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Volume 1, no 3 |
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Quel modèle de développement pour l'Amérique latine ? |
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Pour télécharger en format PDF, cliquez ici Quel modèle de développement pour l’Amérique latine ?Paul Cliche Directeur adjoint, Service des programmes internationaux, Développement et Paix
Au cours des trois dernières décennies, le modèle dominant de développement qui s’est imposé à l’échelle mondiale est celui du capitalisme dans sa version néolibérale ou ultralibérale. Ce modèle, faut-il le rappeler, s’est en tout premier lieu implanté en Amérique latine, plus précisément sous la dictature chilienne du général Pinochet au milieu des années 70. Il s’inspire des thèses libérales libre-échangistes du XIXème siècle, se fondant sur une foi inébranlable dans les vertus autorégulatrices du marché. Les politiques économiques néolibérales, qui ont été appliquées massivement et ont inspiré les plans d’ajustement structurel imposés aux gouvernements du Sud, ont impliqué une libéralisation de la circulation des capitaux, des privatisations souvent massives tendant à éliminer le rôle entrepreneur de l’État de même qu’une dérèglementation ayant pour effet de diminuer le rôle régulateur de l’État [1]. Durant cette période, nous avons observé un élargissement important de l’économie de marché qui s’est effectué à travers, d’une part, l’expansion géographique du marché vers de nouvelles zones telles que la Chine et, d’autre part, l’incorporation de nouvelles branches de production comme, par exemple, celles de la reproduction (bébés éprouvettes, mères porteuses, banques de sperme, etc.), de la communication (dans toutes ses dimensions) et de la culture. Dans ce contexte, les entreprises, les réseaux d’entreprises et, en général, ceux qui ont l’emprise sur le capital sont parvenus à jouir d’une très grande marge de manœuvre. L’économie mondiale a été largement placée sous l’égide de grandes entreprises transnationales qui échappent pratiquement à tout contrôle social. On pourrait même affirmer que les politiques néolibérales ont constitué en quelque sorte la plate-forme politico-économique de ces grandes entreprises. En Amérique latine, l’application de telles politiques a été assurée d’abord et avant tout par les grandes institutions financières internationales (IFI) comme le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale (BM) et l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Les politiques économiques, induites bien souvent grâce à un genre de chantage au moment du refinancement de la dette extérieure, se sont basées sur quatre grands préceptes : 1) Privilégier la stabilité monétaire et la protection de la valeur des investissements en argent à travers l’application de mesures économiques de type monétariste [2], même si cela impliquait souvent une augmentation du chômage et de la pauvreté. 2) Privatiser les entreprises d’État et certains services publics, ce qui a favorisé en général l’emprise croissante des plus grandes entreprises du secteur privé et, en particulier, des investisseurs étrangers à qui ont été ainsi offerts de nouveaux créneaux de profits. 3) Favoriser un modèle économique extraverti, fondé sur les exportations, ceci dans le cadre d’un développement de type inégal puisque, pour un travail comparable, la rémunération dans les pays du Sud est inférieure, voire beaucoup plus faible, que dans les pays les plus riches situés au centre du système mondial. La compétitivité de ces pays, que l’on exprime souvent en termes d’avantage comparatif, mise d’ailleurs largement sur le maintien de bas salaires, c’est-à-dire en dernière instance sur la pauvreté. Rappelons que dans le contexte d’une stratégie de développement autocentré fondée sur le marché interne, on serait susceptible de souffrir d’un taux trop élevé de pauvreté, puisqu’on a besoin de la demande solvable de la masse des consommateurs nationaux. Or, dans un contexte d’extraversion économique, les consommateurs sont situés dans un autre pays. 4) Pratiquer une politique de libre échange, créant un cadre global de libre circulation des capitaux, des produits et des services (pas des personnes), élargissant de la sorte le marché, c’est-à-dire les possibilités de profits pour les entreprises, surtout pour les plus grandes. Or, cela a eu des conséquences néfastes pour nombre d’économies nationales, notamment l’ouverture aux importations qui s’est souvent traduite par la disparition d’industries nationales et par une menace à la sécurité et à la souveraineté alimentaires (par la baisse de la production nationale de grains comme le blé et le maïs remplacés par des produits importés). De telles politiques ne sont pas neutres; elles correspondent à certains intérêts, plus précisément à la prédominance de ceux des entreprises privées par rapport au secteur public et à l’État, de ceux de la sphère financière par rapport à la sphère de la production et de ceux des entreprises transnationales par rapport à tous les autres acteurs sociaux. Voilà un modèle de développement qui repose largement sur les intérêts d’une infime minorité d’êtres humains, soit avant tous ceux qui contrôlent les grandes entreprises transnationales. La principale conséquence sociale d’un tel modèle a été de favoriser la croissance des inégalités, voire une extrême concentration de la richesse. Ainsi, selon la plus importante étude jamais réalisée sur cette question, 10% de la population mondiale la plus aisée, dont près de la moitié vivant aux États-Unis et au Japon, possède 85% de la richesse, tandis qu’à l’opposé les 50% les plus démunis n’ont que 1% de la richesse [3]. D’ailleurs, la revue Forbes dénombrait deux fois et demie plus de milliardaires dans le monde en 2008 qu’en 1996 (1125 comparativement à 447). Quant à l’Amérique latine, elle est reconnue depuis longtemps comme étant la région la plus inégalitaire au monde [4]. Il faut ajouter à ce tableau que les inégalités économiques tendent à toucher davantage les femmes [5] et les groupes ethniques subordonnés, notamment les Autochtones [6]. Par ailleurs, la crise alimentaire – qui a éclaté en 2008 et a durement frappé les couches sociales les plus pauvres des pays du Sud – ne provenait pas d’un manque de nourriture, mais était directement liée au fonctionnement du marché qui a permis la spéculation, provoquant une hausse de prix rendant les produits inaccessibles pour les couches sociales les plus pauvres [7]. Comme on le voit, du point de vue social, le modèle de développement ultralibéral a favorisé intrinsèquement de multiples formes d’inégalités, avec des conséquences spécifiques pour chacune d’elles, entre le Nord et le Sud, entre les classes et strates sociales, entre les ethnies et entre les hommes et les femmes, inégalités fort profitables à la petite minorité qui domine l’économie mondiale. Ce modèle a aussi signifié un déplacement net du pouvoir du champ politique démocratique vers le champ économique et vers les bureaucraties internationales, de telle sorte que de plus en plus de décisions importantes sur l’avenir de nos pays et de notre planète ont été prises par des non-élus qui ne sont pas socialement imputables face à la population, soit les conseils d’administration des grandes compagnies transnationales et les technocraties des IFI (FMI, BM, OMC, etc.). Vu sous un autre angle, le projet ultralibéral a aussi favorisé une homogénéisation culturelle parfois agressive, proposant une société individualiste composée de citoyens tendanciellement réduits à leur condition de consommateurs de produits standardisés. Ce processus unificateur a représenté, surtout pour les cultures subordonnées du Sud, une véritable menace qui a causé la disparition de nombreuses expressions culturelles, donc un appauvrissement de la richesse culturelle mondiale. Mais, paradoxalement, il a aussi stimulé la lutte pour préserver ou affirmer certains traits culturels propres ou même créer de nouvelles formes de cultures. Le dynamisme culturel des peuples autochtones d’Amérique latine en est un exemple patent. On peut ajouter à ce tableau l’intensification du militarisme et de la répression au nom du patriotisme et de la lutte anti-terroriste, qui a été notoire après les événements du 11 septembre. Or, cette situation a facilité dans bien des cas la criminalisation des mouvements sociaux d’opposition, lesquels ont certes démontré une étonnante capacité de résister. Il faut souligner ici le fait que le recours à la coercition, loin de refléter la force du modèle ultralibéral, montre la peur régnant chez les couches dirigeantes face aux contradictions qui émergent des inégalités et du dynamisme des mouvements sociaux. Lorsqu’un système a besoin d’exercer plus de contrainte, c’est qu’il n’arrive plus à maintenir l’ordre par des moyens non coercitifs, c’est-à-dire hégémoniques, qu’ils soient idéologiques ou culturels. Le recours à la force laisse apparaître la faiblesse plutôt que la force du système en place, car la véritable force d’un système social consiste au contraire en sa capacité à se maintenir ou à se reproduire en utilisant un minimum de force, ce qui exige un maximum de légitimité symbolique. Bref, ce dont il est question, c’est d’un modèle de développement qui, pour maintenir les privilèges d’une infime minorité, a engendré un large phénomène d’exclusion économique et sociale. Par ailleurs, lorsqu'on considère la relation avec la nature, force est de constater que le libre marché et la compétition sans limites ont favorisé un type d’exploitation intensive des ressources naturelles qui a entrainé, non seulement une tendance à l’épuisement des ressources, mais aussi la dégradation du milieu et le réchauffement climatique engendrés par les différentes formes d’émissions de carbone, de contaminants et de polluants. Intimement liée à ce contexte écologique, nous avons également constaté une augmentation du nombre et de la gravité des catastrophes naturelles. La tempête tropicale Mitch de novembre 1998 qui a dévasté l’Amérique centrale en est un exemple extrême. Or, dans ces situations de catastrophes naturelles et de dégradation du milieu écologique, ce sont les populations les plus pauvres qui, étant situées dans les zones les plus précaires, habitant les demeures les plus fragiles et occupant les emplois les plus risqués, sont les plus vulnérables et dans la réalité ce sont effectivement elles qui en ont subi davantage les effets négatifs. Une telle forme d’exploitation des ressources ainsi que la crise écologique qui en découle ont favorisé la multiplication des conflits pour le contrôle des ressources, notamment l’eau, la terre et les minéraux. Qui plus est, on en arrive maintenant à une situation extrême qui met en péril l’humanité. En définitive, le modèle de développement néolibéral ou ultralibéral ne semble viable ni du point de vue social et écologique, ni même du point de vue économique si on en juge par les nombreuses crises qu’il a provoquées [8]. Cela donne peut-être raison aux critiques formulées il y a plus d’une décennie selon lesquelles il constituait une véritable utopie [9], l’utopie d’une société dominée par une seule institution, le marché.
L’imposition du modèle ultralibéral, avec toute l’exclusion qu’il a impliquée, n’a pas été acceptée docilement par les groupes sociaux subordonnés qui se sont organisés, ont lutté et ont mis de l’avant des propositions alternatives. En Amérique latine, les différentes luttes ont eu un impact important sur l’histoire du continent. Une des premières manifestations d’envergure a certainement été le Caracazo, c’est-à-dire la révolte qui a eu lieu dans la capitale vénézuélienne en février 1989 face aux conséquences du plan de libéralisation et de privatisations du gouvernement d’Andrés Perez, lequel impliquait entre autres l’augmentation du prix du transport public. C’est d’ailleurs dans ce pays qu’a été élu le premier gouvernement de gauche clairement opposé au néolibéralisme, celui d’Hugo Chavez en 1999. Au Mexique, c’est précisément le 1er janvier 1994, date d’entrée en vigueur de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA), symbole par excellence de la globalisation ultralibérale, qu’a débuté le soulèvement zapatiste, motivé justement en partie par la menace de privatisation des terres publiques (ejidos) suite à une modification de la constitution pour que le pays s’adapte aux conditions de l’ALÉNA. Plusieurs luttes ont débouché sur des victoires significatives face aux politiques néolibérales. Ainsi, le second soulèvement autochtone et paysan de 1994 en Équateur a réussi à mettre en échec l’introduction d’une nouvelle loi de développement agraire qui facilitait la vente des terres communales. En Bolivie, la guerre de l’eau de Cochabamba en 2000 a permis aux citoyens de reprendre contrôle de l’eau potable qui avait été privatisée au profit de la transnationale Bechtel et la guerre du gaz naturel en 2003 a permis au pays de recouvrer sa souveraineté sur cette importante ressource. En Argentine, lors de la crise économique de 2001-2002, les sans-emploi organisés, ayant souvent des femmes à l’avant-garde, ont récupéré sous des formules autogestionnaires de nombreuses entreprises en faillite. Au Paraguay, un large mouvement populaire a débouché en 2002 sur la dérogation de la loi 1615 de Privatisations. Au Pérou, s’est déroulée une lutte emblématique pour les communautés faisant face à des projets d’extraction de ressources naturelles lorsque les habitants de Tambogrande ont empêché en 2002 l’exploitation d’une mine d’or sur leur territoire par la compagnie canadienne Manhattan, ceci notamment par la réalisation d’un plébiscite au cours duquel 94% des suffrages se sont exprimés contre une telle exploitation. Enfin, au Brésil, depuis sa fondation en 1984, le mouvement des sans-terres (MST) a réussi à travers ses occupations, non seulement à effectuer une réforme agraire de facto en donnant accès à la terre à des centaines de milliers de familles, mais aussi à créer des milliers de communautés viables pratiquant une agriculture paysanne agroécologique qui sont une alternative vivante face au modèle d’agriculture industrielle basé sur les agrochimiques et orienté vers l’exportation. Pour terminer, il faut aussi mentionner les mouvements d’opposition au modèle ultralibéral qui se sont dessinés à une échelle plus globale. Ainsi, le mouvement autochtone, qui véhicule des valeurs objectivées dans un projet alternatif de civilisation et qui a eu un impact certain dans des pays comme le Guatemala, l’Équateur et la Bolivie, a célébré pas moins de quatre sommets continentaux depuis le début du millénaire. On pourrait en dire autant du mouvement paysan qui a fait la promotion du modèle agroécologique et qui a introduit le concept de souveraineté alimentaire, ceci aussi bien à travers le mouvement mondial de la Vía Campesina que de celui de la Coordinadora Latinoamericana de Organizaciones del Campo (CLOC). Il y a aussi eu le mouvement continental contre la Zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA), avec son instance globale de coordination, l’Alliance sociale continentale, lequel a été particulièrement important au Brésil où, en 2002, un plébiscite a récolté 10 millions de votes, dont 98 % contre la signature de cette entente par le gouvernement brésilien, entente qui, faut-il le souligner, n’a jamais vu le jour. Il ne faudrait pas oublier non plus le mouvement Jubileo Sur autour de la question stratégique de la dette extérieure, lequel a exercé une pression pour l’annulation des dettes impayables et immorales. Quant au mouvement des femmes, qui s’est également opposé au néolibéralisme, il s’est non seulement manifesté à travers le grand mouvement de la Marche mondiale des femmes, mais aussi en lien direct avec l’économie (Red Latinamericana Mujeres Transformando la Economía) de même qu’au sein des autres mouvements, notamment les mouvements autochtone et paysan qui incluent tous deux des instances propres aux femmes. Bref, même s’il est indéniable que le modèle de développement ultralibéral a réussi à exercer son emprise sur l’ensemble de l’Amérique latine, il n’en demeure pas moins que la résistance face aux politiques ultralibérales s’est fait sentir un peu partout sur le continent. Qui plus est, elle a été un terreau dans lequel s’est effectuée cette quête d’alternatives dont le virage à gauche en est une manifestation sur la scène politique, ceci depuis la victoire de Chavez en 1999 jusqu’à l’arrivée au pouvoir du Frente Farabundo Marti para la Libéracion Nacional (FMLN) au Salvador en juin 2009, en passant par celles d’Evo Morales en Bolivie en 2005 et de Rafael Correa en Équateur l’année suivante.
Nous traversons présentement la plus importante crise économique depuis celle de 1929, crise qui sévit à l’échelle internationale, incluant l’Amérique latine. Cette crise, il est vrai, tout comme celle de 1929, a éclaté dans le secteur financier, mais elle n’est pas que financière, elle correspond aussi à une crise économique profonde, une crise systémique de surproduction, c’est-à-dire une trop grande capacité de production par rapport à la capacité de consommation des populations [10]. Cela explique l’existence d’un important surplus de capitaux ne pouvant être investis dans la production de biens et de services qui ont afflué dans le secteur financier, causant la croissance d’abord d’une bulle technologique qui a éclaté puis d’une bulle immobilière qui, lorsqu’elle a implosé, a déclenché une crise économique à l’échelle mondiale. Évidemment, la croissance de telles bulles a été favorisée par les politiques de libéralisation financière et, intimement lié à ces dernières, le développement de paradis fiscaux. Les impacts immédiats de la crise sont nombreux et importants : baisse de la production, diminution de la consommation, montée du chômage, etc. Fait à souligner, en affectant directement les détenteurs du capital, elle aurait aussi eu comme effet de diminuer l’écart entre les riches et les pauvres, sans pour autant que ces derniers en profitent, puisqu’il n’y a pas eu de redistribution de richesse, seulement une destruction de valeurs mobilières [11]. Ainsi, selon la revue Forbes, il y avait, en 2008, dans le monde 1 125 milliardaires dont le patrimoine s’élevait à 4,4 billions (mille milliards) de dollars US tandis qu’un an plus tard il n’y en avait plus que 793 avec un patrimoine de 2,4 billions de dollars US. En Amérique latine, les pays les plus vulnérables face à la crise sont ceux dont les économies sont les plus globalisées, qui sont davantage ouvertes et extraverties, dépendantes face au marché mondial, c’est-à-dire paradoxalement les pays qui ont appliqué avec le plus d’assiduité les recettes imposées par les IFI (le FMI et la BM) comme le Mexique, la Colombie et le Chili (selon un groupe de travail de Consejo Latinoamericano de Ciencias Sociales (CLACSO)). Plus fondamentalement encore, cette crise est non seulement économique, elle est également une crise de société, de la société capitaliste, du modèle de développement « néolibéral » ou « ultralibéral » qui a généré une extrême concentration de la richesse et autant d’inégalités au sein et entre les sociétés, sociétés qui ne sont pas viables socialement et qui sont fondées sur un mode d’exploitation des ressources menaçant l’avenir de la planète. Sont donc en jeu à la fois les rapports entre les humains et ceux qui se sont établis avec la nature. En d’autres termes, pour répondre adéquatement à une telle crise multidimensionnelle, il faudra plus que des mesures conjoncturelles ou des réaménagements partiels, il faudra réviser fondamentalement le système mondial, chacune de nos sociétés et notre modèle de développement. Quelle sera l’envergure des changements à venir ? Les États, surtout au Nord, sont intervenus massivement dans l’économie (on parle d’une somme totale d’environ 18 billions de dollars US), allant même jusqu’à nationaliser de grandes banques, un genre d’intervention qui aurait été qualifiée de « socialiste » ou de « communiste » il n’y pas si longtemps. Cela n’est pas allé sans provoquer en octobre 2008 la raillerie du président Chavez du Venezuela à l’endroit du président étasunien qu’il a affublé du titre de « camarade Bush ». Par ailleurs, il s’est aussi dégagé un consensus sur la nécessité d’introduire davantage de régulation des systèmes financiers. Tout semble donc indiquer la fin du néolibéralisme. Dans quel sens ira l’évolution ? Pour le moment, suite à la perte de crédibilité du courant ultralibéral, une des tendances qui connaît une certaine ampleur est celle que l’on pourrait qualifier de sociale démocratie globale (Walden Bello) ou de Keynésianisme vert (Susan George [12]), c’est-à-dire davantage de régulation économique, de redistribution de richesse vers les pays et les strates sociales appauvris et de contrôle des effets écologiques de la production, mais sans remettre fondamentalement en question la propriété et le contrôle privés des moyens de production, l’institution du marché et la mondialisation économique. Un des intellectuels qui est à l’avant-scène de cette tendance est Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie et ancien vice-président de la Banque mondiale. Ce dernier a donné son nom à une commission créée par le président français dont le mandat était la redéfinition des indicateurs de la performance économique et du progrès social. Le rapport soumis le 14 septembre dernier avec ses 12 recommandations contient une critique de la notion de PIB utilisée jusqu’à ce jour de même qu’une analyse des indicateurs de la qualité de vie et du développement durable. Cela remet jusqu’à un certain point en question la conception dominante du développement depuis la fin de la Deuxième Guerre, laquelle est fondée essentiellement sur la croissance du PIB [13]. En outre, un autre rapport, celui de la commission d’experts présidée par ce même économiste et créée par le président de l’Assemblée générale de l’ONU, Miguel d’Escoto, en prévision de la Conférence sur la crise financière et économique mondiale qui s’est tenue du 24 au 26 juin 2009, incluait des recommandations sur la réforme du système monétaire et financier international allant dans le même sens. On y propose notamment une meilleure dotation de fonds pour que les États du Sud puissent appliquer des mesures anticycliques de relance économique ainsi qu’une démocratisation des institutions économiques internationales à travers la création d’un Conseil mondial de coordination économique plus représentatif que l’actuel G20. Par contre, cette conférence n’a pas eu l’impact escompté, ayant été largement boycottée par les gouvernements du Nord, par ceux des pays en émergence ainsi que par la presse internationale. Le seul chef d’État présent était le président de l’Équateur, Rafael Correa. Tout cela nous suggère que les pressions sont fortes de la part des pays les plus puissants du système mondial pour que les solutions à la crise n’émanent pas d’instances plus larges et démocratiques comme l’ONU, mais plutôt de clubs plus restreints comme le G20 et le G8 où ils pourront plus facilement imposer leurs vues. De fait, il y a lieu de s’inquiéter à en juger par les résultats de la réunion du G20 à Londres en avril 2009, où on a décidé d’injecter 1,1 billion de dollars US dans le système financier et commercial international, dont 750 milliards par le truchement du FMI, ceci sans autre forme de procès. Or, le FMI est pourtant l’une des IFI qui a induit avec le plus d’autorité les politiques néolibérales qui sont intimement liées à la crise actuelle. On est donc encore loin d’un monde plus soucieux des besoins sociaux et qui respecte davantage la nature. De façon générale, il faudra apprécier les changements qui s’annoncent en allant au-delà des discours et des symboles qui seront véhiculés, en scrutant de près les nouvelles normes et pratiques qui seront instaurées et en se demandant pourquoi elles ont été mises en place, qui les contrôle et qui en profite. Somme toute, il y a de nombreux intérêts en jeu et l’évolution peut aller dans plusieurs sens, soit d’une « barbarisation » du capitalisme à travers les formes les plus autoritaires jusqu’à l’émergence de sociétés solidaires [14]. Ainsi, par exemple, face à la crise alimentaire plusieurs solutions peuvent être envisagées. Dans ce contexte, qui bénéficierait d’une seconde révolution verte fondée sur l’usage intensif de semences génétiquement modifiées tel que le propose l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO)? Or, l’Amérique latine constituant la principale réserve de terres cultivables au monde, il y aurait certainement là une belle occasion d’augmenter les profits pour des entreprises transnationales comme Monsanto. Il en est de même de la bourse du carbone qui invite les entreprises privées à profiter de la dégradation environnementale pour faire de nouvelles affaires dans des projets supposément verts. Sans un organisme indépendant et crédible de vérification et sans un véritable contrôle citoyen, ces projets risquent d’être davantage orientés vers la quête de profits que vers la solution des problèmes écologiques. C’est que le marché n’est pas une institution de bienfaisance, mais une institution fondée sur la recherche du profit qui tend intrinsèquement à concentrer la richesse. En outre, comme l’a mentionné la journaliste canadienne Naomi Klein [15], les guerres, les coups d’État et les catastrophes naturelles engendrent des situations de peur, idéales pour que les populations acceptent des politiques qui autrement n’auraient pas suscité l’adhésion, comme, par exemple, les politiques de sécurité instaurées après le 11 septembre, lesquelles ont d’ailleurs été très profitables pour plusieurs grandes entreprises privées. Que se passerait-il si, face à la crise économique, après avoir injecté tous ces billions de dollars dans l’économie, les États se retiraient tout simplement une fois la tempête passée? Hé bien, cela signifierait tout simplement un transfert massif de fonds publics des citoyens vers le secteur privé, transfert effectué pratiquement sans la moindre opposition dans le contexte de panique de la crise. Ainsi, à notre avis, un des enjeux fondamentaux de cette crise est d’assurer un contrôle politique du marché et des entreprises par des institutions étatiques et interétatiques démocratiques et par les citoyens organisés. Pour le moment tout est encore assez flou et confus. Nous sommes loin d’un nouvel équilibre. Assistera-t-on à la naissance de sociétés plus égalitaires fondées sur de nouvelles valeurs? Tentera-t-on de protéger à tout prix les intérêts dominants en induisant un changement superficiel ? Selon certains [16], la fin du capitalisme est proche et, politiquement, cela correspondrait également à la fin de l’hégémonie étasunienne. Nous entamerions apparemment une période de relative instabilité durant laquelle un nouveau système émergera. S’il n’est pas possible de prédire avec certitude que le capitalisme soit vraiment à l’agonie, voilà tout au moins un contexte socialement dynamique qui ouvre des perspectives intéressantes pour la gauche latino-américaine.
N’en déplaise à Monsieur Fukuyama, ce n’est pas la fin de l’histoire et le capitalisme dans sa forme actuelle n’est pas le stade ultime de la civilisation. Cette crise montre à l’évidence qu’on peut faire mieux. Déjà, de par la richesse et la créativité de leurs expériences et de leurs luttes visant à construire un monde différent du paradigme dominant, un peu partout en Amérique latine, berceau du Forum social mondial, les gens à la base ont démontré qu’« un autre monde est possible ». La crise actuelle est le moment idéal pour mettre de l’avant ces alternatives économiques, sociales et culturelles, leur donner un caractère plus universel et les inscrire dans des projets de sociétés plus justes, plus solidaires et plus durables. Ainsi, les propositions de nature économique et la quête de nouveaux paradigmes de développement s’inscriront au sein de projets de sociétés inclusives, ou, comme le réclame le mouvement autochtone, au service du mieux-vivre, du Buen Vivir des populations aujourd’hui largement exclues. Pour ce faire, de prime abord il y a au moins trois exigences. D’abord, il faut dépasser le caractère limité et particulier de chacune de ces alternatives en les systématisant, généralisant et diffusant et en les insérant dans une démarche politique de construction de sociétés solidaires. Il faut aussi lutter pour une redistribution importante de la richesse, ce qui constitue une condition économique nécessaire pour que de telles sociétés voient le jour. Enfin, il faut tisser des alliances et construire des réseaux qui permettront de générer une force sociale capable d’influencer les décisions en faveur des projets de société qui seront mis de l’avant, ce qui constitue une condition politique essentielle pour remplir les deux premières exigences. L’approfondissement de telles alternatives de développement peut certainement être favorisé par les gouvernements de la gauche latino-américaine qui canalisent à une échelle plus large nombre de propositions issues des organisations populaires et des ONG. Il faut cependant tenir compte de certains facteurs, externes et internes, susceptibles d’avoir un effet important sur la structuration de nouveaux modèles de développement. Il y a d’abord les acteurs de la coopération internationale, milieu hétérogène où se croisent des intérêts divergents. D’une part, ils influencent les politiques des États, surtout à travers ce qu’on appelle souvent la « coopération officielle » des États du Nord et des organisations internationales. D’autre part, ils soutiennent plusieurs des organisations d’Amérique latine mettant de l’avant des visions alternatives du développement, ceci principalement à travers ce qu’on dénomme généralement la « coopération solidaire » des ONG du Nord. Entre les deux, il y a bien sûr les firmes de consultants, les agences d’exécution et les fondations privées financées par de grandes entreprises dont les interventions sont généralement, mais pas nécessairement, plus près de la coopération officielle. Dans le contexte actuel de la coopération internationale, les deux aspects les plus importants et structurants du paradigme dominant du développement international sont la lutte contre la pauvreté et l’efficacité de l’aide. Il est certain que la lutte contre la pauvreté, qui est au centre des préoccupations à l’échelle mondiale et qui s’est institutionnalisée à travers les Objectifs de développement du millénaire (ODM), pourrait constituer un ancrage intéressant pour induire une redistribution de la richesse. Cela impliquerait cependant un changement radical du modèle de développement qui, durant ces dernières décennies, a mis l'accent sur la croissance et minimisé les mesures de péréquation et de redistribution qui auraient affecté les intérêts des classes et couches sociales qui concentrent la richesse. On pourrait songer à des mesures telles que la réforme agraire intégrale, l’amélioration des régimes fiscaux nationaux, l’instauration d’une taxe internationale et l’annulation des dettes injustes des pays du Sud. Ainsi, les stratégies de réduction de la pauvreté mises de l’avant par le FMI et la BM, qui incluent des actions pertinentes dans les domaines de la santé et de l’éducation, reposent néanmoins fondamentalement sur une stratégie de croissance accélérée par le marché, c’est-à-dire sur une stratégie qui est intimement liée à l’augmentation des inégalités sociales. Quant à la notion d’efficacité de l’aide, qui a été proposée dans la Déclaration de Paris en 2005 et qui a débouché sur un Programme d’action à Accra en 2008, elle possède certes la vertu de chercher à augmenter l’impact des programmes de coopération, mais ce faisant elle centre le regard sur les moyens utilisés. Elle fait de l’aide une question avant tout technique liée aux façons de la prodiguer, aux méthodes de gestions et aux formes de renforcement des institutions. N’est-ce pas là une façon subtile, sous prétexte d’efficacité, d’aligner l’ensemble des acteurs de la coopération, en particulier les voix discordantes, autour d’un projet de société que l’on évite de discuter? On tend ainsi à dépolitiser le développement en favorisant une technicisation de ses stratégies, évacuant du débat la question aujourd’hui plus que jamais fondamentale et éminemment politique de savoir quels genres de sociétés on veut contribuer à édifier. Si on prétend sérieusement promouvoir l’émergence de sociétés solidaires, plus égalitaires entre les pays, les classes, les ethnies et les genres, qui respectent la nature, on ne pourra pas faire l’économie d’un débat autour de cette question, ce qui implique donc une repolitisation du développement, voire un questionnement profond de ce que l’on entend par développement [17]. Au-delà du rôle important joué par les acteurs de la coopération internationale, il faudra également tenir compte des facteurs internes, en commençant par la nature même des politiques de développement des régimes de la gauche latino-américaine. Sans aller dans les détails, on peut dire que leurs politiques de développement vont dans deux sens complémentaires. Il y a d’abord une tendance généralisée à revaloriser, à renforcer le rôle de l’État dans le développement, rôle grandement érodé par les politiques ultralibérales, au point où plusieurs pays du continent n’avaient même plus de programme national de développement, laissant le marché agir avec un minimum de contrôle. Intimement liée à cette dernière, il y a aussi une tendance claire, surtout dans le cas de certains pays jusqu’à récemment fortement subordonnés aux intérêts transnationaux et aujourd’hui inclus dans ce que d’aucuns ont qualifié de gauche « radicale » comme le Venezuela, l’Équateur et la Bolivie, à recouvrer leur souveraineté sur les ressources nationales et à redéfinir les termes de l’échange. Cette tendance se manifeste également à l’échelle globale dans des projets d’intégration continentale comme l’Alternative bolivarienne pour les Amériques (ALBA) et l’Union des Nations sud-américaines (UNASUR). Par ailleurs, au-delà des discours, les grands projets de développement qui émergent jusqu’à ce jour dans ces pays ne remettent pas fondamentalement en question la façon de produire et les rapports avec la nature. Ils sont essentiellement productivistes, centrés sur l’extraction des richesses naturelles dans le cas du Venezuela, de l’Équateur et de la Bolivie, orientés vers l’agro-exportation dans le cas du Brésil. De là d’ailleurs les critiques, voire l’opposition de plusieurs organisations écologistes et autochtones. En outre, en renforçant le rôle de l’État, ces régimes sont souvent tentés, au nom de l’intérêt national, si ce n’est de coopter et d’exercer un contrôle, tout au moins de limiter l’expression et l’impact des organisations populaires et des ONG qui s’opposent aux politiques qu’ils mettent en place, ce qui constitue une menace au pluralisme et à l’autonomie des mouvements sociaux. Ainsi, à partir du renforcement du rôle de l’État émerge un réel danger de centralisme et de verticalisme. Or, l’action créatrice des organisations de la société civile, qui exige une telle autonomie, est essentielle, non seulement pour pousser encore plus loin les expériences de ces régimes dans le sens d’une véritable démocratisation du développement, mais aussi éventuellement pour les soutenir face aux forces conservatrices. À ce tableau, il faudrait évidemment ajouter le secteur privé (entreprises nationales et transnationales) qui fait sentir son influence, directement et indirectement, sur les processus de développement. Ainsi, par l’activité économique des entreprises, il exerce une emprise directe sur les modèles réels de développement, par la pression qu’il déploie sur les États et les institutions internationales, il influence de façon marquante les politiques de développement et par les fondations qu’il a créées, il met lui-même en œuvre des programmes de développement. Durant le règne de l’ultralibéralisme triomphant, le secteur privé a joué un rôle déterminant, c’est là précisément où s’est accumulée et concentrée la richesse et ce sont essentiellement les citoyens organisés qui ont joué un rôle de contrepoids. Maintenant, avec ces régimes inspirés à gauche, les États sont appelés à jouer un rôle plus vigoureux, diminuant donc l’influence relative du secteur privé, mais ne se rangeant pas pour autant du côté des mouvements populaires. En conclusion, l’Amérique latine traverse un moment historique emballant dont l’horizon n’est pas encore bien défini et c’est de cette dynamique complexe entre les acteurs externes et internes, entre le Prince, l’Entrepreneur et le Citoyen, qu’émergeront les nouveaux paradigmes du développement. __________________________________________________________________
[1] Paradoxalement, ce ne sont pas nécessairement les pays qui ont appliqué avec le plus de rigueur les politiques néolibérales qui se sont le plus développés économiquement. Ainsi, plusieurs des pays asiatiques qui ont connu une croissance économique élevée, comme la Chine, la Corée du Sud, Taïwan, Singapour et la Malaisie, bien qu’ils aient des économies de marché, possèdent des États interventionnistes, au point où on les appelle parfois des Capitalist Development States (États capitalistes développeurs). Par contre, certains pays latino-américains qui, comme le Mexique et l’Argentine, ont été davantage rigoureux dans l’application des principes néolibéraux, ont connu de graves problèmes économiques.
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