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Sommaire
Volume 1, no 4
Indicateurs et dispositif de connaissance du développement des communautés : éléments de synthèse

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Indicateurs et dispositif de connaissance du développement des communautés : éléments de synthèse relatifs à une instrumentation soutenant  l’intelligence collective des milieux de vie

 

Par Réal Boisvert
Chercheur affilié, Unité développement des communautés
Institut national de santé publique
Agence de santé de la Mauricie et du Centre-du-Québec

 

 Un projet de communauté

Il n’y a pas de communautés condamnées, nous dit Louis Favreau, il n’y a que des communautés sans projet. Cet énoncé contient une vérité qui inspire l’ensemble des travaux que nous avons menés depuis une dizaine d’années en Mauricie et au Centre-du-Québec sur les indicateurs de développement des communautés. Une vérité voulant que l’élaboration des connaissances en matière de développement des communautés procède en soi d’un projet de développement. Elle contribue ainsi, pour peu qu’elle s’inspire des grands principes du développement social, à développer une expertise rehaussant et fortifiant en même temps la capacité des collectivités locales au regard de la participation à leur développement. Cela en misant sur ce qu’il est convenu d’appeler l’intelligence collective des communautés, une sorte de capital communautaire qui permet aux membres d’une même collectivité de mieux planifier leurs projets d’avenir et, autant que faire se peut, d’anticiper et de se préparer à réagir aux conséquences provoquées par des événements accidentels comme la fermeture d’une usine ou la survenue d’une catastrophe naturelle [1] .

 Pour utiliser le mode de la caricature, utile en certains cas, une telle approche, au regard du développement social, est à l’antithèse des méthodes, des moyens, des appareils et des dispositifs de connaissance utilisés en matière de développement économique. Plutôt que de confier le champ du savoir principalement aux experts patentés, de s’en remettre à des indices ou à des indicateurs cultes [2], voire à confier à des initiés ou à des excentriques le soin de produire des informations aussi hermétiques que loufoques, l’instrumentation dédiée à une meilleure connaissance du développement des communautés est co-construite par les acteurs concernés; elle s’appuie sur une participation interdisciplinaire et intersectorielle élargie; elle cultive le vertus de la transparence et accorde une égale importance aux données de nature qualitative et à celles de nature qualitative; elle s’intéresse autant, dans un souci d’équilibre, aux points de vue savants qu’aux perceptions citoyennes; elle déploie enfin des efforts constants pour produire une information probante et utile à l’action. Voyons de plus près.

 Une appropriation du territoire vécu

Avant même de parler de projet ou d’intentions liés à la connaissance de développement d’une communauté et encore davantage avant d’aborder la question de quelconques indicateurs, il faut préciser ce que l’on entend par le mot communauté. D’entrée de jeu, on doit écarter la réalité de territoire administratif, cela telle qu’elle est pratiquée au Québec depuis une quarantaine d’années et à partir de quoi sont produits les innombrables portraits statistiques qui nous rabâchent, bon an mal, des palmarès innombrables voulant que tel endroit soit la capitale nationale de ceci et telle autre le centre régional de cela. Des entités comme les MRC, les districts de CLSC, les arrondissements des grandes villes, les Réseaux locaux de santé et autres regroupements géographiques rassemblent en leur sein des communautés distinctes. Les indicateurs associés à ces milieux décrivent des réalités moyennes qui gomment la réalité des inégalités qui s’y retrouvent. De tels assemblages technocratiques masquent notamment les relations entre les grands facteurs socio-économiques et la santé des populations. 

 En fait, le premier projet qu’une communauté devrait se donner en vue de contribuer à son développement c’est de réfléchir à ce qu’elle est. Suivant ce principe, les communautés qui forment un territoire donné ne sauraient être mieux circonscrites que par ceux et celles qui y résident, urbanistes, conseillers municipaux, travailleurs sociaux, intervenants communautaires, citoyens, gestionnaires d’établissements publics, etc. Le coup d’envoi d’un projet de connaissance du développement des communautés consiste donc à inviter ces gens à tour de rôle à décomposer leurs milieux de vie en un nombre idéal de composantes. Ensuite, il s’agit de les appeler à mettre en commun leurs perceptions, puis, enfin, à dégager un consensus autour d’un référentiel commun.

 Au terme de ce genre d’exercices menés un peu partout sur le territoire, la région sociosanitaire de la Mauricie et du Centre-du-Québec, qui compte près de 500 000 personnes, a été divisée en 300 communautés environ. Ces communautés, [ou ces groupes], de taille à peu près égale, réunissent ainsi un nombre suffisant d’individus, autant qu’il en faut pour réaliser certains tests statistiques afférents au traitement des indicateurs économiques, des indicateurs de santé ou des indicateurs sociaux qui seront retenus. Ces communautés regroupent en moyenne 2 000 personnes et forment un tissu social suffisamment indifférencié, c’est-à-dire composé de gens qui possèdent, dans la mesure du possible, à peu près les mêmes caractéristiques socioéconomiques. De plus, la trame géographique de ces communautés est relativement uniforme. En milieu urbain, elle respecte les frontières naturelles des milieux de vie, et cela, en suivant le tracé des parcs, des grandes artères routières, des rivières ou des lignes de transport électrique. En milieu rural, elle suit les limites juridiques des municipalités. Enfin, la délimitation de ces communautés s’incline, en milieu rural, devant la contrainte des frontières municipales et, en milieu urbain, elle compose à partir du tracé de l’unité d’observation la plus petite de Statistique Canada, soit l’Aire de diffusion [3].

 Le portrait et la typologie des communautés régionales

Les communautés étant délimitées, il s’agit de faire ensuite une description factuelle de leur état de développement au regard de leur situation socio-économique, de la mortalité et des problèmes sociaux [4]. Ce premier volet, de nature descriptive obtenu à partir de l’exploitation des données des grands fichiers administratifs courants, a pour but de prendre la mesure quantitative des inégalités au sein d’une région donnée. Il donne à voir l’ampleur des écarts de santé et de bien-être existants et permet notamment de voir si, à pauvreté égale, certaines communautés s’en sortent mieux que d’autres ou si, en revanche, d’autres communautés, mieux nanties sur le plan socioéconomique, sont aux prises avec plus de problèmes de santé et de problèmes sociaux que ce à quoi on devrait s’attendre.

 Cela conduit à l’élaboration d’une typologie à sept composantes, soit:

  1. les communautés problématiques: très grande défavorisation socioéconomique, graves problèmes de mortalité et taux très élevés de problèmes sociaux;
  2. les communautés vulnérables: défavorisation socioéconomique, mortalité anormalement élevée et des taux de problèmes sociaux relativement élevés;
  3. les communautés avantagées: très grande favorisation, mortalité très inférieure à la moyenne et presque pas de problèmes sociaux;
  4. les communautés aisées: grande favorisation, mortalité enviable et peu de problèmes sociaux;
  5. les communautés moyennes: situation socioéconomique moyenne, mortalité normale et des taux de problèmes sociaux acceptables;
  6. les communautés à surveiller ou en émergence: situation socioéconomique enviable, mortalité normale et taux de problèmes sociaux assez élevés;
  7. les communautés résilientes: une situation socioéconomique plutôt détériorée, une mortalité normale, voire plus avantagée que la moyenne, et peu de problèmes sociaux [5] .

Un tel portrait des inégalités a pour but de soutenir les acteurs régionaux en vue de l’élaboration d’interventions en matière de développement social et de développement des communautés. Par exemple, une fois validée par les gens du milieu, la typologie proposée suggère d’emprunter des voies qui, n’allant pas nécessairement à l’encontre de l’approche par programme, en diffère cependant sensiblement. Elle rappelle surtout l’importance de préparer des interventions particulières, des interventions convenues avec la participation de la population locale et, de ce fait, adaptées aux besoins des communautés. Déjà certaines pistes peuvent être empruntées pour soutenir les processus de développement inhérents à ces pistes d’intervention. Par exemple les communautés problématiques exigent que soient menées à leur intention des actions de grande envergure afin de refaire notamment leur tissu social. Les communautés résilientes méritent qu’on renforce les facteurs de protection qui leur permettent de surmonter les conséquences néfastes de conditions de vie difficiles. Et ainsi de suite pour les autres types de communautés.

 Le potentiel des communautés régionales

Mais davantage que des pistes, ne serait-il pas indiqué d’identifier de véritables cibles de développement? Car, quel que soit l’état de développement d’une communauté, quelles que soient ses caractéristiques générales sur le plan socio-économique et sociosanitaire, chaque communauté recèle en son sein un potentiel de développement intrinsèque et distinct. Chaque communauté a une capacité propre de contribuer à son développement, cela en mobilisant ses ressources et en allant chercher hors ses frontières les ressources qui lui sont nécessaires à son évolution. Encore faut-il identifier ce potentiel. Encore faut-il le révéler au grand jour, une fois décapées les grandes couches informationnelles qui le recouvrent et qui empêchent, d’une certaine façon, d’en saisir toute la nature et toutes les nuances. D’où l’idée de mettre en place une approche de remontée d’informations sensibles par la mobilisation d’experts en développement des communautés [6]. Une remontée de l’information apte à fournir les éléments d’un projet de changements planifiés. Cela, comme le disent Louise Potvin et Shelley-Rose Hypolite, s’inspirant elles-mêmes des travaux du sociologue Michel Callon, en établissant entre les acteurs en développement social des connexions informationnelles qui favorisent une juste problématisation de l’état de développement de la communauté, qui provoquent un intéressement et un enrôlement à la prise en charge de son devenir et qui entraînent à une mobilisation réussie dans la conduite de son développement [7].

 La mobilisation des experts

C’est le but que poursuit l’instrumentation préparée en vue de l’appréciation du potentiel des communautés. Cette instrumentation est complémentaire aux informations fournies par les variables habituelles comme le taux de chômage, le revenu, le niveau de scolarité, le pourcentage des signalements jeunesse ou les taux de mortalité. Elle ajoute un supplément d’âme à ces données. Elle aide surtout les acteurs du milieu à mieux connaître, prendre acte et agir au regard de facteurs qui surdéterminent les réalités sociales et communautaires. Qu’il suffise ici d’évoquer, parmi ces facteurs [8], ceux qui ont trait au sentiment d’appartenance des résidants, à leur fierté, aux relations de voisinage, au sentiment de sécurité, à la présence du sens de l’initiative, etc. Ce sont ces réalités que l’instrumentation d’appréciation du potentiel cherche à mettre à jour afin de voir ce qu’une communauté en particulier, étant donné ce qu’elle est (son état de développement socio-économique et sociosanitaire), peut faire avec ce qu’elle a (son potentiel de développement).

 Soit dit en passant, le développement dans son essence est certes à géométrie variable. Ce qui est constant cependant, c’est qu’au regard de l’évolution des communautés humaines, le développement consiste à faire progresser chaque communauté d’un point «a» vers un point «b». Toutes les combinaisons de moyens et d’objectifs possibles peuvent être utilisées pour provoquer ce progrès. Mais ce qui est certain, c’est que ce n’est pas la position d’une communauté par rapport à une autre qui est révélatrice de sa capacité de développement. Le développement des communautés, c’est le résultat des efforts qui font progresser une situation. En ce sens, toutes les communautés d’une région, quel que soit leur type, qu’elles soient riches, pauvres, défavorisées ou mieux nanties, vulnérables, résilientes ou aisées, ont une capacité différenciée de développement en matière de développement social. C’est cette capacité différenciée de développement qu’il faudra apprécier à la suite de la prise en compte du portrait quantitatif des l’état de développement des communautés. Quatre exemples peuvent illustrer ici l’approche d’appréciation du potentiel d’une communauté[9].

 Une communauté problématique au bord de la rupture

Cette communauté se retrouve dans un des premiers quartiers d’une ville industrielle en déclin. Sa population est l’une des plus désargentées qui soit. Les jeunes battent des records de décrochage scolaire. Les signalements rapportés à Direction de la protection de la jeunesse ont atteint des taux particulièrement élevés. La communauté est aux prises avec une problématique de mortalité prématurée. Les immeubles sont délabrés. Une série d’incendies d’origine criminelle a été observée au cours des dernières années. Les édiles municipaux semblent dépassés par la situation.

 Mais comme de fait, cette communauté a encore du potentiel. Selon les perceptions des gens qui la connaissent bien, ses résidants ont, malgré leurs déboires, le goût de se rencontrer et d’échanger entre eux. Si on les convie à une fête populaire, ils s’y rendront volontiers, brisant ainsi, estiment-ils, l’isolement qui les tient en marge de soutien social, trompant leurs préjugés à l’égard de voisins dont jusque-là ils se méfiaient, partageant avec certains d’entre eux leur peine, constatant avec plaisir à quel point il est bon de profiter d’un événement qui, tout modeste soit-il, a néanmoins été spécialement organisé pour eux. De l’avis général, voici en effet le premier maillon d’une chaîne qu’il s’agit d’allonger en multipliant les projets qui visent des potentiels plus structurants comme tout ce qui touche la consolidation et le développement de réseaux sociaux. Mais plus encore? À la lecture des résultats, personne ne s’étonne que le groupe ait accordé une faible cote à la pratique de la lecture des journaux.

 Après tout, les résidants de cette communauté sont peu scolarisés et personne n’a les moyens de se payer un abonnement à un quotidien national. Sauf que le groupe est divisé sur cette question. D’aucuns sont d’avis que les gens du quartier lisent les journaux. D’autres estiment que non. Après discussion, les participants de l’atelier conviennent que les résidants ne sont, bien sûr, pas abonnés aux grands quotidiens régionaux ou nationaux, mais lorsqu’ils en ont l’occasion ils s’emparent littéralement de ceux qui sont offerts gratuitement dans les présentoirs au dépanneur du coin où à l’entrée de la pharmacie. Il est à peu près assuré qu’ils le liraient volontiers si on créait un journal de quartier qui parle d’eux, avec des mots qui les touchent, avec des textes qui les informent de l’existence de telle ou telle ressource, de tel ou tel projet.

 Et c’est sur cette lancée que les participants conviennent qu’il serait pertinent de mobiliser les gens de la communauté. En profitant de leur sens de la fête et en tablant sur la curiosité naturelle qui les anime, on repousserait peu à peu l’isolement et l’exclusion, rétablirait l’estime personnelle, referait les liens sociaux, ouvrirait la voie à une certaine participation citoyenne elle-même garante éventuellement d’un effort collectif soutenu apte à faire remonter cette communauté au rang d’une communauté plus dynamique.

 Une communauté problématique en remontée

Selon les données les plus récentes, cette communauté du centre-ville d’une capitale régionale est avant tout une communauté qui évolue dans des conditions particulièrement difficiles. Les indicateurs socioéconomiques sont au plus bas. Cela vaut pour l’emploi, la scolarité et le revenu. Les familles monoparentales abondent. Les taux de signalements jeunesse et le pourcentage d’élèves en difficulté d’apprentissage dépassent les seuils observés ailleurs. L’espérance de vie des résidants est inférieure de plusieurs années à la moyenne générale. Sauf que plusieurs intervenants ont le sentiment que la lumière commence à poindre au bout du tunnel. 

 Ainsi les participants à un atelier de travail estiment que les potentiels les plus forts ont trait au fait qu’il y a dans le quartier une bonne diversité d’organismes communautaires et que ces organismes travaillent ensemble pour résoudre des problèmes communs. De plus, selon eux, les gens de la communauté sont fiers de son histoire, aiment vivre à cet endroit et ont le sens de la fête. De l’avis des participants toujours, les résidants du quartier sont bien entourés de leurs proches, ils prennent soin de leurs biens et croient qu’ils peuvent recevoir de l’aide en cas de difficulté.

 Les perceptions qui touchent les potentiels les plus faibles s’appliquent quant à elles à des activités courantes de la vie quotidienne. Les participants disent que les gens n’ont pas l’habitude de fleurir leur balcon, de lire les journaux, de fréquenter la bibliothèque publique ou de participer aux efforts de cueillette sélective des déchets. Ces perceptions sont ensuite à l’effet que les gens ne se sentent pas en sécurité dans le quartier, qu’ils ne se font pas confiance entre eux et que les relations de voisinage ne sont pas très bonnes. Enfin, en plus d’estimer que l’entretien des immeubles laisse à désirer, les participants doutent que les gens du quartier aient le sentiment de pouvoir changer les choses. Un participant suggère qu’il n’y a peut-être pas de paradoxe entre le fait d’estimer que les gens sont bien entourés et qu’en même temps ils ne se sentent pas en sécurité dans le quartier. Il en irait de même pour ce qui est d’aimer y vivre et de déplorer dans le même élan que les relations de voisinage soient mauvaises. Même chose aussi en ce qui concerne l’assurance de pouvoir recevoir de l’aide en cas de difficulté et d’avoir l’impression qu’on ne peut pas faire confiance aux autres résidants.

 Tout se passe sans doute comme s’il y avait entre les individus pris isolément et le milieu institutionnel communautaire dans son ensemble une relation privilégiée. Une sorte de police d’assurance permettant d’endurer les voisins, de se résigner au délabrement relatif des d’immeubles, de tolérer la présence des itinérants ou d’oublier le va et vient des prostitués ou des revendeurs de drogue.

 Sans trop forcer la note, les perceptions des gens de l’atelier ne suggèrent-elles pas que le plan d’affaires du quartier ne saurait être mieux servi que par l’action d’intervenants communautaires crédibles et appréciés, d’une part, et de l’autre, une population qui ne demande qu’à se mettre en mouvement? Si oui, c’est sur la base de ces forces conjuguées qu’il faudrait continuer à développer et à multiplier les projets qui, notamment, reconstruisent les relations de voisinage, redorent l’apparence des immeubles, donnent le goût de participer aux événements publics et font prendre conscience de l’importance de profiter des équipements collectifs. C’est ainsi que l’on refait le tissu social d’une communauté. C’est de cette façon-là qu’on remplace petit à petit la méfiance entre voisins par de la confiance mutuelle. Au surplus, en insufflant le goût d’entreprendre à des gens qui ne croient pas toujours en avoir la force, on substitue par le fait même des relations d’entraide et de solidarité à des rapports d’aide et d’assistance. Voilà autant d’atouts aptes à renforcer la capacité des citoyens à se prendre en charge, à obtenir leur juste part de la richesse collective et à participer au développement personnel ainsi qu’à celui de leur milieu de vie.

 Une communauté vulnérable de milieu rural

Cette petite communauté située en milieu rural est considérée comme étant une communauté dévitalisée. La population est vieillissante. Les indicateurs économiques sont peu reluisants. Le chômage notamment est relativement élevé et de ce fait les jeunes familles hésitent à venir s’établir à cet endroit. Les problèmes sociaux ne revêtent pas l’ampleur qu’on observe dans les communautés problématiques, l’espérance de vie de ses résidants se détache un peu des valeurs moyennes et tout laisse croire que le mouvement qui affecte son développement est incertain. Il est au surplus de notoriété publique que cette petite communauté rurale est aux prises avec un problème de production illégale de cannabis. Les agriculteurs voient leurs champs envahis par des producteurs indésirables et plusieurs jeunes manquent à l’appel lors de la rentrée scolaire, attirés, dit-on, par les salaires alléchants qui leur sont offerts pour les récoltes. La loi de l’Omerta régnait jusque-là dans le village, le maire précédent ayant même déclaré devant les caméras de la télévision que, après tout, l’argent n’a pas d’odeur et si certains contribuaient à leur façon au développement économique du milieu, on pourrait peut-être les laisser tranquilles.

 L’atelier s’est tenu avec la participation de nombreux résidants, en particulier avec le maire nouvellement élu et quelques conseillers municipaux. Les potentiels les plus forts qui sont ressortis de cet exercice ont trait au fait que le journal local est apprécié par les résidants, que les gens prennent soin de leurs biens, qu’ils fleurissent leur galerie ou leur parterre, que cette communauté est riche de son histoire, que les gens sont entourés par leurs proches et qu’ils aiment habiter dans cette communauté. En revanche, les potentiels les plus faibles sont à l’effet que les gens se font mutuellement confiance, qu’ils ont un réseau de contacts à l'extérieur de la communauté, qu’ils se sentent concernés par ce qui se passe autour d'eux et qu’ils ont le sentiment qu'ils ont le pouvoir de changer les choses.

 Tout cela concorde assez bien avec le portrait de la communauté qui a été fait plus haut, ose lancer un participant. Selon lui, pourvu que chacun vaque à son affaire, la vie est tolérable. Sauf que la méfiance règne et qu’on ne voit pas vraiment le jour où on arrivera à se défaire du mal souterrain qui mine peu à peu la communauté, enchaîne un autre. Mais avec l’arrivée de la nouvelle équipe au sein du conseil municipal, avec la création du journal local, on sent que le vent tourne. On a le sentiment que les résidants de la communauté soupçonnent que l’arme la plus efficace contre la criminalité n’est pas seulement entre les mains de la police. Rien ne dérange tant les petits brigands que des voisins qui se parlent, des gens qui ont envers leur milieu un bon sentiment d’appartenance et qui, de ce fait, en sont fiers. À tel point qu’ils sont prêts à inviter les étrangers à venir les visiter, sous prétexte par exemple qu’on organise un rassemblement de telle ou telle famille ou encore en mettant sur pied un festival d’un nouveau genre susceptible d’attirer des touristes qui s’intéresseraient au surplus à l’histoire de la communauté et dont on saluerait le passage dans le journal local, tout en profitant de l’occasion pour rappeler l’existence de tel ou tel programme d’actions concertées permettant aux instances publiques d’unir leurs efforts pour rendre la vie plus difficile aux bandes criminelles. L’intérêt porté à la vie publique, la participation aux rencontres citoyennes, l’utilisation des espaces communs, tout ça est néfaste pour ceux qui misent sur l’indifférence générale, qui tablent sur l’isolement et la peur pour commettre impunément leur crime.

 Une communauté avantagée de la banlieue

Rien n’est moins absente dans cette prospère communauté de la ville que l’assurance d’avoir le pouvoir de changer les choses. Tous les résidants de cette communauté ont des réseaux de contacts externes. Toutes les maisons sont bien entretenues, bien sûr. Tout le monde participe aux efforts de cueillette collective des déchets. Il ne manque pas non plus de gens sur place capables d’aller chercher des fonds si d’aventure la communauté s’engageait dans un projet exigeant des crédits particuliers. Les relations de voisinage sont bonnes certes. Par contre, les voisins ne se parlent pas tant que ça, sauf pour des considérations pratiques immédiates. On ne se gêne pas souvent pour laisser entendre que le meilleur voisin du monde est celui dont on entend le moins parler. Celui qui se fait le plus discret possible. Celui que la végétation naturelle dérobe le mieux au regard. Comment savoir si on peut lui faire confiance? Et si dans cette communauté-là les potentiels les plus faibles étaient ceux sur lesquels il fallait d’abord tabler? Le paradigme de développement des communautés avantagées ne serait-il pas inverse de celui des communautés problématiques? Pourquoi ne développerait-on pas dans cette communauté un esprit communautaire? Il suffirait de discuter des avantages comparés des efforts de protection contre la criminalité selon que l’on adopte une approche individualiste et protectionniste (système d’alarme sophistiqué, assurances tous risques, accès limité, guérite de sécurité et tutti quanti…) ou suivant qu’on se remet à une approche plus communautaire de type vigilance du voisinage. Les enfants sont-ils mieux protégés par les patrouilles policières, si fréquentes soient-elles, ou par le déploiement d’un programme comme «Enfant secours»?

 Les vertus du développement des communautés ne tiennent pas dans la seule lutte contre la pauvreté. Elles s’appliquent aussi aux milieux favorisés. Qu’on pense aux avantages qui résulteraient, sur le plan environnemental et urbanistique par exemple, du fait d’adopter un regard plus collectiviste sur le bâti, sur les cadastres, sur le mobilier urbain, sur le tracé des rues. Gagnerait-on à ne pas confier tout le déploiement des composantes relatives à l’aménagement physique au seul regard privé, au regard aveugle de gens qui ne tiennent pas compte des avantages qu’ils ont à vivre dans une société conviviale

 En conclusion

Le dispositif présenté ici, tout aussi souples que soient ses applications, s’appuie sur de solides composantes. Les activités de transfert des connaissances qui l’ont fait connaître un peu partout au Québec ont permis à cet effet d’établir un consensus général autour: 1) de l’importance de désigner les communautés d’un territoire donné par le biais d’une approche participative; 2) de la pertinence de mesurer l’état de développement des communautés à partir des indicateurs de nature quantitatifs suggérés; 3) du bien-fondé d’apprécier leur potentiel de développement en misant sur la remontée des perceptions des acteurs concernés. Ainsi conçu, le dispositif permet aux gestionnaires du domaine public ou privé, aux entrepreneurs sociaux, aux élus ou à d’autres catégories de citoyens de se donner une vision commune pour développer leur milieu de façon organisée et planifiée. Le dispositif offre la possibilité de préparer des plans d’action calés sur les caractéristiques du milieu, son évolution, ses forces, mais aussi en tenant compte de ses faiblesses qui, une fois l’intelligence collective mise au défi de les surmonter, ne représentent que des potentiels en devenir.

Ce dispositif a la prétention enfin, en soutenant le développement des communautés par la co-construction des savoirs et le développement d’une intelligence collective, de forcer l’action sur les conditions de vie plutôt que les comportements, les habitudes ou le renforcement des compétences des individus. Il ne mise pas sur une amélioration des chances, comme l’ensemble de l’approche programmatique en provenance des ministères ou des organismes caritatifs ont l’habitude de le faire [10]. Il met à jour les inégalités de conditions pour renforcer les capacités d’agir des communautés, tentant ainsi de briser la fatalité voulant que quelqu’un ayant eu une chance de s’en sortir détale à la première occasion vers un quartier plus convivial. Au lieu de voir s’enfuir ses résidants les plus méritants, la communauté mobilise tous les résidants dans la même croyance de la juste connaissance de ce qui peut être fait pour améliorer le sort de tous. C’est ainsi que s’accomplit peu à peu, projet par projet, la réduction réelle des inégalités sociales, une façon tangible d’éliminer la pauvreté et l’exclusion plutôt que d’en reproduire l’existence ou, au mieux, d’en diminuer les effets. 


 [1] Réal Boisvert et Claire Milette, «Le développement des communautés au Québec: la part de l’intelligence collective», Revue française de santé publique, vol. 21, no 2, 2009.

[2] Notamment au PIB (ou GDP en anglais) qui contrairement au Genuine Indicator Porgreess (GIP) n’est pas un indicateur de développement au motif qu’il comptabilise les pertes ou les dommages dans la colonne de la croissance. Voir: http://en.wikipedia.org/wiki/Genuine_progress_indicator.

[3] Cette section reprend des éléments de la section méthodologique du rapport suivant: Réal Boisvert, Les indicateurs de développement des communautés: vers le déploiement d’un dispositif national de surveillance, ministère de la Santé et des Services Sociaux et Agence de santé de la Mauricie et du Centre-du-Québec, Rapport général, Québec, 2007, 64 p.

 [4] [4] Pour avoir une description des indicateurs retenus et du cadre logique qui agence leur mise en relation, voir, en plus du rapport cité plus haut: Réal Boisvert, Les indicateurs de développement des communautés: vers le déploiement d’un dispositif national de surveillance, ministère de la Santé et des Services Sociaux et Agence de santé de la Mauricie et du Centre-du-Québec, Cahier technique, Québec,2007, 45 p.

 [5] [5] Pour une démonstration du traitement des données et des analyses conduisant à la typologie, voir: Réal Boisvert et Yves Pepin, Les inégalités de santé et de bien-être en Mauricie et au Centre-du-Québec: une analyse écologique (phase II), Direction des systèmes d’information et de la qualité (Équipe connaissance/surveillance/évaluation), Direction de la santé publique, Agence de santé de la Mauricie et du Centre-du-Québec,Trois-Rivières, 2004, 89 p.

 [6] [6] Des experts, nous dit Julie-Marie Chabaud, étant des personnes que l’on place en situation d’expertise. Julie-Marie Chabaud, Action publique sociale, expertise et territoire. La caisse d’allocation familiale de la Gironde et l’anticipation du risque social, thèse de doctorat (science politique), Université Montesquieu-Bordeaux IV, Bordeaux, 2001, p. 634.

 [7] [7] Shelley-Rose Hypolite, Louise Potvin, «Planification et évaluation des programmes de santé des populations: des approches innovatrices au cœur du changement social», Éducation santé, mai 2009.

 [8] [8] Voir la section du rapport général, Réal Boisvert, Les indicateurs de développement des communautés…, op. cit., p. 11. Voir aussi, pour juger de la pertinence de l’instrumentation proposée en comparaison avec la multiplicité des approches possibles: Brenda Kwan et al., A Synthesis Paper on the Conceptualisation and Mesurement of Community Capacity, Institute of Health Promotion Research, University of British Columbia, septembre 2003, p. 26 et suivantes.

 [9] Le premier exemple a déjà été relaté dans Réal Boisvert et Claire Milette, «Le développement des communautés au Québec: la part de l’intelligence collective», op. cit,. p. 188. Les trois autres sont issus de: Réal Boisvert, Les indicateurs de développement des communautés: transfert des connaissances et expérimentation de la fiche d’appréciation du potentiel des communautés,, ministère de la Santé et des Services Sociaux et Agence de santé de la Mauricie et du Centre-du-Québec, Compte rendu détaillé, Québec, octobre 2008, 41 p.

 [10] Voir le texte de François Dubet, «Les pièges de l’égalité des chances», Le Monde, 30 novembre 2009.

 

 

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Pour le dossier du quatrième numéro de la Revue vie économique, nous avons choisi d'aborder le thème de la lutte à la pauvreté et aux inégalités. Dans le contexte actuel d'après-crise, ce thème risque de devenir un enjeu majeur.
     
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