solidarité comme une réelle chance d’emploi, inscrite dans une période de temps suffisamment longue et en quelque sorte protégée par une subvention à long terme.

«Quand on fait un stage ou une formation. Quand on participe à un programme, c’est comme si on fait semblant, on nous dit qu’il faut faire comme si c’était vrai… mais ce n’est pas un vrai emploi, le soir, on retourne chez nous et rien n’a changé… Avoir un emploi c’est être dégagé de la honte de l’aide sociale… Qu’est-ce que tu fais dans la vie?… Maudite question, je suis à l’aide sociale, on n’a pas vraiment le goût de montrer ça aux autres, là je suis libéré, je me sens un être humain normal, je suis enfin dégagé de l’identité BS, on finit par ressembler et s’identifier à ce que les gens disent de nous…. Là je suis un travailleur qui gagne son chèque avec un vrai emploi…»

Ce n’est pas parce que les personnes sont motivées par une réelle occasion d’emploi que leur intégration est pour autant sans secousses ni épreuves. Le développement de leur employabilité est plutôt perçu comme une étape difficile à traverser, une étape qu’elles vivent comme une certaine épreuve identitaire et culturelle dans laquelle il faut faire l’apprentissage de l’éthique du travail (les règles du travail, les normes, les standards de productivité). Pierre Noreau et al. définissent l’éthique du travail comme un ensemble de prédispositions qui répondent aux conditions pratiques et aux valeurs associées au monde du travail [8]. En d’autres mots, ces normes, ces valeurs, ces codes référentiels constituent la distance qui sépare l’univers des personnes de celle du marché de l’emploi.

Pour la plupart des personnes, ces règles ne sont pas intégrées dans leur univers référentiel, ce qui produit chez elles un sentiment de mise l’écart, de marginalité ou de différence de statut social qu’elles vivent comme des étapes éprouvantes. Lors de leur processus d’insertion, les personnes sont donc à même de prendre la mesure de cette distance. Pour emprunter leurs mots, cette épreuve se traduit par le fait de «se sentir différents des autres», de ne pas «se sentir accepté» d’emblée, de se rendre compte «qu’on est moins productif que les autres», de devoir apprendre à «accepter que l’on a des limites» tout en essayant de se dire que «notre travail est utile à l’entreprise» de faire des erreurs régulièrement alors que les autres en font moins que soi, d’être conscient de devoir demander de l’aide plus souvent pour exécuté sa tâche. 

Selon le sociologue Bernard Perret [9], le travail joue donc un rôle privilégié dans la construction de l’image de soi à cause de l’effort qu’il exige du contact avec la réalité et les autres. Les théories en psychologie du travail stipulent que l’identité ne se construit pas seulement dans la sphère du privé et que le travail est un domaine qui permet la construction progressive de l’image de soi, du regard subjectif que porte l’individu sur lui-même et celui, objectif, que les autres portent sur lui. Cette bataille interne que provoque le regard de soi sur soi et le regard des autres sur soi contribue à resserrer les liens entre l’individu et la réalité (on se confronte à la réalité). C’est le processus normal des étapes de socialisation.

Cette interaction est au cœur même de la transformation identitaire du prestataire qui pendant l’expérience de quatre ans passe d’une identité d’assisté à celle de travailleur. Selon Lallement [10]: «l'univers du travail influence les pratiques et les représentations… les individus se construisent dans et par le travail... l'entreprise est un lieu d'apprentissage de normes et de valeurs, que les individus s'approprient à l'occasion d'expériences liées aux nécessités… de l'univers professionnel… l'entreprise a statut d'instance socialisatrice à même de produire de l'identité individuelle et collective».

Dans le cadre du projet Emplois de solidarité, la stratégie de développement de l’employabilité s’inscrit rapidement en situation réelle d’emploi salarié, soutenu par une subvention salariale qui permet d’absorber la carence de compétences à l’entrée en emploi. Le processus et le développement de l’employabilité est planifié par étapes graduellement, sur du long terme, ce qui permet aux personnes d’acquérir une expérience suffisamment longue pour que s’opère un changement, et aux employeurs, suffisamment de temps pour avoir le sentiment d’investir dans le «capital humain». Ce processus de transition permet que la transaction biographique se dévoile et se reconstruise graduellement par le travail de placement assisté.  

«… la subvention me permet d’investir avec la personne comme c’est sur du long terme, je peux me permettre de prendre ce temps, on apprend à se connaître, je vois par où elle a passé, ça vaut la peine de lui donner une chance d’autant plus que j’ai pu créer un poste de travail que je n’aurais pas créé sans cette subvention car je n’avais pas le type de main-d’œuvre pour faire ce travail et personne d’ici n’aurait accepté son horaire et des heures coupées… Les autres ont compris, tout le monde est plus ouvert. La personne est devenue utile aux autres avec le temps...¸ ça paraît quand C… n’est pas là… Au début, C. (l’agent de projet) est venu souvent, il m’a expliqué quoi faire avec lui, comment agir, j’ai fait pareil avec les autres ici pour qu’ils acceptent… encore parfois, quand il lui arrive des choses dans sa vie, il a tendance à vouloir tout lâché… mais on reprend tout et ça passe…..»

Un employeur

 L’intervention médiatrice au cœur du maintien en emploi

La capacité de maintien en emploi du projet Emplois de solidarité s’explique en partie par ce rôle de relais joué par un agent de projet. Il s’agit d’un rôle de médiation qui permet d’articuler et de concilier les univers de chacun dans le cadre du projet: l’entreprise, la personne, la ressource en main-d’œuvre et le gestionnaire de programme d’Emploi Québec. Ce rôle est essentiel et fait appel à des agents capables de connaître, de comprendre et d’accepter ces divers univers référentiel, de les mettre en communication les uns avec les autres, de les expliquer aux uns et aux autres, dans le respect des uns et des autres.

 

Tous ces acteurs (les personnes assistées sociales, les agents d'Emploi Québec, les concepteurs de politiques, les employeurs, les intervenants et conseillers en emploi) ont des logiques d’action très différenciées. Chacun fonctionnant est habité par des logiques différentes: des logiques administratives, de marché, d’aide, de survie des exclus. Chacun a sa propre représentation de la réalité, faisant face à des exigences différentes, n’ayant pas la même position sociale, le même poids et rapport de pouvoir dans la société.  

Le rôle de médiation entre les personnes et les autres acteurs (agents, intervenants, employeurs, employés) contribue à trouver des solutions de rechange aux obstacles d’insertion et de maintien en emploi, que ces obstacles relèvent de préjugés, d’une mauvaise interprétation des besoins, d’un défaut de communication, d’un poste mal défini, d’un contexte familial difficile, d’un changement de conjoncture, d’une déficience dans les services, d’une règle administrative trop rigide. La fonction médiatrice exige une capacité d’innover, mais surtout l’audace de repousser toujours plus loin les limites de l’intervention. Elle exige, à un autre niveau, d’établir des passerelles et des relations d’intercompréhension entre les personnes, les groupes (dans ce cas-ci les entreprises) et les institutions [11] .

 Le projet Emplois de solidarité embrasse bien ces différents niveaux et l’agent de projet est constamment dans ce rôle d’interface entre les règles du marché, l’action publique, l’acte professionnel d’aide à l’insertion et l’agir d’un sujet qui revendique une position sociale par l’emploi (chercheur d’emploi). Il s’agit d’un travail d’interprétation au quotidien, qui se déploie en grande partie dans la relation entre les acteurs et un ensemble d’interventions qui se manifestent tant dans l’espace formel du processus (suivis téléphoniques, visites d’entreprises, suivis du compagnonnage, ateliers de formation préparatoire à l’emploi, sessions de débriefing en période d’intégration, signature du protocole, etc.) que dans les moments informels qui s’insèrent dans les suivis administratifs, surtout en lien avec la gestion de la subvention dont la responsabilité est confiée à l’organisme. Le cumul de tous ces actes d’interprétation permet de modifier le regard des uns sur les autres, de régler les problèmes au fur et à mesure, de dépasser les difficultés les unes après les autres, puis d’instaurer les conditions de maintien à l’emploi.

 Le projet Emplois de solidarité montre qu’il est possible de réduire les inégalités en matière d’emploi et de permettre à tous un droit au travail. Pour ce faire, un certain nombre de conditions s’imposent: changer les paradigmes et les manières d’aborder l’employabilité, faire un usage différent des programmes d’insertion et du rôle des politiques publiques, reconnaître que le marché du travail n’est pas un univers immuable, partager la responsabilité du problème collectivement (entreprise, institutions publiques, organismes d’aide, individus). Plutôt que de vouloir rapprocher les personnes du marché du travail, pourquoi ne pas essayer de rapprocher le marché du travail des personnes? 


 [1]  Dubet, François. 2000. Les inégalités multipliées. France, Éditions de l’Aube.

[2]  Finet Alain 2000. Développer l’employabilité, Paris, INSEP CONSULTING ÉDITIONS, 11 p.

[3]  Id.

[4]  Dubar, Claude. 1993. «Le travail, lieu et enjeu des constructions identitaires». Projet, revue 233, Citoyen en quel état?, p. 41-48.

[5]  Ibid., p. 48.

[6]  Id.

[7]  St-Germain, Lise, Frédéric Lesemann, Pierre Joseph Ulysse, 2009. Emploi de solidarité. Insertion et maintien en emploi des personnes éloignées du marché du travail. Analyse de pratique. Centre de recherche sociale appliquée, 57 p.

[8]  Noreau Pierre, Suzanne Dugré, Martin Baron, Diane Guillemette, Danielle Langlois. 1999. Insertion sociale et intégration socioprofessionnelle des jeunes. Conseil régional de développement. Abitibi-Témiscaminque, 125 p.

[9]  Perret, Bernard. 1993. «Quand le travail n’intègre plus». Projet, revue 233, Citoyen en quel état?, p. 23-30.

[10]  Lallement, Michel. 2007. Le travail, une sociologie contemporaine, Paris, Gallimard, p 263-265.

[11]  St-Germain, Lise, Frédéric Lesemann, Pierre Joseph Ulysse, op. cit., p. 26.

 

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