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Volume 1, no 3 |
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Qu'est-ce que la vie économique ? (seconde partie) |
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Pour télécharger le format PDF, cliquez ici Qu’est-ce que la vie économique ? (seconde partie)Bernard BillaudotProfesseur émérite Université Pierre Mendès-France Grenoble
Nous poursuivons dans ce numéro la seconde partie de l’article de Bernard Billaudot portant sur « Qu’est-ce que la vie économique ? ». Résumé de la première partie Les deux problématiques classiques de définition-délimitation de la vie économique « en général » (soit pour tout genre de groupement humain) ont été présentées et soumises à la critique. La première est dite formelle, parce qu’elle s’attache à la forme. Les activités humaines qui sont dites « économiques » sont toutes de la même forme : la personne qui agit, seule ou avec d’autres, se préoccupe d’économiser les moyens rares à usage alternatif qu’il convient de mobiliser pour atteindre n’importe quelle fin visée. Cette problématique conduit à une impasse parce qu’en fin de compte, avec une telle définition, il n’y a pas d’activité qui ne soit pas économique. Elle ne permet donc pas de délimiter un domaine particulier de la vie sociale. La seconde problématique est dite substantielle parce qu’elle s’attache à la substance. Les activités humaines qui sont dites « économiques » ont une substance commune : une transformation de la nature destinée à la satisfaction des besoins humains. Cette seconde problématique ne débouche pas sur la même impasse que la première, mais elle pose un problème qui conduit à la disqualifier. D’un côté, elle prétend délimiter un domaine particulier au sein de la vie sociale; de l’autre, elle postule que la vie économique « en général » est informe. Or un domaine ne peut être informe. La vie économique « en général » ne peut donc être un domaine. Ce ne peut être qu’un aspect présent dans toute activité, si tant est que cela ait un sens de parler alors de vie économique. Une problématique surmontant ce problème s’avère nécessaire. II. Une problématique historique, institutionnelle et pragmatique de la vie économiqueEn raison de ce qui a été vu dans la première partie, une problématique de définition de la vie économique qui ne conduise pas à l’impasse de la problématique formelle et qui ne présente pas la limite de la problématique substantielle en termes de domaine doit répondre à deux exigences. • S’agissant de délimiter ce qui est « économique » dans tout groupement humain (quand bien même le terme n’est pas présent dans le langage propre à certains groupements), la problématique substantielle est celle que l’on doit retenir, en excluant la problématique formelle; mais il ne peut s’agir, comme cela est fait classiquement, de délimiter ainsi un domaine; ce ne peut être qu’un aspect présent dans toute activité. La première exigence est donc de dire quel est cet aspect.
Pour répondre à ces exigences, on doit retenir une problématique à la fois historique (comme l’est celle de Marx) et institutionnelle (comme l’est celle de Polanyi). Mais cela n’est pas suffisant. Celle-ci doit être aussi pragmatique, c'est-à-dire faire une place aux significations et aux justifications que les humains communiquent aux autres concernant ce qu’ils font; autrement dit, au symbolique et aux débats axiologiques qui sont le lot de ce registre de la vie sociale [1]. En effet, tout groupement humain pacifié est doté d’un système institutionnel qui lui est propre et ces normes ne donnent lieu un temps à des pratiques qui s’y conforment en les actualisant que s’il est considéré comme légitime, c'est-à-dire si les inégalités sociales qui trouvent leur source dans ce système institutionnel ont été justifiées d’une façon ou d’une autre lors de son processus d’institution et si ces justifications ne sont pas remises en cause lorsque les résultats attendus de ces normes ne sont pas au rendez-vous. Faire une place au sens, c’est se ranger au départ dans la démarche de Max Wéber. La solution que ce dernier retient s’agissant de définir l’économie en général pose toutefois problème. Il est nécessaire d’innover en la matière. À partir de Max Weber Pour Max Weber, tout être humain est capable de communiquer aux autres le sens de tel ou tel de ses actions, activités ou comportements [2]. Il s’agit de sa signification, laquelle est subjective et présente un caractère social [3]. Lorsqu’une action, ou encore une activité, est intentionnelle, la signification révèle cette intention. Par ailleurs, toute activité a une finalité, qui est l’un des effets de celle-ci. Cette finalité est objective. Comme ces effets sont toujours multiples, on ne peut rien dire de l’extérieur concernant la finalité d’une activité. On doit nécessairement passer par la signification pour le savoir. S’agissant de dire ce qui est économique en toute généralité, Weber s’inscrit dans la problématique substantielle. Pour lui, la substance commune aux activités « économiques » est « l’exercice pacifique d’un droit de disposition d’orientation essentiellement économique » [4]. Cette définition repose sur un idéal type préalablement défini, qu’il appelle « une action à orientation économique » : une action a une telle orientation « lorsqu’elle vise dans son intention à aller au-devant d’un désir d’utilité ». Il y a lieu de préciser que c’est l’action « exercice pacifique » qui est « d’orientation économique ». Autrement dit, la signification que la personne concernée (ou les personnes si elles coopèrent) donne de cet exercice pacifique d’un droit de disposition fait apparaitre qu’on comprend cette action en se référant essentiellement à l’idéal type préalablement défini, c'est-à-dire qu’elle va au-devant d’un désir d’utilité. Pour Weber, les « utilités » sont l’objet d’un désir et « l’homme tente de combler ce désir précisément par des initiatives » [5], étant entendu que ce désir peut être celui de la personne qui exerce le droit de disposition ou une autre. Une activité économique (au sens de Weber) n’est donc pas une activité dont la finalité serait « économique », mais une activité qui donne lieu à l’exercice pacifique d’un droit de disposition. Ce n’est donc pas une activité relevant de la disposition d’esprit consistant à « économiser » (délimitation formelle), activité qui relève pour lui de la catégorie générale « activité rationnelle en finalité au plan des moyens » [6]. Cette définition pose toutefois trois problèmes. Weber ne nous dit pas sur quoi portent ces droits de disposition. Il ne nous dit pas non plus si toutes les actions (activités), ou seulement certaines lorsqu’elles sont intentionnelles, visent à aller au-devant d’un désir. Et il ne nous dit pas enfin si tout désir est, ou non, un désir d’utilité. Il y a lieu d’approfondir l’analyse pour surmonter ces problèmes. L’aspect économique de toute activité Une activité doit être distinguée d’un acte. Une activité est toute façon pour un être humain d’occuper son temps. Elle peut relever de la vita contemplativa (penser, contempler) ou de la vita activa [7]. Elle est toujours intentionnelle, le sens communiqué étant alors un sens visé. Elle comprend le plus souvent une série d’actes, dont ceux qui consistent à exercer un droit de disposition, et se réduit rarement à une seule opération. Les ingrédients (intrants) de toute activité de la vita activa sont de quatre types : le corps de la personne qui s’active, les ressources d’allocation mobilisées (naturelles ou produites), le lieu (espace) de l’activité et le milieu (environnement) de celle-ci. À cela s’ajoutent, pour les activités qui impliquent une communication avec d’autres humains, notamment pour les activités relationnelles, les ressources d’autorité qui sont symboliques (à commencer par le langage) [8]. Un corps, une ressource (d’allocation ou d’autorité), un lieu et un milieu sont des objets, si on retient qu’un objet est toute entité avec laquelle l’être humain ne communique pas par le langage à propos du sens de ce qu’il fait, que cette entité soit naturelle ou artificielle (être un produit de l’humain, y compris de son imagination). L’agent qui s’active doit disposer de ces objets. Cela signifie qu’il doit disposer, d’une façon ou d’une autre, de droits de disposition sur ces objets. Le système institutionnel, qui est constitutif d’un groupement humain doté d’une fermeture, a pour fonction essentielle de fixer ces droits de disposition via des normes. Il règle les rapports des humains entre eux (l’espace proprement social) à propos du rapport des humains aux objets (l’espace proprement technique). Il permet notamment la coordination des activités. Ainsi, la vie sociale n’est pas autre chose que l’intersection de ces deux espaces. Pour le dire autrement, le changement propre à l’humain, au sein de la nature dont il fait partie, provient de l’interaction dialectique entre le technique et le social; il n’a pas pour origine (en termes de causalité) l’acteur. Les objets des quatre types listés ci-dessus sont des objets techniques, tandis que les ressources d’autorité sont des objets sociaux. Puisqu’il y a quatre types d’objets techniques de base, il y a quatre registres naturels de socialisation (donc d’institution). Comment les nommer? La proposition est de dire que ce sont le registre « économique », le registre « politique », le registre « anthroponomique » [9] (ou encore domestique) et le registre « écologique » (voir tableau ci-dessous). Chacun de ces registres désigne un certain type de problèmes de droits de disposition à régler pour qu’une vie sociale pacifiée (sans vol ou violence physique entre les humains comme moyens de s’approprier les objets) puisse voir le jour. Tableau : La structure générale d’un groupement humain doté d’une fermeture
Les droits de disposition de nature économique sont ainsi ceux qui sont relatifs aux ressources d’allocation. Ces registres existent indépendamment des représentations qu’on s’en fait. Ainsi, le registre de socialisation de nature économique existe même s’il ne fait pas l’objet d’une représentation particulière et a fortiori si le terme « économie » n’existe pas ou désigne autre chose dans tel genre de groupement. Les trois principes délimités par Polanyi concernant la circulation – la répartition, la réciprocité et l’échange – sont trois principes d’attribution de droits de disposition de ressources d’allocation. Ils sont relatifs au registre de socialisation de nature économique, qui a un statut « général » parce qu’il est informe dans sa définition. Pour autant, il n’y a aucune raison pour que le problème « de nature économique » d’un groupement humain – que ce groupement et ses membres disposent de ressources d’allocation – soit institutionnellement réglé par des institutions qui seraient propres à ce registre. La dimension proprement symbolique de la vie sociale est relative à la communication entre les êtres humains à propos de la mise conjointe en activité des quatre types d’objets techniques, à la façon de se représenter les institutions qui tout à la fois habilitent et contraignent les activités et permettent (en principe, hors période de guerre civile) l’existence d’une vie sociale pacifiée. À ce titre, les ressources d’autorité peuvent être mobilisées par certains pour exercer une « violence symbolique » (Bourdieu, Foucault). Aux quatre registres de socialisation correspondent quatre aspects symboliques de toute activité particulière et de la vie sociale dans son ensemble (voir tableau). La signification d’une activité est, finalement, l’aspect proprement symbolique de celle-ci, puisqu’elle synthétise ces quatre aspects au plan de la communication; elle peut mettre l’accent plus particulièrement sur tel ou tel de ces quatre aspects. La première exigence énoncée en introduction de la seconde partie – dire ce qu’est l’aspect économique de toute activité et celui de la vie sociale dans son ensemble – est ainsi satisfaite : cet aspect est relatif aux ressources d’allocation. La conclusion importante qui en découle est qu’il n’y a pas de vie économique « en général ». Ce ne peut être l’ensemble des activités pour lesquelles la signification mettrait essentiellement ou principalement en avant l’aspect économique parce que cela supposerait une symbolique commune, c'est-à-dire une représentation commune de cet aspect. Autrement dit, cela supposerait l’existence de normes-définitions communes et d’un langage adapté pour en parler, donc d’institutions. Or ces dernières changent d’un genre de groupement humain à l’autre. Vie économique et institution dans l’histoire La proposition selon laquelle il n’y a pas de vie économique « en général » signifie (i) que la « vie économique » est, en tout état de cause, un domaine propre à chaque genre de groupement humain quant à sa définition-délimitation (et son sens commun) et (ii) qu’un tel domaine peut même ne pas exister dans certains genres de groupement humain. Si cette vie existe (donc aussi le terme « économique »), elle tient à une institution qui opère comme un marqueur. Dans ces conditions, le changement dans la façon de délimiter ce domaine d’un genre de groupement à l’autre résulte du fait que ce n’est pas la même institution ici et là qui opère comme marqueur de l’économique. Il n’en reste pas moins qu’un fond commun doit nécessairement exister entre le sens du qualificatif « économique » attribué à l’aspect de la vie sociale à caractère général défini supra en se référant aux ressources d’allocation et le sens du même terme « économique » dans l’expression « vie économique »; sinon on ne sait pas de quoi on parle (il s’agit d’une exigence logique du langage). Ce fond commun est que l’institution qui sert de marqueur est, dans tous les cas, relative à des droits de disposition sur des ressources d’allocation. D’ailleurs, ces dernières peuvent être réelles – des objets qui sont prélevés sur la nature ou qui sont produits pour servir de ressources d’allocation dans certaines activités – ou fictives – des objets pour lesquels ce n’est pas le cas. Les objets ayant le statut de ressources fictives en modernité sont la force de travail salariée (on parle couramment de ressources humaines), la terre et l’argent. Dans les sociétés à l’ancienne où régnait l’esclavage, les esclaves étaient aussi des ressources fictives. « Fictives » veut dire, comme cela est le cas pour les marchandises fictives de Polanyi qui recouvrent les mêmes objets, qu’on fait comme s’il s’agissait de ressources (réelles) dans la façon de régler l’attribution de droits de disposition sur ces objets. Quelle était l’institution sur laquelle reposait la délimitation de la vie économique dans chacun des divers genres de groupement humain qui se sont succédé dans l’histoire? Pas de vie économique dans les groupements humains à base de communalisation Le premier grand genre de groupement humain est celui que F. Tönnies appelle la communauté (Gemeinschaft) et Weber, le groupement humain « à base de communalisation ». Pour ce dernier, cet idéal type procède, quant à sa mise en ordre institutionnelle, « du sentiment subjectif (traditionnel ou émotionnel) des participants d’appartenir à une même communauté » [10]. Ainsi, les activités sont à signification traditionnelle. Pour comprendre les processus d’institution des normes sociales (relatives aux droits de disposition), il faut prendre en compte la façon dont celles-ci sont justifiées et donc légitimées. Le principe de justification est alors la justification en religion; autrement dit, la sacralisation : on se réfère à des croyances, des commandements de Dieu (des Dieux) ou des mythes. Cela interdit que l’on puisse avoir dans ce genre une vie économique. En effet, la sacralisation ne conduit à justifier que la répartition comme principe d’attribution de droit de disposition sur des ressources d’activité, sans place pour une quelconque propriété privée, c'est-à-dire pour des droits d’usage dans le futur attribués à certains membres du groupement et qu’ils pourraient donner ou échanger. Il n’y a de propriété que commune, parce que tout est don de Dieu, du ciel ou de la nature sacralisée (des ancêtres qui l’habitent). D’ailleurs, la distinction entre ce qui est privé et ce qui est public n’existe pas. Elle n’apparait qu’avec le passage à la société (Gesellschaft) de Tönnies ou encore le groupement humain « à base de sociation » de Wéber. Le premier genre en la matière est la société à l’ancienne (traditionnelle) et le second, la société moderne. La vie économique dans la société à l’ancienne (traditionnelle) : un premier domaine progressivement supplanté par un second, tout à fait différent L’intérêt, avec la distinction entre intérêt individuel et intérêt général qui correspond à celle entre le privé et le public, fait son apparition avec l’avènement de la société à l’ancienne (traditionnelle). Il n’intervient dans les processus d’institution que lorsque l’idéal type « sociation » a pris le dessus sur la « communalisation ». Les processus d’institution qui donnent lieu à des débats de justification/contestation concernant les normes sociales à instituer ont lieu d’une part dans l’espace public, d’autre part dans les espaces privés. C’est le premier qui nous intéresse s’agissant de dire quelle est l’institution qui est le marqueur de la vie économique dans ce genre de groupement humain doté d’une fermeture. Pour y parvenir, il convient de caractériser précisément la société à l’ancienne, pas seulement comme « sociation » comme le fait Weber. Il n’est pas suffisant de dire que l’on a la conjugaison d’activités à signification traditionnelle et d’activités à signification rationnelle (en valeur ou en finalité), même si on précise que ces dernières sont telles que leur signification (i) procède d’un raisonnement (au sens de l’investigation en raison de Platon) et (ii) met en exergue l’intérêt personnel (et non plus seulement l’intérêt général). L’essentiel dans cette caractérisation concerne la justification des normes sociales. L’avènement de la « société » est avant tout celui du principe de rationalisation (justifier en raison); mais dans la société à l’ancienne, ce principe coexiste encore avec le principe de sacralisation (justification en religion). Cela signifie que les normes doivent pouvoir être justifiées des deux points de vue, la valeur de référence « en raison » étant alors la tradition. Ce changement laisse place à l’institution de la propriété héréditaire. Et aussi à son aliénabilité pour certains objets, en l’occurrence les ressources d’allocation réelles et certaines fictives (esclaves, terres?). Cette libre propriété privée donne naissance à la richesse privée, ce que les Grecs appellent, comme on l’a vu, l’oikos. Le don et l’échange deviennent possibles. En principe, le seul bien supérieur visé par celui qui a le statut d’homme libre pouvant disposer d’une richesse est la renommée associée à la valeur « tradition ». Autrement dit, la richesse n’est pas un bien supérieur reconnu, et a fortiori visé. Une première délimitation institutionnelle de la vie économique procède alors de l’institution de la libre propriété privée de ressources d’allocation (y compris esclaves ou serfs comme ressources fictives). Ce n’est toutefois pas la seule. En effet, la nouvelle symbolique qui voit le jour permet l’institution de la monnaie. Au départ, celle-ci est émise par le pouvoir politique – le monarque ou l’État de la cité – en contrepartie d’une dette de ce dernier vis-à-vis de tous les hommes libres ou de certains d’entre eux et qui sert donc dans des relations verticales ente ces derniers et l’État (ex. : les droits en monnaie sont remis à l’occasion d’un prélèvement de ressources d’allocation en vue de constituer des réserves collectives et ils reviennent à l’État lorsqu’ils sont utilisés, c'est-à-dire lorsque certains font valoir leur droit de prélèvement sur les réserves [11]). Mais bien vite, elle est utilisée pour une circulation horizontale, en l’occurrence pour des opérations d’achat/vente entre propriétaires de ressources. Peu importe alors la façon dont le vendeur est devenu propriétaire (production de ses esclaves dans son domaine, production familiale, prélèvement sur la production de serfs, achat antérieur). On parle de marchandage entre l’acheteur et le vendeur si le prix est discuté entre eux et d’inscription de cette relation de marchandage dans un marché, s’il y a mise en concurrence. En ce sens, il peut y avoir du marchandage sans monnaie (troc), mais pas de marché d’aliénation de droits de disposition sur des ressources d’allocation sans monnaie. Une autre composante de la vie sociale est ainsi délimitée, la « vie X ». Cette dernière procède de l’institution de la monnaie, ce qui est qualifié par Aristote de chrématistique n’en représentant qu’une partie [12]. L’institution en question n’a rien de proprement économique au sens de l’aspect général du même nom (ex. : la monnaie sert à régler des dettes d’honneur) et elle n’a de relation directe avec la « vie économique » associée à l’institution « oikos » qu’au titre de la production de cette dernière lorsqu’elle est vendue. Cette autre vie particulière identifiée au sein de la vie sociale ne peut être, dans un premier temps, qualifiée aussi d’économique comme la première (cette confusion n’aurait aucun sens). Mais, avec le passage de l’esclavage au servage, le prélèvement de rentes en argent sur les serfs (ou les métayers) et le prélèvement d’impôts en argent, cette « vie X » devient prépondérante. Il devient alors courant de parler aussi à propos des activités qui en relèvent d’activités économiques. On est donc en présence d’une seconde « vie économique ». Mais elle n’est pas reconnue comme telle en supplantant la première parce qu’elle reste encastrée dans la vie sociale. Cet encastrement tient autant à l’inclusion de la monnaie dans l’institution politique (l’État au sens large) qu’au fait que sont limités à la fois la capacité d’acquérir des droits de disposition en les « achetant » en monnaie et le pouvoir libératoire de cette dernière (régler des dettes en monnaie). Autrement dit, l’échange marchand coexiste avec le don/contre-don et avec la répartition à l’échelle sociétale (royaume ou empire). Comme elles ont été d’abord réalisées par des marchands, toutes les relations conduites horizontalement en monnaie (entre membres de la société reconnus comme ayant ce droit), relations qui rendent manifeste l’existence de cette seconde « vie économique », sont appelées des relations marchandes, même lorsqu’il n’y a pas de marché ou même de marchandage entre les protagonistes de la relation (ex. : prix administré). La richesse prend alors deux sens distincts : la richesse au sens da la première « vie économique » qualifiée comme telle, qui est l’importance de l’oikos, et la richesse au sens de fortune en argent associée à la « vie X » qui s’affirme comme seconde « vie économique », richesse qui comprend principalement des créances financières. De même pour l’enrichissement. Une fusion entre ces deux sens s’opère d’ailleurs avec la pratique consistant à évaluer l’importance de l’oikos en argent. Plus généralement, le terme « économique » change progressivement de sens en incluant l’économique monétaire. Cela n’intervient toutefois qu’avec le basculement de la société à l’ancienne à la société moderne. L’ordre économique de la société moderne En tant que modèle, le genre « société moderne » se caractérise par l’exclusion de la sacralisation comme logique de justification des normes sociales pouvant être mobilisée dans l’espace public au profit de la seule rationalisation. Ce basculement s’analyse comme un saut qualitatif au sein du processus de modernisation initié en Grèce avec l’avènement de la rationalisation, ce saut étant le fruit d’une succession de petits changements quantitatifs ayant lieu ici et là. Ce basculement a lieu en Europe occidentale à la Renaissance. Ce monopole de la rationalisation disqualifie la tradition comme seule valeur suprême au profit de la liberté, de l’efficacité technique et du collectif (qui est alors le « nous » des citoyens de la nation) [13]. La richesse est alors reconnue comme un bien supérieur par référence à la liberté. Et même comme un bien supérieur visé par tous au sein de la nation, dans la mesure où la liberté est alors pensée comme le libre choix de chacun en compétition avec les autres. La société moderne a en conséquence une structure institutionnelle de base tout à fait nouvelle. Avec la citoyenneté, la monnaie acquiert le statut d’institution fondamentale. On peut parler à son propos de générateur symbolique dans la mesure où elle est le langage de l’équivalence générale entre les objets. Elle est désencastrée du politique. Cela se manifeste dans sa forme puisqu’il s’agit des signes de crédit du banquier de l’État (puis de toutes les banques monétaires avec la mise en place des systèmes bancaires nationaux, dans l’entre-deux-guerres aux USA et à la sortie de la Seconde Guerre mondiale dans les autres pays développés). De plus, les limites mises à l’acquisition de droits de disposition en les achetant ainsi qu’à la possibilité de régler ses dettes de toutes sortes en monnaie sont levées : l’acquisition de droits de propriété privée par l’argent devient la règle et les autres formes, l’exception. L’existence de la « seconde vie économique » de la société à l’ancienne est reconnue en prenant le nom d’économie politique – celle qu’étudie la nouvelle discipline économique – tandis que la première est reléguée au rang subalterne d’économie domestique. Il s’agit bien, cela a déjà été dit, d’un domaine institutionnellement identifié. Le marqueur institutionnel sur lequel repose la distinction de ce qui est « économique » en ce nouveau sens est la monnaie. Ce n’est ni le marché (comme mode de coordination), ni le capitalisme (comme mode de production). On doit parler d’un ordre économique, dans la mesure où un ordre au sein d’une société dispose d’une relative autonomie par le fait que des rapports sociaux sont propres à cet ordre. Pour l’ordre économique, ces rapports sociaux sont ceux qui président aux transactions conduites en monnaie : le rapport salarial pour la transaction salariale, le rapport commercial pour la relation commerciale d’achat/vente (ou location) et le rapport financier pour la transaction financière de mise à disposition d’argent d’une personne à une autre. Pour le dire autrement, cet ordre économique est désencastré, mais il n’en demeure pas moins une partie d’une société : son existence repose sur des institutions de cette société et le politique (l’État en premier lieu) est à même de participer à la mise en forme de ces rapports sociaux [14]. La définition pragmatique de cet ordre est la suivante : est d’ordre économique tout ce dont la signification ne peut être formulée qu’en mobilisant le langage de la monnaie. Cela vaut en premier lieu pour les activités de cet ordre, notamment pour les activités de production qui en relèvent – celles qui consistent à produire pour vendre en vue d’en retirer un revenu ou un profit en argent. Ainsi, toutes les activités de production de ressources d’allocation ne sont pas d’ordre économique (ex. : la mise à disposition de terrains de sport aux habitants d’une commune par la municipalité) et inversement il y a de nombreuses activités d’ordre économique qui ne sont pas des activités de production de ressources réelles (ex. : les activités financières). L’ordre économique : ni une économie de marché ni le capitalisme (au sens marxien) Qualifier cette vie économique d’économie de marché est fallacieux. Cette dénomination est d’abord impropre parce que cela laisse entendre que le marché (comme lien concurrentiel) serait le mode de coordination sur lequel cet ordre repose, alors qu’il repose sur la monnaie adossée à la citoyenneté et que toutes les transactions d’ordre économique ne sont pas « prises » dans des marchés. Cette expression est surtout fallacieuse parce qu’elle laisse entendre que ce mode s’impose sans référence morale. Or il ne peut être justifié qu’en se référant à la valeur « liberté-compétition » en avançant qu’il permet d’atteindre le bien supérieur alors visé, c'est-à-dire la richesse. Autrement dit, le propos est fallacieux parce qu’il laisse entendre que le choix du marché n’est pas un choix moral et politique particulier. Au contraire, c’est un choix axiologique qui consiste à exclure toute référence à l’efficacité technique et au collectif, donc un choix qui fait comme s’il n’existait qu’un bien supérieur, la richesse, en mettant de côté la puissance (le pouvoir de faire – les capabilities de Amarthia Sen) et la reconnaissance. L’autre façon courante d’appeler ce qui vient d’être défini ici comme étant « l’ordre économique de la société moderne » est de faire usage du terme « capitalisme ». Si on entend par là un mode de production au sens marxien du terme, la dénomination est inadéquate. Certes, au moins depuis que l’ordre économique a été institué comme tel dans l’histoire humaine, la production d’ordre économique est principalement une production relevant de ce mode de production (une transformation d’argent en capital productif en vue d’un enrichissement d’ordre économique). Mais ce n’est pas l’ordre lui-même qui est capitaliste. Cet ordre permet certes, de façon plus ou moins contrainte selon les formes d’institution du rapport salarial, du rapport commercial et du rapport financier, à cette logique d’enrichissement d’exister et d’impulser la production de ressources d’allocation. Mais cette impulsion n’est pas la seule possible, comme cela se constate avec les entreprises publiques et les entreprises de l’économie sociale, si ce n’est certaines PME. ConclusionCette problématique de réponse à la question « qu’est-ce que la vie économique? » permet d’apporter des réponses précises à la série de questions initialement posées [15]. La forme d’organisation de l’économie qu’il s’agit pour les progressistes de repenser pour en changer est la forme particulière d’institution de l’ordre économique qui s’est mise en place à l’échelle mondiale depuis les années 1980. Il s’agit donc de « l’économie néolibérale », entendue comme une forme d’organisation dont la justification repose exclusivement sur la référence à la liberté-compétition. Cette forme est en crise. On peut dire que c’est une certaine forme d’économie de marché ou encore une certaine forme de capitalisme, mais la première formulation est fallacieuse et la seconde inadéquate. Ce n’est pas, en tant que tel, l’existence d’un ordre économique qui se trouve délégitimée. Cet économique moderne est issu de la seconde « vie économique » qui n’est pas reconnue comme telle dans la société à l’ancienne (traditionnelle) et qui tient à l’institution de la monnaie; mais non de la première, désignée comme telle, qui tient à l’institution de l’oikos. L’existence d’une « vie économique » n’est pas le lot commun de tous les genres de groupement humain doté d’une fermeture qui se sont succédé dans l’histoire humaine. Il n’y avait pas de vie économique dans les communautés procédant au plan institutionnel de la sacralisation. Une institution préside nécessairement à l’existence d’une vie économique, mais cette institution n’est pas nécessairement la monnaie. Ce n’est le cas que pour le genre « société moderne ». Certes, il y a de l’économie, ou encore de l’économique, dans tout genre de groupement humain, mais cet économique n’est ni lié à la forme « présence d’une disposition d’esprit consistant à économiser » dans les activités qui pourraient être qualifiées en toute généralité d’économiques, ni à la substance « production et répartition de richesses » qui délimite nécessairement un domaine d’activités. Cet économique est un aspect qui est présent dans toute activité. Cet aspect est que, dans toute activité humaine, celui qui s’active exerce des droits de disposition sur des ressources d’allocation naturelles ou artificielles (produites par l’humain). Toutes les activités sont, à ce titre, « économiques », non pas seulement certaines. Comment penser alors une « autre économie »? Il ne peut s’agir de choisir dans une « armoire des possibles » qui préexisteraient à l’action collective guidée par le choix retenu; l’histoire nous fait voir qu’une telle « armoire des possibles » n’existe pas; l’évolution sociale est imprédictible; elle n’est compréhensible qu’après coup. Le possible n’est qu’une appréciation rétrospective de ce qui est advenu par une certaine action collective. Les motivations de l’action transformatrice sont les seuls éléments que l’on peut choisir, sans pouvoir dire à quel possible elle conduira. L’existence d’une vie économique de telle ou telle forme et de tel ou tel contenu a été fondamentalement dans l’histoire le résultat de conflits sociaux concernant ce qui est bien (ou mal) dans un contexte de déstabilisation des institutions en place en raison des changements techniques qui ont été impulsés dans le cadre de ces institutions. Les positions sociales des uns et des autres (leur appartenance de classe) ont une incidence forte sur le point de vue adopté face à cette crise institutionnelle dans la mesure où il s’agit toujours de justifier/contester des inégalités sociales – notamment, de proposer une réforme institutionnelle en faisant valoir que les inégalités sociales dont elle est porteuse sont justes parce que d’une façon ou d’une autre elles profitent à tous, ce qui n’était plus le cas des institutions en crise qu’il s’agit de réformer (ou transformer, si on préfère). Tel est bien le cas aujourd’hui pour l’ordre économique sous sa forme néolibérale. L’« autre économie » ne peut être, ici et maintenant, la rupture avec l’existence d’un ordre économique, sa suppression. Il s’agit de façon pragmatique de transformer l’ordre économique, c'est-à-dire de changer les formes actuelles d’institution du salariat, du commerce et de la finance, non seulement en redonnant une place aux valeurs de l’efficacité technique et du collectif, mais surtout en leur conférant de nouveaux sens que ceux qui se sont imposé jusqu’à présent dans l’histoire de la modernité, à commencer par l’abandon de la conception de la liberté comme compétition. Est-ce une façon de dire que tout l’économique doit être social et solidaire, y compris lorsqu’il y a impulsion capitaliste? En tout état de cause, la disparition de l’ordre économique serait la condition de la disparition de cette impulsion. Ce serait une société mondiale sans « vie économique » aux sens déjà acquis par le passé. Manifestement, cet avenir n’est pas d’actualité. À chaque jour suffit sa peine, une peine qui a les couleurs de l’espoir ! _______________________________________________________________________
[2] Il le fait le plus souvent après coup, si on le lui demande, précise Anthony Giddens dans La constitution de la société, Paris, PUF, 1987, en qualifiant alors de « compétence » cette capacité de l’homme. [3] Ce caractère « social » tient au fait qu’elle met en jeu le rapport aux autres humains (voir infra). [4] Voir Économie et société, Paris, Agora pocket, Plon 1995, p. 101 (souligné par nous) (Première édition allemande, 1921). Idem pour la citation suivante. [5] Idem, p. 102. En ce sens, le désir englobe le besoin. [7] Cette distinction que l’on doit initialement à Aristote a été précisée par Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne, Paris, Press Pocket, 1991. [8] La distinction entre « ressources d’allocation » et « ressources d’autorité » est empruntée à Giddens (op.cit.). Il s’agit toutefois d’une appropriation critique, dans la mesure où, en s’en tenant à la conception « moderne » de la nature comme étant extérieure à l’humain, son analyse ne comprend pas le concept d’objet défini ici (voir infra). [9] La production de l’humain (corps) dans la succession des générations, pour D. Bertaux dans « La maitrise de la production anthroponomique comme enjeu de la modernité », in Audet M. et Bouchikhi H. (dir), Structuration du social et modernité avancée. Autour des travaux d’Anthony Giddens, Sainte-Foy (Québec), Les Presses de l’Université Laval, 1993. [11] Voir notamment Michel Aglietta et André Orléan, La violence de la monnaie, Paris, PUF, coll. Économie en liberté, 1982. [12] Cette partie se limite aux activités des marchands qui achètent pour vendre en visant un gain en argent. [13] Pour plus de détail, voir Bernard Billaudot, « Institution et justification », Revue française de socio-économie, n° 1, 2008. [14] Pour plus de détail, voir Bernard Billaudot, « Une théorie de l’État social », Revue de la régulation, n° 2, janvier 2008, Varia. [15] Voir la première partie publiée dans le précédent numéro de la revue.
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