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Sommaire
Volume 1, no 3
Il y a 60 ans, la grève de l'amiante

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Il y a 60 ans, la grève de l’amiante
ou les syndicats face au duplessisme

François Lamarche
Retraité de la CSN

 

L’année 2009 qui vient de s’achever marquait le 60e anniversaire de la grève de l’amiante [1]. Celle-ci éclatait en 1949. Il vaut la peine de souligner l’évènement à cause de l’importance de cette grève, de sa dimension symbolique dans l’histoire du Québec comme dans celle du syndicalisme québécois du XXe siècle.

La grève de l’amiante est importante parce qu’elle a donné lieu à une mobilisation syndicale et populaire considérable à travers le Québec. Même une partie du clergé participe à ce mouvement d’appui aux grévistes. Elle met aux prises 5 000 mineurs, membres de la Confédération des travailleurs catholiques du Canada (CTCC) – qui deviendra par la suite la CSN – et des compagnies anglo-états-uniennes particulièrement dures et intransigeantes sur le plan des relations de travail. Elle fait l’objet d’une couverture médiatique de premier plan. 

Surtout, cette grève réitère, dans l’opinion publique, le penchant franchement antisyndical du gouvernement Duplessis. En effet, le premier ministre se range ouvertement du côté des compagnies minières et n’hésite pas à envoyer la police provinciale pour mater les grévistes. Bref, la grève de l’amiante a été vue et analysée comme le début d’un mouvement d’affranchissement social comme a pu l’être, sur le plan culturel, le mouvement des automatistes avec le manifeste du Refus global. D’ailleurs, plusieurs des signataires du manifeste ont appuyé publiquement les grévistes. Ces évènements annoncent les changements qui bouleverseront le Québec une décennie plus tard avec la Révolution tranquille.

La Loi des relations ouvrières

L’histoire commence, d’une certaine manière, en 1944 avec l’adoption de la Loi des relations ouvrières sous la gouverne du premier ministre libéral, Adélard Godbout. Il y a lieu de s’arrêter sur cette première loi générale encadrant les relations de travail au Québec parce que, malgré des aspects positifs évidents, elle comporte des lacunes qui alimenteront le conflit de l’amiante.

En premier lieu, les aspects positifs. La loi reconnait aux salariés le droit de s’organiser librement en syndicat. Le syndicat choisi par vote majoritaire est alors accrédité par un nouvel organisme gouvernemental, la Commission des relations ouvrières. Le syndicat accrédité devient ainsi le représentant exclusif de tous les employés. C’est le régime du monopole syndical. De plus, pour la première fois au Québec, la loi fait obligation à l’employeur de négocier de bonne foi en vue de la signature d’une convention collective. Comme l’écrit Jacques Rouillard, un historien du syndicalisme québécois, « cette loi, en somme, fait passer les relations du travail du régime privé au domaine public. En effet, la négociation était jusque-là facultative, et les contrats de travail signés, des ententes bona fide, dépourvus du caractère légal que leur confère la nouvelle loi » (Rouillard, 1989, p. 251).

Les syndicats se réjouissent de cette loi qui précède de peu une législation similaire adoptée au fédéral. Mais cette loi comporte aussi des dispositions qui, dans la pratique, apparaîtront comme de sérieuses limitations à l’exercice des droits syndicaux. Comme le dira plus tard Gérard Picard, président de la CTCC : « La Loi des relations ouvrières (…) a heureusement mis à la raison, dans notre Province, ceux qui s’acharnaient à refuser aux ouvriers le droit de s’organiser. Mais cette loi (…) a déplacé le centre de la bataille. On ne conteste plus le droit d’association des ouvriers, mais l’on tente par toute sorte de procédures dilatoires, d’interprétations restrictives de la loi, de limiter l’exercice de ce droit qui dans bien des cas devient illusoire » [2].

Les problèmes que soulèvera l’application de cette nouvelle loi sont de deux ordres. Elle ne protège pas vraiment les salariés contre les mesures répressives d’un employeur qui veut empêcher l’organisation d’un syndicat. De plus, elle impose, avant l’exercice du droit de grève, le recours obligatoire à une procédure de conciliation et d’arbitrage. Mais aucun délai n’est prévu pour cette procédure, de sorte que le droit de grève se trouve suspendu pour une période indéfinie. De plus, le président du Conseil d’arbitrage peut être choisi directement par le gouvernement, ce qui est loin de garantir son impartialité si le gouvernement a un penchant antisyndical.

Le Bill 5

La Loi des relations ouvrières est adoptée en février 1944 et l’Union Nationale de Maurice Duplessis reprend le pouvoir à Québec en août de la même année. Les dirigeants syndicaux ont en mémoire les décisions défavorables aux syndicats lors du premier mandat de Duplessis (1936-1939) : par exemple, interdiction de l’atelier fermé et amendes pour quiconque attente à la liberté de travail d’un salarié. « L’atelier fermé, disait Duplessis, est un attentat au droit de tout ouvrier de travailler librement, c’est un attentat au droit à la liberté de l’ouvrier de faire partie ou non d’une union; de plus, c’est vouloir constituer un État dans l’État et le gouvernement n’endurera jamais ça » (Rouillard, 1989, p. 259). Évidemment, la loi la plus célèbre de son premier mandat est la Loi dite du cadenas. Adoptée en 1937, celle-ci autorisait la police à interdire l’accès à tout édifice utilisé à des fins communistes. En pratique, cette mesure fut surtout utilisée contre les groupes syndicaux jugés trop combattifs.

Ainsi, quand l’Union nationale reprend le pouvoir en 1944, les relations se tendent avec les organisations syndicales. Évidemment, il n’est pas question, pour le premier ministre, de corriger les lacunes de la Loi des relations ouvrières. C’est plutôt le chemin inverse qui sera suivi.

D’abord, en 1946, la Commission des relations ouvrières, l’organisme gouvernemental chargé de l’application de cette loi, promulgue un règlement en vertu duquel un syndicat doit être « de bonne foi » pour maintenir son accréditation et pouvoir négocier avec l’employeur. La Commission se donne ainsi le moyen de retirer l’accréditation à un syndicat déjà reconnu si elle juge que ce syndicat n’est plus « de bonne foi ». C’est le sort que connaîtront les syndicats impliqués dans la grève de l’amiante.

Puis, en janvier 1949, un mois avant le déclenchement de la grève à Asbestos et à Thedford Mines, le gouvernement Duplessis dépose un projet de code du travail, le Bill 5. Ce projet s’inspire d’une loi résolument antiouvrière, la Loi Taft-Hartley, adoptée par le gouvernement républicain des États-Unis en plein « maccarthysme ». Selon certains, ce projet de code a été rédigé par le premier ministre lui-même à l’insu de son ministre du travail, Antonio Barette, qui travaillait de son côté à une nouvelle législation du travail. Le Bill 5 revient, entre autres, avec l’illégalité de l’atelier fermé et met en cause toute forme de sécurité syndicale. Il permet la révocation de l’accréditation d’un syndicat qui compte, parmi ses représentants, un agent subversif ou un fauteur de trouble. Il oblige les organisations syndicales à communiquer à la Commission des relations ouvrières l’état de ses finances et la liste de ses membres.

Ce projet de code du travail soulève un tollé. La CTCC s’allie en front commun avec les autres organisations syndicales québécoises pour en exiger le retrait pur et simple. Selon les porte-parole syndicaux, ce projet constitue une violation de la démocratie industrielle et un danger pour les bonnes relations entre employeurs et employés. Les évêques expriment aussi leur opposition. Devant ce tollé, le premier ministre retire son projet de loi. Mais cette manœuvre laissera intactes les dispositions de la Loi des relations ouvrières qui posent problèmes et qui ont fait l’objet de nombreuses représentations de la part des dirigeants syndicaux [3].

C’est dans ce contexte qu’éclate la grève de l’amiante en février 1949. Soulignons que le climat social est déjà passablement tendu.

Les revendications des mineurs

Cinq mille mineurs sont impliqués dans ce conflit, regroupés dans des syndicats affiliés à la CTCC. Deux mille d’entre eux travaillent pour la Canadian-Johns-Manville et trois mille pour les compagnies Asbestos Corporation, Flintkote et Johnson. Les principales demandes syndicales sont les suivantes : élimination de la poussière d’amiante; augmentation générale de 15 cents l’heure; majoration de 5 cents l’heure pour le travail de nuit; prélèvement par l’employeur des cotisations syndicales (formule Rand); rémunération double pour le travail le dimanche et les jours de fête; neuf jours de fête chômés et payés; augmentation des bénéfices des vacances; consultation du syndicat dans tous les cas de promotions, de transferts et de congédiements.

De son côté, le plus gros employeur, la Canadian-Johns-Manville, qui mènera la négociation du côté patronal, propose 5 cents d’augmentation, quelques améliorations touchant les congés et les vacances et rien sur l’élimination de la poussière d’amiante. Elle refuse aussi de continuer à percevoir les cotisations syndicales, ce qui est un recul par rapport à la convention précédente. De plus, la compagnie s’insurge contre la demande de consultation du syndicat touchant des questions qu’elle considère comme relevant de sa gestion exclusive et de son droit de gérance.

Il vaut la peine de s’arrêter sur ce dernier point. Il est vrai que la CTCC avait initié une réflexion dans ses rangs sur la participation des salariés à la gestion de l’entreprise. Cette réflexion était à ses débuts et elle se précisera plusieurs années plus tard sur des questions comme le droit à l’information sur la situation économique de l’entreprise et ses plans de développement ou encore sur la négociation des changements en matière de santé-sécurité ou d’organisation du travail. Mais en ce qui concerne la demande des syndicats de l’amiante, on est loin d’un objectif de participation ou de cogestion. Il n’est question que de consultation du syndicat dans les cas de mobilité des employés ou de congédiements.

De même, concernant l’élimination de la poussière d’amiante, les syndicats laissent aux employeurs le choix des moyens pour y parvenir. Comme le dit au tout début de la grève Jean Marchand, alors secrétaire général de la CTCC : « Nous ne demandons pas tel ou tel système, nous n’entrons pas dans les détails techniques, nous demandons aux compagnies de faire quelque chose, n’importe quoi, pour l’élimination des poussières. D’un commun accord, les compagnies refusent cette clause. Que pouvons-nous conclure de cela? » ( Le Devoir, 17 février 1949).

En réalité, la Canadian-Johns-Manville juge que ces revendications syndicales ne sont rien de moins qu’un assaut contre son droit de propriété et son droit de gérance. Après avoir souligné que le qualificatif « catholique » a été rayé du nom du syndicat représentant les employés de Johns-Manville, le président du conseil d’administration de l’entreprise déclare, lors d’une assemblée d’actionnaires tenue au cours de la grève : « Il y a maintenant une tendance croissante, de la part des chefs du syndicat, à prêcher une doctrine s’opposant au capitalisme et soutenant une philosophie plus apparente au communisme ou au socialisme. Cette grève dans l’industrie de l’amiante n’a pas comme but unique d’obtenir les avantages ordinaires recherchés dans les négociations collectives (…) Le point crucial de la grève est l’insistance que les chefs du syndicat mettent à obtenir, pour eux-mêmes, une part d’autorité et de contrôle sur l’administration » [4].

Lors d’une allocution radiodiffusée, le président de la CTCC, Gérard Picard, répond de la manière suivante au président du conseil d’administration : « M. Lewis Brown, président, administrateur et non propriétaire de la compagnie Johns-Manville fait du sentiment avec le droit de propriété (…) La question est ainsi déplacée et les syndicats sont présentés au public comme des ennemis du droit de propriété. Ce qui est absolument faux. Il serait plus exact de dire que les compagnies d’amiante ont une conception absolue du droit de propriété et de leur autorité patronale et qu’elles considèrent que les conventions collectives ne sont qu’un moyen d’affaiblir les droits et privilèges du patronat. Cette théorie désuète doit être abandonnée » [5].

La grève

Ainsi, au début de l’année 1949, les négociations se trouvent dans l’impasse. Les syndicats ont eu recours, sans succès, à la procédure de médiation, mais ils refusent de recourir à la procédure d’arbitrage. Étant donné les manœuvres récentes avec le Bill 5, ils n’ont aucune confiance dans le gouvernement de Maurice Duplessis. De plus, plusieurs expériences d’arbitrage sont loin de les convaincre étant donné la longueur des procédures et les résultats souvent défavorables aux syndiqués. Revenant sur cette question, Jean Marchand déclare : « Les ouvriers ne s’opposent pas à l’arbitrage mais ils se trouvent chaque jour en mesure de constater que l’application de cette loi leur est presque toujours défavorable. L’arbitrage est devenu une arme entre les mains des employeurs (…) Tant qu’il en sera ainsi, on ne peut demander aux ouvriers de faire confiance à cette Loi » (Le Devoir, 17 février 1949).

Réuni en assemblée générale, le syndicat de la Johns-Manville vote la grève le 13 février 1949. Le lendemain, les mineurs de Thetford Mines emboitent le pas. Une blague circule dans la région à l’effet que seuls les ouvriers, quand ils quittent le travail, arrivent à éliminer efficacement la poussière et à rendre l’atmosphère respirable. La grève durera cinq mois.

Parce que les syndicats n’ont pas eu recours à l’arbitrage, le premier ministre Duplessis déclare la grève illégale. Étant jugés de mauvaise foi, les syndicats se voient retirer leur accréditation par la Commission des relations ouvrières. Dès le début du conflit, la Johns-Manville obtient une injonction interdisant le piquetage et Duplessis envoie la police provinciale à Asbestos. Celle-ci installe son quartier général à l’Hôtel Iroquois, propriété de la compagnie qui assume les frais de séjour. La répression se met en place. Selon Gérard Picard, dès le début de la grève, « le gouvernement provincial et le trust de l’amiante se sont affichés ensemble en public, ont pris les mêmes attitudes antisyndicales, fait des déclarations à peu près identiques et appliqué des mesures destinées à briser la grève et non à la régler. À Asbestos, la police provinciale (…) a commis des abus criants qui ont été rapportés dans la presse quotidienne ». (Le Devoir, 14 mai 1949)

Ces abus consistent en des actes d’intimidation envers les grévistes et même envers la population de la ville qui les appuie. La tension monte d’un cran quand la Johns-Manville décide de reprendre la production à l’aide de briseurs de grève qui sont protégés par la police provinciale. Des affrontements violents surviennent. En mars, la voie ferrée privée de la compagnie est dynamitée. Les arrestations et les menaces se multiplient. La compagnie refuse de négocier, accusant les leaders de la grève d’être des révolutionnaires. Même Duplessis dénonce en chambre les « sympathies communistes » des dirigeants de la CTCC.

La tension sera à son comble en mai quand la Johns-Manville annonce une campagne de recrutement d’ouvriers dans la région afin que la production revienne à la normale. Défiant l’injonction, le 5 mai à l’aube, les mineurs forment des lignes de piquetage serrées aux entrées de la compagnie. La police tente de les disperser à l’aide de gaz lacrymogène. La violence éclate. Des barricades sont dressées aux portes d’Asbestos. Des voitures de police sont incendiées. Les dirigeants syndicaux demandent aux grévistes de lever le piquetage et de rentrer chez eux. Le lendemain, environ 200 policiers provinciaux armés jusqu’aux dents envahissent les rues de la ville. La Loi de l’émeute est proclamée. En vertu de cette loi, la police peut appréhender quiconque ne vaque pas à ses affaires : « Les policiers arrêtent plus de 200 ouvriers, dans tous les lieux publics et même à leur domicile. Des dizaines d’entre eux sont passés à tabac. C’est le Jeudi sanglant. La sauvagerie de la répression scandalise le pays entier » (Histoire du mouvement ouvrier au Québec, p. 185).

Le mouvement de solidarité

La grève donne lieu à un mouvement de soutien sans précédent à l’égard des mineurs. À Asbestos même, des appuis s’affichent. Par exemple, à un reporter de la Presse venu le rencontrer, M. le curé Camirand déclare son soutien sans réserve : « Les mineurs d’Asbestos, que je connais bien (…) ne se sont pas temporairement privés de leur gagne-pain et de celui de leurs enfants pour le plaisir de la chose, mais ils ont été forcés par d’inqualifiables tactiques provocatrices. Et si j’étais mineur, je serais moi-même en grève...  je suis avec eux jusqu’au bout… ». Le même reporter va rencontrer les échevins de la municipalité qui affirment de leur côté que « les grévistes, malgré leur grand nombre et malgré les provocations dont ils sont l’objet, ont eu et ont encore une conduite digne et exemplaire, dans les circonstances ». (Le Devoir, 23 mars 1949)

La CTCC appelle à la solidarité. Elle lance une souscription auprès de ses affiliés afin de soutenir les grévistes. Le front commun des organisations syndicales, constitué lors de la récente lutte contre le Bill 5, donne aussi son appui aux mineurs ainsi que le Congrès canadien du travail. Par ailleurs, après plus de 10 semaines, la Commission sacerdotale d’études sociales lance « un appel pressant aux gens de toutes les classes afin qu’ils apportent les secours les plus urgents aux grévistes. La charité leur en fait un devoir » (Histoire du mouvement ouvrier au Québec, p. 185). Puis le 1er mai, l’archevêque de Montréal, Mgr Charbonneau, lance un cri d’alarme retentissant : « La classe ouvrière, déclare-t-il en chaire, est victime d’une conspiration qui veut son écrasement et quand il y a une conspiration pour écraser la classe ouvrière, c’est le devoir de l’Église d’intervenir ». Il appelle les fidèles à donner généreusement pour venir en aide aux familles éprouvées par la grève. (Le Devoir, 2 mai 1949)

Plus de 500,000$ en argent et 75,000$ de vivres sont recueillis dans les rangs syndicaux et aux portes des églises, ce qui est considérable pour l’époque. À eux seuls, les membres de la CTCC ont contribué pour 300,000$ [6].

Le règlement

Soutenues par les prises de position de Duplessis, les compagnies refusent de négocier malgré le mouvement d’appui et une proposition de compromis déposée par les syndicats de l’amiante. C’est finalement l’intervention en juin de Mgr Roy, archevêque de Québec, en tant que médiateur, qui permet le dénouement du conflit.

Le texte de l’entente comprend notamment les éléments suivants : reconnaissance des accréditations syndicales qui avaient été annulées lors du déclenchement de la grève; retour au travail des grévistes selon leur ancienneté, mais les briseurs de grève conservent leur emploi; engagement que le retour au travail se fera sans discrimination du fait de la grève sauf pour les grévistes qui seront reconnus coupables d’actes criminels. Il est aussi stipulé que la fédération des mines de la CTCC et le syndicat d’Asbestos « reconnaissent le droit de propriété et le droit de la direction (management) de diriger (manage) et ils consentent à incorporer dans le contrat une clause dite des droits de la direction (management’s rights) » [7].

Sur les questions non réglées, il est convenu d’une reprise de la négociation et d’un recours à l’arbitrage si nécessaire,  les parties ayant accepté d’avance le nom du président du tribunal d’arbitrage. Comme le désaccord persiste, c’est la décision du tribunal d’arbitrage qui statue sur les points en litige : augmentation des salaires de 10 cents l’heure (laquelle augmentation a été indexée par la suite en fonction du coût de la vie); retenue volontaire des cotisations syndicales sur la paie; augmentations des vacances payées. Toutefois, aucune disposition ne fut prévue pour l’élimination des poussières d’amiante.

Après autant de mobilisation syndicale et d’appuis populaires, les résultats de la grève apparaissent plutôt mitigés. Mais à plus long terme, selon Jacques Rouillard, la grève apporta des bénéfices notables pour les mineurs : « Les conventions signées dans les années subséquentes ont comporté des augmentations des salaires supérieures à celles des autres travailleurs de l’industrie minière. De plus, les travailleurs de l’amiante, qui ont compris la nécessité du syndicalisme, ont rejoint en plus grand nombre les rangs du syndicat » [8]. On peut aussi ajouter que la grève de l’amiante confirma la CTCC comme acteur majeur de la société québécoise.

Quelques considérations générales

À cause de ses péripéties et de son ampleur, la grève de l’amiante créa une onde de choc au sein de la société québécoise. Elle révélait la capacité des travailleurs et même de la population de mettre en cause les pouvoirs en place et l’ordre établi. Évidemment, quoiqu’en ont dit le premier ministre Duplessis et les porte-parole des compagnies minières, ces évènements ne se sont pas inscrits dans le cadre d’un processus révolutionnaire. Mais ils ont eu assez de force et de puissance d’évocation pour exprimer une réelle volonté de changement au sein de la société, volonté qui trouva un débouché dix ans plus tard avec ce qu’on appellera la Révolution tranquille.

Il faut dire aussi que des intellectuels de l’époque ont contribué à donner à la grève de l’amiante une valeur symbolique de premier plan dans l’expression de cette volonté de changement. Le livre, La grève de l’amiante, publié chez Cité Libre en 1956 sous la direction de Pierre Elliott Trudeau, contribua à cette renommée. La grève y était analysée comme une réaction des travailleurs industriels « suffoquant dans une société encombrée d’idéologies inadéquates et d’institutions oppressives ». « Certes, il y avait eu d’autres grandes grèves au Canada français avant celle de l’amiante, précisait Trudeau, et il y en aurait d’autres par la suite. Mais celle-ci fut significative parce qu’elle s’est produite alors que nous vivions la fin d’un monde, précisément au moment où nos cadres sociaux – vermoulus parce que faits pour une autre époque – étaient prêts à éclater (…) Mais il s’est trouvé que c’est dans l’amiante que le feu a pris! » [9].

Par ailleurs, en ce qui concerne la CTCC, la grève d’Asbestos et de Thedford Mines aviva un processus de transformation et de modernisation amorcé après la guerre avec l’arrivée en 1946 de Gérard Picard à sa présidence. De plus en plus ses syndicats regroupaient les travailleurs sur une base industrielle plutôt que de métier, ce qui correspondait aux nouvelles réalités du marché du travail. La centrale prit définitivement ses distances avec le corporatisme social en vogue avant la guerre, lequel prônait une vision du travail fondée sur des organisations professionnelles assurant l’ordre et des rapports harmonieux entre patrons et ouvriers. Elle se ralliait plutôt à des objectifs de démocratie industrielle et de justice sociale ainsi qu’à une vision de la société où la liberté, la diversité d’opinions et même la confrontation pouvaient être des facteurs de progrès social.

C’est aussi au cours des années quarante que la CTCC amorça son processus de déconfessionnalisation, lequel marqua une étape décisive, en 1960, quand la centrale changea de nom pour la Confédération des syndicats nationaux (CSN). Elle accueillait désormais dans ses rangs des travailleurs non catholiques. Pendant la grève de l’amiante, le clergé, pour une bonne part, suivit et soutint de manière importante les mineurs. Mais on ne peut pas dire qu’il assuma un rôle prépondérant dans la direction de la grève. Soulignons que Mgr Charbonneau paya le prix de son engagement public en faveur des grévistes, car il fut écarté de ses fonctions d’archevêque de Montréal en 1950.

Au cours de cette période, la CTCC développa aussi des relations avec d’autres composantes du mouvement syndical québécois dont les origines étaient différentes des siennes. C’était là, d’une certaine manière, reconnaître la réalité du pluralisme syndical. En particulier, lors de la lutte contre le Bill 5 et à l’occasion de la grève de l’amiante, elle travailla avec la Fédération provinciale du travail du Québec (FPTQ). Cette dernière regroupait des syndicats dits internationaux parce qu’affiliés à la Federation American of Labor. Au cours des années cinquante, la CTCC tissera des liens plus militants avec la nouvelle Fédération des Unions Industrielles du Québec (FUIQ) dont les syndicats avaient aussi une affiliation américaine.

Les années cinquante

La grève de l’amiante fut comme une secousse sismique. Mais une fois la poussière retombée, Maurice Duplessis continua à régner comme si rien ne s’était passé.

Les luttes pour la reconnaissance des droits syndicaux se sont poursuivies. Par exemple, à Louiseville en 1952, les ouvrières et ouvriers de l’Associated Textile débraient pour préserver les acquis de leur convention collective et pour la survie même de leur syndicat. Encore là, la police provinciale intervient violemment contre les grévistes afin de protéger les « scabs » embauchés par la compagnie. Après 11 mois de grève, sans résultat tangible, ces travailleuses et travailleurs décident de rentrer au travail. Il faudra de nombreuses années avant qu’ils puissent reconstruire leur syndicat.

Autre exemple : la longue grève des 1 000 mineurs de Murdochville en Gaspésie en 1957. Ceux-ci se battent aussi pour la reconnaissance de leur syndicat. Le scénario se répète : la compagnie Gaspé Copper embauche des briseurs de grève; intervention de la police provinciale; violence sur les lignes de piquetage. Cinq mois après le déclenchement du conflit, une marche de solidarité est organisée sur Murdochville. La Loi de l’émeute est proclamée, plusieurs manifestants sont blessés et arrêtés. Finalement, ce n’est qu’en 1965 que ces travailleurs réussiront à faire reconnaître leur syndicat. Un dernier exemple : la grève des réalisateurs de Radio-Canada déclenchée en décembre 1958. Affiliés à la CTCC, ceux-ci se battent pour la reconnaissance syndicale. Après 69 jours de grève et beaucoup de tractations, l’employeur, qui relève du gouvernement fédéral, reconnait le syndicat des réalisateurs.

Ces conflits sont en partie la conséquence d’une législation déficiente pour la reconnaissance effective des droits syndicaux. Mais le premier ministre Duplessis maintient sa ligne de conduite.

En 1954, le gouvernement de l’Union Nationale fait adopter la Loi 19, une loi particulièrement odieuse, parce que rétroactive à 1944. Cette loi confirme le pouvoir discrétionnaire de la Commission des relations ouvrières en matière de reconnaissance syndicale. Elle va jusqu’à lui permettre de juger de mauvaise foi un syndicat comptant un communiste parmi ses dirigeants et de refuser ou de retirer à ce syndicat son certificat d’accréditation : « On ne peut considérer de bonne foi, dit la loi duplessiste, un syndicat qui tolère dans ses rangs des personnes présumées ou soupçonnées d’être communistes ou d’avoir des idées communistes » (Histoire du mouvement ouvrier au Québec, p. 191). Évidemment, le terme « communiste » n’est pas défini, ce qui ouvre encore plus grande la porte à toute forme d’abus.

Cette loi est vivement combattue par un front commun syndical regroupant notamment la CTCC, la FIUQ, l’Alliance des professeurs de Montréal, mais en l’absence de la FPTQ qui a décidé de faire bande à part. Une grande marche est organisée sur Québec, mais le premier ministre et son ministre du travail, Antonio Barrette, refusent de recevoir une délégation du front commun.

Ajoutons qu’il n’y avait pas que les syndicats qui s’opposaient au régime duplessiste. Les milieux intellectuels aussi comptaient des foyers importants de résistance. Il y avait notamment la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval animée par son fondateur Georges-Henri Lévesque, la revue Cité Libre sous la direction de Pierre Elliott Trudeau, le journal Le Devoir avec notamment Gérard Filion et André Laurendeau. Il y avait aussi des groupes d’artistes qui, dans la foulée du manifeste du Refus global, revendiquaient un changement de régime

Ce changement de régime s’amorce après la disparition de Maurice Duplessis, en septembre 1959, lors de la formation du gouvernement de Paul Sauvé. Il survient véritablement avec l’élection des libéraux de Jean Lesage en juin 1960.

Conclusion sur le régime duplessiste

Des historiens, des politologues, des sociologues ont qualifié la période du régime duplessiste de « Grande noirceur » comme si la Révolution tranquille et les changements rapides qu’elle imprima à la société québécoise et à ses institutions représentaient un surgissement dans la modernité et la lumière. Par contre, d’autres avancent que la période au cours de laquelle Maurice Duplessis régna en maître sur le Québec comportait certes des zones d’ombre, mais que l’État québécois de l’époque n’était pas moins moderne ou libéral que d’autres États dans le monde occidental (au sens que ces mots avaient pris au XIXe siècle avec la révolution industrielle) [10].

Sans nécessairement prendre parti dans ce débat, on peut au moins convenir que le duplessisme était un régime conservateur dont les valeurs se fondaient sur la défense de la religion, de la famille, de la propriété privée et du libre marché. D’ailleurs, la défense de la religion était intimement liée, pour Maurice Duplessis, à la défense de la nation ou de la race canadienne-française. Il faut aussi souligner le « patronage » pratiqué systématiquement à l’époque par le parti de l’Union Nationale, ce qui contribua à le maintenir au pouvoir.

Sur le plan économique, les politiques du gouvernement Duplessis se sont caractérisées particulièrement par le soutien aux capitaux étrangers, surtout états-uniens, dans l’exploitation des richesses naturelles. Évidemment, il contribua au développement des infrastructures (routes, réseau électrique, etc.) nécessaires à l’essor de l’économie. Mais les interventions gouvernementales furent minimales par rapport à ce qu’elles seront après 1960 : ni cadre stratégique de planification économique, ni mobilisation collective de l’épargne, ni société d’État, sauf dans le secteur de l’hydro-électricité, etc.

Du point de vue de Duplessis, la « disciplinarisation » des relations de travail était aussi une condition pour soutenir les investissements et favoriser le développement industriel. Selon lui, les syndicats jouaient un rôle positif s’ils contribuaient à des rapports harmonieux entre capital et travail. Autrement, ils étaient des facteurs de désordre et devaient être combattus. C’est cette conception qui guida, pour l’essentiel, l’action gouvernementale lors de la grève de l’amiante et de la controverse sur les modifications à introduire dans la législation du travail.

Sur le plan des politiques sociales, les interventions du gouvernement Duplessis sont caractérisées par la retenue et surtout par la sous-traitance au clergé catholique. Il a certes combattu les politiques du gouvernement fédéral qui constituaient des intrusions dans le champ de compétences du Québec. Mais autrement, il a construit des écoles et des hôpitaux dont il a confié la gestion et le fonctionnement, à peu de frais d’ailleurs, aux communautés religieuses.

Bref, l’État que défendait le régime duplessiste était un État minimal, comme s’il s’en remettait ultimement aux capacités de régulation du libre marché ainsi qu’à celles de la charité chrétienne. Autrement dit, pendant plus de vingt ans, ce régime s’est constitué en foyer de résistance contre les politiques keynésiennes qui, après la Deuxième Guerre, façonnaient de plus en plus les pays développés. C’est pour cette raison que certains ont parlé de décalage ou de retard historique pour le Québec.

C’est cette résistance qui vola en éclat avec l’arrivée au pouvoir des libéraux de Jean Lesage en 1960. Avec ce changement de régime, le Québec amorçait sa Révolution tranquille et commençait la construction d’un État moderne, capable d’une intervention soutenue dans la vie économique et sociale, avec les caractéristiques de ce que certains appelleront plus tard, l’État-providence.

Bibliographie

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ROUILLARD, Jacques, « La grève de l’amiante, mythe et symbolique », L’Action nationale, sept. 1999, p. 33 à 43.

SOCIÉTÉ des archives historiques de la région de L’Amiante, Chronologie de la grève.

TRUDEAU, Pierre Élliott en collaboration, La  grève de l’amiante, (deuxième édition), Montréal, Éditions du jour, 1970.

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[1] Une version courte de ce texte a été publiée sur le site OIKOS Blogue en novembre dernier ainsi que dans le magazine Perpectives CSN, no 28.

[2] Rapport du Bureau confédéral de la C.T.C.C. pour l’année 1948-49, p. 2.

[3] Outre les travaux de Jacques Rouillard déjà cités, voir  Histoire du mouvement ouvrier au Québec, 150 ans de lutte, CSN et CEQ, nouvelle édition 1984

[4] Rapport aux actionnaires de Lewis H. Brown, président du conseil d’administration de la Canadian-Johns-Manville Co. Ltd, sur la grève de l’amiante (22 avril 1949)  trouvé sur le site consulté le 21 novembre 2009.

[5] Déclaration du président de la C.T.C.C., M. Gérard Picard, sur la grève de l’amiante  trouvé sur le site consulté le 21 novembre 2009.

[6] Voir le Rapport du Bureau confédéral de la C.T.C.C. pour l’année 1948-49 ainsi que Jacques Rouillard, Histoire de la CSN, op. cit., p. 201.

[7] Voir « Histoire des négociations » in Pierre Elliott Trudeau en collaboration, La grève de l’amiante, (deuxième édition), Ottawa, Éditions du jour, 1970, p. 229 et 230.

[8] Jacques Rouillard, Histoire du syndicalisme québécois, op.cit., p. 201. Voir aussi du même auteur, « La grève de l’amiante, mythe et symbolique », L’Action nationale, sept. 1999, p. 33-43. 

[9] Pierre Elliott Trudeau en collaboration, La grève de l’amiante, op. cit., p. 90.

[10] Voir notamment Gilles Bourque, Jules Duchastel et Jacques Beauchemin, La société libérale duplessiste 1944-1960, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 1994. Voir aussi Jean-François Nadeau, « 50 ans après la mort de Duplessis », Le Devoir, 5 et 6 septembre 2009.

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