Pub 2017

pub fondaction

 


 

Sommaire
Volume 5, no 1
Le commerce équitable à la croisée des chemins : quels scénarios pour le futur ?

"Pour télécharger le fichier pdf, cliquez ici

Le commerce équitable à la croisée des chemins : quels scénarios pour le futur ? [1]

 

Jean-Frédéric Lemay, JFL Consultants


 Introduction 


Entre le milieu des années 1990 et 2000, le commerce équitable a connu une croissance importante tant au niveau de ventes que de la renommée. Alors que les ventes de café et de bananes équitables atteignaient jusqu’à 10% du marché dans certains pays d’Europe, la renommée de la pratique allait en grandissant. Par exemple, le logo de la filière certifiée du commerce équitable a été identifié comme étant le logo plus tendance en 2009, 450 parlementaires européens se sont engagés officiellement à le soutenir en s’assurant que ses objectifs soient reflétés dans les politiques, en Grande-Bretagne un pays où l’organisation de commerce équitable Café Direct est devenue la sixième plus grande marque de café. Au Québec et au Canada, le travail d’organismes comme Équiterre a fait connaître les produits équitables du grand public, alors que la variété de produits allait en grandissant. Les structures de vente et de distribution se sont multipliées et un réel marché commençait à voir le jour.

Le mouvement du commerce équitable a donc parcouru un chemin énorme depuis les premières importations d’artisanat dans les années 1940-1950 : il s’est structuré comme mouvement, il a développé un marché avec de multiples produits et il a contribué au plaidoyer politique en faveur d’un commerce plus juste. Pourtant, le commerce équitable demeure toujours très marginal lorsqu’on le compare aux ventes de produits conventionnels : 0,14% du marché mondial du thé et 0,8% pour le café en 2009. Le mouvement du commerce équitable fait donc face à une situation particulière qui caractérise les nouveaux marchés qui deviennent populaires rapidement : des taux de croissance annuels très élevés, mais des parts totales de marché infinitésimales.

Aussi, depuis quelques années, on remarque que la tendance à l’achat local reprend le haut du pavé au niveau des problématiques associées à l’agriculture, ce qui occasionne un certain recul du commerce équitable. En effet, les campagnes, projets de recherche et projets d’ONG autour de la souveraineté alimentaire et l’achat local se multiplient alors que les questions associées au commerce international se font moins présentes. Doublée du contexte de crise économique et des coupures dans les fonds dédiés à l’aide internationale au Canada [2], cette tendance fait en sorte que le commerce est en retrait depuis les trois ou quatre dernières années. Au Québec, cela se manifeste par la fragilisation des entreprises et organismes associés au commerce équitable : Équita a fait faillite, tandis que d’autres organismes se sont quelque peu retirés de la vente ou de la promotion des produits équitables à la suite des coupures de l’ACDI (Équiterre, le CSI, etc.).  

Si le commerce équitable est marqué par des mutations internes (multiplication des acteurs, participation et critiques accrues des producteurs et nouvelles pratiques) et externes (apparition de nouveaux labels associatifs, initiatives privées de commerce dit éthique ou encore implication de l’État dans la reconnaissance de la pratique), le contexte actuel fait en sorte que les nouvelles avenues que doit emprunter le mouvement sont de plus en plus nécessaires, dans la mesure où il est fragilisé par le contexte politique et économique. On parlait d’une crise de croissance qui menace sa pérennité en 2009 (Gendron, Palma Torres et Bisaillon, 2009) en se référant surtout au mouvement lui-même (débats internes, résultats ambigus, etc.), alors qu’aujourd’hui le contexte rend la situation encore plus difficile.

Ce texte est une synthèse actualisée du livre Commerce équitable. Les défis de solidarité dans les échanges internationaux qui vise à positionner le commerce équitable aujourd’hui devant les défis et les diverses orientations que prend le mouvement. Après avoir présenté rapidement l’évolution du mouvement et son fonctionnement, nous présenterons trois scénarios qui, à notre avis, constituent des possibilités d’évolution du mouvement dans les prochaines années.

L’évolution du mouvement


Il est important de situer l’évolution du mouvement pour comprendre les options qui s’offrent à lui. Il s’agit d’un mouvement qui est passé par plusieurs phases d’institutionnalisation et qui vit aujourd’hui certains questionnements quant à ses orientations et sa gouvernance. Le schéma suivant présente les cinq phases d’évolution du mouvement.

tab1

La dernière phase, celle du contexte d’aujourd’hui, est donc marquée par une recomposition du mouvement associé à une certaine crise de gouvernance (place des producteurs dans les prises de décision, inclusion des plus petits producteurs dans les filières certifiées, etc.) dans un contexte marqué par la crise économique (retrait vers le localisme et baisse des ventes) et les changements d’orientations politiques au Canada.

Le fonctionnement du commerce équitable


Le mouvement du commerce équitable est fort diversifié et il est complexe de donner une image claire de son fonctionnement dans un court texte. Toutefois, il est possible de simplifier sa structure en présentant deux filières qui suivent des trajectoires économiques presque à l’opposé : l’une, la filière qui certifie les produits agroalimentaires est en pleine croissance alors que l’autre, qui distribue les produits artisanaux et transformés (spécialisée) est plutôt en déclin. Ces deux grandes filières proposent des façons de faire qui diffèrent passablement, même si des tentatives de rapprochement ont été faites ces dernières années. Le tableau suivant compare leur fonctionnement.

tab2

La filière intégrée est aux racines du commerce équitable avec une approche qui vise à intégrer des organismes de commerce équitable dans une relation de proximité par le biais d'un mécanisme d’accréditation. Pour simplifier, on pourrait mentionner qu’elle vise à créer des filières « 100% équitable ». De son côté, la filière certifiée est plutôt axée sur la notion de distance entre les acteurs et de confiance par le biais d’une certification garantie par des tiers. Cette filière illustre aussi une volonté du mouvement de sortir des cercles militants et de développer des marchés axés sur le volume par le biais des entreprises de distribution et de détail conventionnelles. Si ces stratégies ont été critiquées, dont l’utilisation de la « grande distribution » comme canal de vente, elles ont quand même été en bonne partie responsables de la popularité et de la croissance des ventes du commerce équitable.

Les collaborations et conflits entre ces deux filières ont marqué une bonne partie de l’histoire du mouvement de commerce équitable. Toutefois, ces dernières années, on observe un rapprochement entre elles dans un contexte où le mouvement fait face à des pressions qui sont de nature différente et plutôt extérieures. Toutefois, il demeure que la capacité de collaboration entre ces filières demeure une des clés de la survie du commerce équitable et fera, à notre avis, partie intégrante des scénarios d’avenir.

Quels scénarios pour le futur ?


Malgré les tensions internes relatives aux stratégies utilisées (certification ou intégration, entre autres) et aux pressions du contexte (crise, compétition des firmes privées, labels alternatifs, etc.), de nouvelles pratiques et collaborations émergent au centre ou en périphérie du mouvement et constituent le germe de ce que sera le commerce équitable de demain.

Devant cette dynamique qui amène une certaine confusion et avant d’envisager des scénarios pour demain, il est important de se rappeler le potentiel transformateur du commerce équitable, sa mission première en quelque sorte. Il s’agit d’une mission qui malgré l’évolution du mouvement ou du contexte demeurera pertinente.

"Le commerce équitable ne peut-il être considéré comme un moyen pour les habitants du Nord d’interroger leur mode de vie, largement centré sur la consommation, et de s’intéresser à la manière de vivre des autres populations du monde ? Dans cette perspective, la réflexion proposée par le commerce équitable est au fondement de tout changement social, mobilisé par le sentiment d’injustice et de révolte du monde contemporain. Le commerce équitable n’est-il pas, en fin de compte, un point de départ pour une réflexion écologique et sociale sur les échanges entre les hommes ?" (Diaz Pedregal, 2008 : 22) 

Les défis se situent donc moins au niveau de la pertinence ou des fondements du commerce équitable que de ses stratégies et de sa gouvernance.

Avant de présenter les scénarios, il faut noter que les tensions internes au mouvement sont inévitables. En effet, les tensions autour des stratégies à utiliser pour produire le changement escompté sont inévitables et se situent au cœur du fonctionnement des mouvements sociaux. Si on peut s’entendre sur les grands objectifs formulés en termes d’impacts sociaux, environnementaux et économiques, les stratégies pour y arriver et les objectifs intermédiaires feront toujours objets de débat [3]. C’est la capacité du mouvement à les organiser et à les canaliser qui lui permettra de survivre. Aussi, il lui faut être en mesure d’identifier et de valoriser certaines tendances émergentes qui pourraient devenir structurantes pour le mouvement. C’est l’objectif des trois scénarios que nous présentons et qui constituent certaines avenues possibles du mouvement. 

Scénario 1. La multiplication des initiatives provoque la banalisation du commerce équitable

Le premier scénario est celui de la banalisation et de la marginalisation du commerce équitable. Dans le contexte actuel, il semble qu’il reste tout de même probable. Cette dilution n’est cependant pas expliquée que par le contexte économique difficile, mais bien par des choix stratégiques du mouvement relatifs à la multiplication des labels et aux alliances établies par le commerce équitable avec les acteurs conventionnels.

On remarque qu’une multitude de labels se développent et s’adressent à des segments de marchés de plus en plus précis : le consommateur qui désire protéger les forêts, qui vise le développement des communautés de producteurs uniquement ou qui veut contribuer aux pratiques durables de certaines productions. En plus de ces labels (UTz, Rainforest alliance, etc.), les firmes privées développent elles aussi leurs programmes de durabilité et utilisent leurs ressources, souvent très importantes, pour les promouvoir. Alors que le commerce équitable s’associait à des objectifs de développement global, la tendance actuelle est à la segmentation de ces objectifs en fonction des types de consommateurs. Le consommateur est alors devant des choix qui se multiplient et une certaine complexité quant à l’information et à sa validité. En l’absence de régulation de l’État sur la terminologie (équitable, durable, etc.), il y a risque de confusion du consommateur d’un côté et d’effacement du commerce équitable de l’autre. Pour faire une comparaison imparfaite, le commerce équitable est un peu à l’image de la télévision généraliste qui se noie dans la multiplication des chaînes spécialisées visant des publics plus précis. Pour le commerce équitable, cela fait en sorte que des initiatives de commerce équitable « light » voient le jour et prennent des parts de marché de plus en plus importantes.

Si cette tendance se maintient, on peut envisager le scénario suivant:

fig1


Scénario 2. Les mécanismes de régulation amènent une forte institutionnalisation du commerce équitable

Le second scénario est celui d’une régulation du terme équitable obligé par les autorités étatiques qui forcent les acteurs du commerce équitable à se mettre d’accord. Le danger de cette démarche est que le mouvement devient à la merci de ce que l’État considère comme étant un acteur du commerce équitable qui peut inclure des organisations qui sont en fait des compétiteurs du mouvement. Au Québec, on pourrait imaginer un scénario où le gouvernement québécois convoque les acteurs afin de définir un cahier des charges commun qui sera placé sous la responsabilité du Conseil des appellations réservées et des termes valorisants (CARTV). Cette place prise par l’État risque d’être encouragée si des contestations judiciaires se multiplient quant à l’utilisation de critères spécifiques dans les marchés publics. Par exemple, si plusieurs municipalités exigent du café équitable dans leurs appels d’offres, les contestations pourraient alors se multiplier et obliger l’État à déclencher un processus de formalisation du commerce équitable.

fig2

Scénario 3. Le commerce équitable se recompose autour de pratiques nouvelles

Si dans les deux premiers scénarios les acteurs du commerce équitable étaient à la merci des autres acteurs ou de l’État, le troisième est celui pour lequel les acteurs du mouvement procèdent à une réorientation interne qui leur permet de faire face aux menaces associées à la dilution.

fig3

Conclusion : les nécessaires alliances du commerce équitable


Même si ce scénario est celui qui, à notre avis, permettra au mouvement de durer sans se diluer, il demeure que les évolutions du contexte le rendent tout de même fragile. C’est dans ce contexte que le mouvement doit aussi développer de nouvelles collaborations avec d’autres mouvements, ce qui lui permettra de résoudre certaines contradictions et de se développer dans de nouvelles directions. Ces alliances avec d’autres mouvements ne sont pas nouvelles pour le mouvement. En effet, au cours de son évolution il s’est associé à divers mouvements dont ceux de la consommation responsable, au mouvement étudiant, au mouvement syndical, à l’économie solidaire et au mouvement écologiste. Par exemple, l’association du commerce équitable au mouvement visant à contrer les ateliers de misère a été un moteur de croissance dans les années 1990-2000 pour certains produits, dont le coton, alors que le mouvement étudiant au Québec a aussi été un joueur important dans son évolution. La question est donc de savoir qui seraient les alliés naturels des acteurs du commerce équitable aujourd’hui ?

Nous croyons que le commerce équitable doit s’associer d’abord plus étroitement au mouvement coopératif avec qui il a des affinités toutes naturelles puisque les coopératives sont quand même au cœur du modèle porté par ce mouvement. Si les coopératives agricoles ont été au cœur du développement du mouvement, d’autres secteurs peuvent aussi être investis dont le financement et la transformation des produits. Encore plus que le mouvement coopératif, nous pensons que le commerce équitable doit créer des alliances claires avec le mouvement pour la souveraineté alimentaire puisque l’ambiguïté entre circuits de commercialisation locaux et solidarité internationale est au cœur des tensions qui animent le mouvement, alors que le mouvement pour la souveraineté alimentaire l'a placée en son cœur. Ce mouvement est apparu en 1996 lors du Sommet mondial de l’alimentation puis s’est incarné localement lors du sommet Nourrir notre Monde à Montréal en 2007.

Le mouvement pour la souveraineté alimentaire est probablement le mouvement émergent le plus solide et porteur de changements dans le secteur de l’agriculture durable et équitable. Une alliance avec le commerce équitable forcera aussi une meilleure articulation du local et de global dans une dynamique de stratégies complémentaires d’échelle évitant à la souveraineté alimentaire le piège du localisme et introduisant la solidarité locale dans la vision du commerce équitable.

En somme, pour contrer le risque de dilution, les acteurs du commerce équitable devront revoir leurs objectifs et leur mode de gouvernance, mais pour assurer la survie du mouvement et la résolution de certaines contradictions, de nouvelles alliances sont nécessaires avec des mouvements sociaux qui portent les enjeux émergents du commerce équitable. Le mouvement coopératif et celui de la souveraineté alimentaire constituent deux alliés naturels pour le commerce équitable si ce dernier veut continuer à croître dans le contexte difficile qui menace aujourd’hui sa survie.

Bibliographie


DIAZ PEDREGAL V., 2007. Le commerce équitable dans la France contemporaine – Idéologies et pratiques, Paris, L’Harmattan, collection Logiques Sociales, 266 p.

FAVREAU, L et Coll.. 2010. Mouvement sociaux, démocratie et développement Les défis d’une mondialisation solidaire, PUQ, Collection Initiatives.

GENDRON, C., PALMA TORRES, A et V. BISAILLON, 2009. Quel commerce équitable pour demain?. Pour une nouvelle gouvernance des échanges, Ed. Charles-Léopold Mayer, France, 272 p.

KRIER, J-M. 2008. Fair Trade 2007: New Facts And Figures From An Ongoing Success, DAWS, the Dutch World Shop association and Fair Trade Advocacy Office, 160 P. http://www.fairfutures.at/doku/FairTrade2007newfacts+figures.pdf  
http://www.fairfutures.at/f+f2007.html

LEMAY ET COLL. 2010. Commerce équitable. Les défis de la solidarité dans les échanges internationaux, PUQ, Collection initiatives.

LIZANA HUMAN, M. 2002. Marcando huellas: 10 años de experiencia de CIAP por el desarrollo de los artesanos, Lima, Ed. CIAP.

WILKINSON, J., 2007, “Fair Trade: Dynamic and Dilemmas of a Market Oriented Global Social Movement”, Journal of Consumer Policy, 30: 219-239

______________________________________________

[1] Cet article s’appuie sur un livre publié par l’auteur en collaboration avec Louis Favreau et Christophe Maldidier (Le commerce équitable. Les défis de la solidarité dans les échanges internationaux). 
[2] Par exemple, l’ACDI a coupé plusieurs fonds associés à l’éducation au développement qui finançaient la plupart des campagnes de promotion du commerce équitable. 
[3] Par exemple : doit-on privilégier le volume ou la qualité; peut-on travailler avec les acteurs conventionnels et dans quelle mesure? Comment intégrer les circuits courts et le local dans la pratique? Qui sont les producteurs partenaires et quelles sont leurs caractéristiques? La multiplication des labels est-elle une bonne chose? 
 

Vous lisez présentement:

 
La solidarité internationale dans tous ses états !
septembre 2013
La solidarité internationale s'est développée de façon nouvelle entre les mouvements sociaux du Nord et du Sud au cours de la dernière décennie, profitant notamment de l'arrivée des Forums sociaux mondiaux. L'évolution de la conjoncture générale pose cependant des défis de taille aux organisations québécoises et canadiennes et à leurs partenaires du Sud. Un état de la situation s'impose donc.
     
Tous droits réservés (c) - Éditions Vie Économique 2009| Développé par CreationMW