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Volume 1, no 4 |
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Ruth Rose, économiste au féminin |
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Pour télécharger en format pdf, cliquez ici Ruth Rose, économiste au fémininPar Odile RochonÉconomiste «Je pense que nous sommes entrés dans une ère nouvelle et que nous reconnaissons que les femmes ont la capacité de produire d’excellents travaux scientifiques. Je pense que c'est un honneur d'être la première femme, mais je ne serai pas la dernière.»Elinor Ostrom, 13 octobre 2009 (traduction libre)Pour la première fois depuis la création, en 1969, du prix de la Banque de Suède en économie en mémoire d’Alfred Nobel, une femme a remporté cet honneur en octobre 2009. Il s’agit de l’Américaine Elinor Ostrom, dont les recherches portent sur la gouvernance des biens communs. Est-ce à dire que, durant les quarante dernières années, aucune femme n’avait effectué des recherches comparables à la contribution exceptionnelle des 62 lauréats masculins? Cela est peu probable. Il est toutefois indéniable que, mis à part quelques femmes exceptionnelles, comme la postkeynésienne Joan Robinson ou Ellen Johnson-Sirleaf, présidente du Liberia depuis 2006, les femmes économistes peinent à obtenir de la reconnaissance dans les milieux universitaires et sur la scène politique. Le Québec compte sa propre exception. Il s’agit de l’économiste Ruth Rose au parcours remarquable. Ayant réfléchi à la question de la place accordée aux femmes en économie, elle fait valoir qu’elles sont intéressées à comprendre comment le monde fonctionne et à trouver des solutions aux problèmes qu’elles identifient. Ruth Rose est elle-même une institutionnaliste employant la méthode inductive, c’est-à-dire qu’elle procède à des observations et formule ensuite les interrogations. À son avis, une théorie n’est intéressante que dans la mesure où elle permet de poser les bonnes questions. Or, l’économie, telle qu’elle est généralement enseignée aujourd’hui, est basée sur une approche hypothético-déductive, qui consiste à formuler une hypothèse afin d'en déduire des théorèmes observables permettant d'en déterminer la validité. On se préoccupe donc peu que la théorie corresponde à la réalité. Par conséquent, plusieurs femmes, découragées par ces méthodes basées sur des conjectures, choisissent de ne pas s'inscrire au doctorat en économie. Celles qui entreprennent des études de troisième cycle sont défavorisées puisque les départements d’économie, lorsqu’ils embauchent des enseignants, privilégient les économètres, écartant parfois de solides candidatures féminines. Pour intéresser plus de femmes aux études de troisième cycle dans ce domaine, trop axé sur les méthodes économétriques, Rose estime qu’il faut varier l’approche méthodologique. Le parcours de Ruth Rose, au cours duquel elle a côtoyé d’illustres économistes, s’inscrit dans l’histoire économique contemporaine. Fille de sociologues américains, Ruth voyagea en Suède en 1966 avec son père Arnold Rose, qui rédigeait alors une thèse de doctorat sur les relations raciales aux États-Unis, sous la direction du célèbre économiste et homme politique suédois Gunnar Myrdal (la thèse fut publiée en 1948 sous le titre The Negro in America). Elle n’a jamais oublié ce que Gunnar Myrdal lui a inculqué au sujet de la recherche lorsqu’elle l’a rencontré: les questions que l'on pose au moment de commencer une recherche reflètent notre vision du monde et déterminent les réponses que l'on en retirera. Cette idée, énoncée dans le livre de Myrdal, intitulé The Political Element in the Development of Economic Theory, l’a aidée à comprendre son malaise par rapport à l’économie néoclassique, fondée sur la déduction, et a ouvert la voie à une vision alternative. Diplômée de maîtrise, Ruth Rose est alors à la recherche d'un sujet de thèse de doctorat. Quelques années plus tôt, elle a poursuivi des études de premier cycle à l’Université de Chicago, où elle a suivi un cours donné par Milton Friedman, dont elle dit que sa pensée était logique, mais ses prémisses de base, erronées. Elle a ensuite poursuivi ses études supérieures à l’Université de Berkeley, en Californie, où elle fut parmi les premières femmes à obtenir un diplôme avec une spécialisation en économétrie. Ses travaux de doctorat, portant sur l’influence de l’éducation sur la productivité, la menèrent à Paris, où elle travailla pour l’OCDE. À son retour, elle s’arrêta à Montréal, où elle fit la connaissance du directeur du département de sciences économiques de l’UQÀM, qui lui offrit un emploi. Ruth Rose, qui prévoyait rester à Montréal une année seulement, y vit depuis. Aujourd’hui à la retraite, elle a enseigné à l’UQÀM pendant trente-cinq ans. Ses domaines d’intérêt sont multiples, et comprennent l’économie du travail, la microéconomie, la théorie postkeynésienne, l’économie du Québec, l’économie de l’éducation et, bien sûr, la relation entre les femmes et l’économie. Ainsi, elle admire les travaux de la postkeynésienne Joan Robinson et déplore que celle-ci n’ait jamais été nobélisée, même si elle estime que cette chercheuse était trop préoccupée par les questions théoriques. À l’inverse, celle qui se proclame «principale conseillère économique des groupes de femmes au Québec» a toujours accordé une grande importance aux combats menés dans l’arène politique pour améliorer le sort de ces dernières. Économiste féministe, Ruth Rose a commencé à faire de la recherche pour les mouvements féministes dans les années 1970, lors de la création du Groupe interdisciplinaire d'enseignement et de recherche féministes (GIERF), qui devint en 1990 l'Institut de recherches et d'études féministes (IREF). C’est au cours de ces mêmes années que la Politique institutionnelle de services aux collectivités fut adoptée par la Commission des études de l’UQÀM, à l’initiative du mari de Ruth Rose, Michel Lizée. Le Service aux collectivités a pour mission de contribuer à démocratiser l’accès au savoir pour les groupes qui n’y ont pas traditionnellement accès, comme les syndicats ou les associations de femmes. Dans cette optique, l'économiste participa en 1978 à la fondation de Relais-femmes, un organisme féministe de formation, de recherche et de concertation qui œuvre à la transformation des rapports sociaux. Relais-femmes collabore, en partenariat avec des professeures et des professeurs de l’UQÀM, à des recherches sur divers thèmes, à la demande des groupes de femmes. Ruth Rose estime que les travaux sont ainsi rendus beaucoup plus utiles. Elle cite en exemple une des premières recherches qu’elle a effectuée pour le Regroupement québécois des garderies, portant sur les modèles de financement des services de garde, qui déboucha plusieurs années plus tard sur le système des garderies à cinq dollars. Au fil des années, Ruth Rose a collaboré à plusieurs autres études qui ont mené à des politiques permettant d’améliorer les conditions des femmes. À la demande de l’Association des aides familiales du Québec, elle a analysé la valeur des tâches domestiques des étrangères qui doivent résider deux ans chez leur employeur avant de pouvoir demander leurs papiers d'immigration. Grâce à cette recherche, les lois sur les normes du travail se sont améliorées et le salaire minimum a été étendu en 2002 aux aides familiales. De plus, elle a conduit des recherches qui ont mené à l’adoption de semaines de congé supplémentaires pour que les aidantes naturelles puissent s’occuper de proches malades. Le dossier, porté par Au bas de l’échelle, a permis à ces femmes d’éviter d’avoir à démontrer que leur présence est absolument nécessaire au bien-être du patient. La recherche dont elle est le plus fière est le résultat d’un long combat qui a débuté lors de la Marche mondiale des femmes, en 2000, quand les groupes de femmes ont revendiqué un programme d’allocation familiale universelle avec une composante plus généreuse pour les familles à faible revenu. Un document produit par Ruth Rose, qui incluait des propositions concrètes et les estimations des coûts de telles mesures, a été transmis aux fonctionnaires du gouvernement du Québec au début des années 2000. Il faisait valoir que des anomalies majeures étaient survenues à la suite de la décision de couper les divers programmes de soutien aux familles afin de financer les services de garde: les familles ayant des revenus se situant entre 15 000$ et 35 000$ étaient trop «riches» pour bénéficier des allocations familiales et du programme APPORT, mais trop pauvres pour profiter des mesures fiscales prévues pour les enfants. Parallèlement, les baisses d'impôt introduites entre 1994 et 2003 avaient profité uniquement aux contribuables ayant un revenu supérieur à 50 000$. Finalement, c'est en 2005 que le gouvernement a révisé ses programmes d'aide aux familles, injectant une somme de 700 millions de dollars principalement au bénéfice des familles ayant des revenus inférieurs à 40 000$. Cet apport mettait un terme aux compressions imposées aux bénéficiaires de l'aide sociale, qui ont vu leur revenu augmenter pour la première fois depuis 1993. D’autres dossiers évoluent plus lentement. Au nombre de ceux-ci, on compte le système des régimes de pension, auquel elle s’intéresse depuis 1980, année où elle participa, au nom de divers groupes de femmes, aux consultations publiques menées par le gouvernement fédéral. En septembre 2009, quatorze groupes de femmes ont déposé, dans le cadre de la consultation de la Commission des affaires sociales du Québec, un mémoire rédigé par Ruth Rose, intitulé «Les femmes ont toujours besoin du Régimes de rentes du Québec». Elles y déplorent que «[l]a principale modification proposée aux prestations du RRQ est à l’effet de calculer la rente de retraite sur les meilleures 40 années au lieu de continuer à permettre l’exclusion du 15% des années ayant le niveau de cotisations le plus faible. Cette proposition entraînerait une réduction de la rente de retraite de la presque totalité des personnes qui la demandent avant 65 ans et davantage dans le cas des femmes.» Malgré le dépôt du mémoire, Ruth Rose craint que le gouvernement aille de l'avant avec de nouvelles compressions dans le RRQ. Depuis qu’elle a pris sa retraite de l’enseignement, Ruth Rose demeure active sur de nombreux fronts pour améliorer les conditions des femmes. Elle est conseillère économique auprès de quinze groupes de femmes, siège au conseil d’administration d’une maison d’hébergement et est présidente du Conseil d’intervention pour l’accès des femmes au travail (CIAFT), une organisation québécoise constituée de groupes et de personnes qui œuvrent dans le domaine de l’accès et du maintien des femmes au travail. Elle est surtout active dans le dossier de l’équité salariale, et est membre, à titre de représentante des salariées non syndiquées, du comité consultatif des partenaires, qui conseille la Commission de l’équité salariale. L’économie pour lutter contre la pauvreté Interrogée sur l’utilité des travaux réalisés en économie pour réduire les disparités économiques et sociales, Ruth Rose répond sans hésiter que de nombreuses recherches effectuées depuis les années 1970 portant sur la question des inégalités, notamment en milieu de travail, ont donné lieu à des programmes d’équité salariale et d’accès à l’égalité en emploi qui ont contribué à réduire la pauvreté. En effet, le marché du travail constitue, à ses yeux, le point de départ pour lutter contre la pauvreté: «Un individu ne peut échapper à la pauvreté s’il n’a pas une bonne place sur le marché du travail.» Il est donc nécessaire, pour lutter contre la pauvreté, de mettre en œuvre des programmes d’accès au travail ainsi qu’un programme d’aide sociale. L’économiste, qui se dit sociale-démocrate, estime que le modèle suédois des années 1970 comportait les éléments nécessaires pour une société plus égalitaire et une lutte efficace contre la pauvreté, incluant des programmes d’aide sociale et des politiques nationales d’emploi. Grâce à l’adoption d’une politique nationale stipulant que l’augmentation annuelle de la masse salariale (correspondant aux gains de productivité additionnés à l’inflation) devait être distribuée en priorité aux employés situés au bas de l’échelle, la Suède a vu une réduction importante des disparités sociales. Les femmes, plus nombreuses dans les métiers moins bien rémunérés, ont bénéficié d’importantes hausses de salaires, ce qui a contribué à réduire les écarts entre les hommes et les femmes. La clé de la prospérité suédoise était, selon Ruth Rose, sa politique de plein-emploi. Des comités paritaires syndical-patronal dans les différentes régions avaient obligation, d'une part, d'assurer le maintien de l'emploi lorsqu'une entreprise devait fermer ses portes ou licencier un nombre important de travailleurs et, d'autre part, d'assurer que la main-d’œuvre soit formée dans les bons métiers afin de pouvoir occuper les nouveaux postes. Sous l'impulsion de deux autres femmes économistes, Lise Poulin-Simon et Diane Bellemare, le Québec s'est inspiré de cette approche dans les années 1980 avec un certain succès. Pour Ruth Rose, «il faudrait aller plus loin dans cette direction. Il faut occuper pleinement la main-d’œuvre potentielle, notamment les jeunes, les femmes de tous âges et les personnes approchant de l'âge de la retraite afin d'assurer une assiette fiscale adéquate pour financer des programmes généreux pour les enfants ainsi que les prestations de retraite et les services de santé coûteux requis par une population vieillissante, sans avoir besoin de couper dans le Régimes de retraite du Québec.» Ruth Rose observe que le retour au libéralisme auquel on assista vers 1975, au terme des Trente Glorieuses, engendra des inégalités de richesses sans précédent ainsi qu’un déséquilibre profond, puisque les individus qui ont des besoins n’ont pas de revenus, tandis que ceux qui ont des revenus ne savent pas quoi en faire, les débouchés d’investissement dans l’économie de production étant trop peu nombreux. Autre expression de ce déséquilibre, la hausse des activités spéculatives a engendré des richesses astronomiques pour une minorité d’individus. D’un point de vue théorique, elle remet sérieusement en question les idées véhiculées par le néolibéralisme à propos du libre-marché et du point d’équilibre. Elle rejette le postulat que le libre-marché favorise la concurrence, et est plutôt d’avis que «la compétition donne lieu à la destruction de la compétition». Elle cite, pour illustrer ses propos, le cas de l’industrie automobile, qui est réduite à cinq ou six grands joueurs à l’échelle planétaire. Sa critique du point d’équilibre s’inspire des travaux de Michal Kalecki, économiste polonais admiré de certains keynésiens de l'École de Cambridge, en particulier de Joan Robinson et de Nicholas Kaldor. Elle ne croit pas que la notion d'équilibre au point d'intersection d'une courbe d'offre et d'une courbe de demande soit un outil d'analyse pertinent. Les entreprises doivent toujours prendre leurs décisions à court terme, dans l'immédiat. Elles offrent leurs produits et services à un prix qu'elles jugent approprié – donc la courbe d'offre est essentiellement horizontale – et les acheteurs achètent ou n'achètent pas. La demande est toujours très fluctuante et ne peut être représentée par une courbe statique. Si l'entreprise a bien effectué ses prévisions et qu'elle réussit à vendre, elle n'est pas «en équilibre», c'est-à-dire dans une situation stable. Au contraire, elle va alors prendre de l'expansion créant ainsi des surplus sur les marchés. Comme l'a explicité Keynes: «À long terme, nous sommes tous morts.» D'après Ruth Rose, cela signifie que «le long terme n'est qu'une succession de courts termes et que les décisions d'investissement dans de nouveaux équipements qui représentent la planification à long terme de la firme doivent être faites sans connaître l'avenir et sans garantie de succès». Conseils aux jeunes économistes Interrogée sur le rôle des femmes en économie, Ruth Rose hésite à leur accorder des responsabilités plus lourdes que celles qui incombent aux hommes, soit de se préoccuper des questions de redistribution des richesses et, plus précisément, de promouvoir les intérêts des femmes en réalisant des études sur les enjeux qui les touchent. Néanmoins, elle souhaite voir plus de femmes poursuivre leurs études en économie jusqu’au doctorat. Elles pourront ainsi accéder à des postes de professeure et contribuer à transformer l’enseignement de l’économie, de manière à ce que, de théorique, cette discipline devienne plus axée sur le monde réel. Elle déplore qu’il y ait peu de relève pour les économistes de sa génération qui étaient préoccupés par les inégalités sociales. À son avis, la crise que nous traversons constitue une occasion inespérée de remettre en cause les fondements du néolibéralisme et, par conséquent, de se tailler une place dans le milieu universitaire avec une approche différente. Sans oublier, évidemment, qu'il reste de nombreux défis à relever à l’extérieur des salles de classe! |
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