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ESS française : quelles relations avec le Sud ?
L’exemple du Crédit Coopératif
Hugues Sibille
Vice-Président du Crédit Coopératif
Président de l’Ides
L'Économie sociale et solidaire (ESS) française n'a pas de stratégie unifiée et cohérente envers les pays du Sud. Il existe des stratégies, par secteur ou par pays, des Organisations non gouvernementales (ONG). Il y a de façon plus récente des stratégies entrepreneuriales de coopératives ou mutuelles françaises. Il peut exister ici ou là des coopérations ponctuelles entre différentes organisations. Mais pas de stratégie d'ensemble reposant sur une vision partagée du développement et l'invention d'une autre mondialisation. Elle se cherche aujourd'hui, d'où le fort enjeu politique de la période.
Il faut d'abord rappeler que le terme d'Économie sociale et solidaire est récent en France :
- Il y eut longtemps une Économie sociale «historique» rassemblant les structures à statut de sociétés de personnes (associations, coopératives, mutuelles) qui pratiquent une solidarité entre leurs membres, ceux-ci participant à la gouvernance. La création en 1982 par le ministre du Plan, Michel Rocard, d'une Délégation interministérielle à l'économie sociale, donna une première reconnaissance et unité à ce secteur.
- Puis émergea une Économie solidaire dans les années 1980-1990, avec les entreprises d'insertion, l'épargne alternative ou solidaire, le commerce équitable, dont la finalité de solidarité avec des personnes non membres prime sur les statuts et sur la gouvernance. La création en 2000 d'un Secrétariat d'État à l'économie solidaire reconnut cette réalité.
Entre ces deux univers, les relations furent souvent tendues.
Au-delà des enjeux de pouvoir ou de concurrence, la conception même du solidaire était pomme de discorde. Y compris la solidarité avec le Sud. L'Économie sociale instituée ou historique disait sous forme de boutade : l'Économie sociale EST solidaire en raison même de ses statuts. L'Économie solidaire émergente répliquait : vous êtes solidaires entre vos membres, vos sociétaires, mais pas vis-à-vis des exclus du travail, des habitants pauvres du Sud, des générations futures. Le terme d'Économie sociale ET solidaire apparut en 2000 avec les premières consultations régionales de l'économie sociale et solidaire. Il s'agissait de rapprocher ces deux courants à partir des territoires sur lesquels la montée massive du chômage contribuait à faire converger des points de vue et des pratiques concrètes : régies de quartier, associations intermédiaires, boutiques de gestion, plateformes d'initiatives locales.
Le terme d'ESS devient institutionnel seulement en 2012 avec la création d'un ministre délégué à l'Économie sociale et solidaire, un Conseil supérieur de l'ESS et en préparation une loi cadre de l'ESS, que le Gouvernement veut «inclusive» c’est-à-dire réunissant les entreprises à statut et celles qui, bien que n'ayant pas un statut coopératif, associatif ou mutualiste, respectent un certain nombre de critères. Les points de vue se rapprochent.
Ce détour montre que la question de la solidarité a été, et reste, un débat au sein de l'ESS. La solidarité avec le Sud n'est pas un sujet complètement partagé. C'est la raison pour laquelle la microfinance ou le commerce équitable, par exemple, n'ont longtemps pas totalement fait partie du patrimoine commun de l'économie sociale. Les choses changent. Non sans débats et contradictions.
Ce qui existe depuis 1994 en France, c'est une mise en réseau des Organisations de solidarité internationale (OSI), qui sont des organisations non gouvernementales (ONG). La France a été créative en la matière avec des Organisations de grande taille comme Médecins du monde, Médecins sans frontières, Action internationale contre la faim, Handicap International, etc. Ces ONG se sont rassemblées en 1994 dans une coordination qui s'appelle précisément SUD (solidarité urgence développement) qui regroupe 130 ONG de solidarité internationale. Le budget consolidé de ces ONG se situe un peu au-dessous du milliard d'euros, dont les deux tiers viennent de donateurs privés sous forme de dons et legs. Le tiers restant vient de l'État ou de bailleurs internationaux. Ces ONG reposent donc sur des modèles économiques construits sur la philanthropie ou l'adossement à la puissance publique, donc des modèles sensiblement différents de l'Économie sociale issue des courants coopératifs européens de la fin du XIXe siècle.
Nous y voilà. Vu par l'Économie sociale, il s'agit davantage d'action humanitaire, reposant sur la générosité, plus que d'économie démocratique, reposant sur le principe: une personne, une voix. La question de savoir si l'humanitaire fait partie de l'ESS n'est pas d'abord juridique puisque les ONG utilisent des statuts non lucratifs, mais une question culturelle et politique. Si les points de vue se rapprochent, les cultures de l'ESS et de l'humanitaire restent en partie spécifiques.
Le lieu de coopération internationale de l'Économie sociale a été et reste l'ICOSI (Institut de coopération sociale internationale) fondé autour de la Coopérative Chèque Déjeuner, avec des acteurs comme la Macif, le Crédit Coopératif et d'autres. Cet Institut a pendant longtemps été tourné d'abord vers l'Europe de l'Est et vers l’Europe du Sud. Il se tourne maintenant vers le Maghreb et l'Afrique. Il témoigne également du fait que les entreprises marchandes de l'ESS, en particulier les coopératives, commencent à développer des activités internationales, exportation, créations de filiales hors de France, montage de Joint Venture, accords de partenariat. La Coopérative Chèque Déjeuner en est le symbole: présente dans 13 pays, avec 40 % de son chiffre d'affaires réalisé hors de France. Naturellement la coopération agricole très puissante en France, avec 84 milliards d'euros de chiffre d'affaires annuel et 160 000 salariés, est concernée au premier chef par le développement international de ses activités vers le Sud.
On voit que la diversité de l'ESS, en termes de modèles économiques, d'histoire, de culture de la solidarité, de conception politique du développement, se traduit également dans une diversité des modes de relations avec le Sud. Coexistent, non sans contradictions, des stratégies humanitaires, des stratégies de coopération et de codéveloppement, des stratégies d'implantation d'entreprises ou de conquête commerciale.
Ce qui est nouveau, c'est que la diversité du rapport au Sud plutôt, vécue sous forme de confrontations et de concurrence, tend à devenir davantage une biodiversité qui assume ses différences, cherche des complémentarités, passe des alliances, s'enrichit mutuellement.
Un exemple de recherche de diversité positive est l'expérience de Convergences 2015, dans laquelle le Crédit Coopératif a été actif dès l'origine. Lancée en 2008, Convergences 2015 est une plateforme européenne destinée à établir de nouvelles convergences entre acteurs de l'ESS, acteurs associatifs, acteurs publics et acteurs privés pour promouvoir les objectifs du millénaire pour le développement (OMD) et lutter contre les précarités et les pauvretés au Sud comme au Nord. Convergences 2015 marque ainsi une double rupture : rapprocher les solidarités Nord-Sud et les solidarités Nord-Nord et décloisonner des acteurs séparés, pour fabriquer de nouvelles alliances. Convergences 2015 traite ainsi de microfinance, d'économie sociale et solidaire, d'entrepreneuriat social, de coopération internationale. Elle met en place des groupes de travail, des baromètres, un salon. ONG, banques, institutions de microfinance, entreprises et coopératives, collectivités locales et agences gouvernementales s'y côtoient. Environ 5000 personnes sont attendues en 2013.
Le Crédit Coopératif se situe pleinement dans ce mouvement de reconnaissance d'une biodiversité d'acteurs et de recherche d'alliances, pour plusieurs raisons.
D'abord parce qu'il a toujours défendu la conception d'une «Économie sociale sans rivage» (selon l'expression d'un de ses présidents, Jacques Moreau), ouverte vers des formes innovantes, émergentes de l'Économie sociale et ouverte sur le monde. Cette posture «sans rivage» l'a conduit à toujours chercher à dire «chiche» à ceux qui ont besoin de financer leurs utopies, à ceux qui veulent changer leur monde. Le Crédit Coopératif cherche à être depuis 120 ans la banque des utopies maîtrisées. Et une banque au cœur des solidarités. Les exemples sont nombreux d'outils financiers innovants créés par le Crédit Coopératif ou de partenariats conclus qui reposent sur ce fondement.
Le Crédit Coopératif a ainsi été, dès ses débuts, partenaire bancaire des acteurs du microcrédit et de la microfinance. En France, en finançant dès leur création, il y a 25 ans, des organisations comme l'Adie (Association pour le droit à l'initiative économique) lancée par Maria Nowak ou France Active, lancée par la Caisse des dépôts.
Mais aussi à l'international, ce qui témoignait bien de cette culture «sans rivage» du Crédit Coopératif. Car il n'est pas facile quand on est un établissement bancaire moyen de se préoccuper du vaste monde. Et ce choix «du sans rivage» n'est pas évident pour une banque qui appartient à ses sociétaires, car les Coopérateurs peuvent se demander si c'est bien le rôle de leur banque de se préoccuper de l'Afrique plutôt que de leurs sociétaires et des territoires sur lesquels ils vivent et travaillent. Le Crédit Coopératif a fait preuve de courage et d'imagination en répondant dès 1983 à la sollicitation du Comité Catholique contre la Faim et pour le Développement (CCFD) pour créer le fonds commun de placement (FCP) Faim et Développement qui est le premier fonds de partage, dans lequel l'épargnant abandonne une partie des intérêts de son épargne pour financer des actions de solidarité dans le Sud, grâce à une société spécialisée, la SIDI (Solidarité internationale pour le Développement et l'Investissement) dont la vocation est d'apporter des financements à des sociétés locales de financement et des appuis techniques à des initiatives économiques pérennes dans le Sud. Faim et Développement et la Sidi ont connu de très beaux succès. Le FCP a drainé 23 millions d'euros auprès de 6000 épargnants souscripteurs solidaires. La Sidi a un capital de 13 millions d'euros, investit dans 30 pays et travaille avec une soixantaine de partenaires.
Par rapport aux distinctions évoquées, le Crédit Coopératif se situe donc comme une passerelle, un passeur, un tiers de confiance, qui lui permet de travailler aussi bien avec les entreprises de l'Économie sociale historique (il est le premier banquier des Scop) qu'avec l'Économie solidaire (il est le premier banquier des entreprises d'insertion) et de même sur le plan international avec les ONG de solidarité internationale qu'avec les entreprises de l'ESS. Nombre de ces structures sont ses clients et il entretient quotidiennement des relations bancaires avec elles, pour gérer leurs comptes, leur trésorerie et leurs placements ou leur faire crédit.
Mais surtout la finance solidaire, les innovations qu'elle a engendrées, permet d'apporter des réponses diversifiées aussi bien aux ONG internationales par le biais des dons issus des produits de partage (exemples d’organisations bénéficiaires en France : Handicap International, Terre et Humanisme, Médecins du Monde, Action contre la faim) qu'aux entreprises ESS, par l'intermédiaire de l'investissement solidaire (ex.: Babyloan et Etimos pour la microfinance, Ethiquable et Alter éco pour le commerce équitable).
Aux innovations sociales doivent correspondre des innovations financières qui les accompagnent, telle est la conviction du Crédit Coopératif. La dernière en date a consisté à créer et s'appliquer à soi-même une contribution sur les transactions de change (CVTC). Le Crédit Coopératif estime qu'il ne faut pas tout attendre de la puissance publique régulatrice mais commencer par s'autoréguler. Cela fait partie de la tradition coopérative. La CVTC du Crédit Coopératif est de 0,01 % du montant des transactions de change réalisées pour son propre compte ou celui de ses clients. La contribution volontaire qui existe depuis 2011 est dédiée à des actions de solidarité internationale. Pendant 3 ans, la CVTC a été reversée à hauteur d’environ 100 000 euros par an à une organisation de lutte contre le changement climatique, le GERES, pour un projet dans l'Himalaya indien.
Au-delà de l'innovation, le Crédit Coopératif a toujours fait de la coopération une méthode de travail autant qu'un statut d'entreprise. Il ne travaille pas pour, il travaille avec. Il établit une relation ternaire entre lui comme banquier, le bénéficiaire final et des partenaires opérateurs. Il n'a pas d'abord une stratégie de filialisation ou d'achat de sociétés, mais de type partenarial.
L'exemple le plus ancien est celui de Kafo Jiginew au Mali. Dès 1983, le Crédit Coopératif s'est impliqué, à travers sa Fondation, dans la création d'un réseau de caisses coopératives d'épargne au Mali. Il n'a pas cherché à implanter une filiale au Mali mais à transmettre ses savoir-faire bancaires et coopératifs aux Maliens eux-mêmes. Ce fut un vrai programme de coopération sur 30 ans qui a permis l'émergence d'un véritable réseau mutualiste qui représente aujourd'hui 131 caisses locales, 235 000 sociétaires et 20 millions d'euros d'encours de crédit. C'est aussi cela le développement durable : savoir rester 30 ans partenaire pour faire émerger un projet.
L'exemple le plus récent est l'association RIED, Réseau International d'Éco- Développement, un cas de coopération entre ESS française, italienne et québécoise. Il s'agit de mener un projet d'habitat coopératif au Sénégal, qui réunit Etimos Italie, Socodevi (Québec), Crédit Coopératif et Macif (France).
Ce dernier exemple montre que l'enjeu actuel pour l'ESS consiste maintenant à construire des stratégies globales de codéveloppement Nord-Sud, reposant sur la coopération comme méthode, l'ingénierie de projet, des montages financiers alliant investissements et finances solidaires.
De ce point de vue, depuis les printemps arabes, la rive sud de la Méditerranée devient un enjeu stratégique de développement de l'ESS sur les deux rives de la Méditerranée. L'ESS peut apporter une réponse cohérente aux enjeux de transition démocratique et de développement de pays comme la Tunisie, le Maroc, l'Algérie, l'Égypte. Les enjeux sont colossaux. De ce fait, un certain nombre d'acteurs, autour de la Macif et du Crédit Coopératif, avec des partenaires italiens, espagnols, marocains, tunisiens, algériens de l'Économie sociale et Solidaire, se sont mis au travail pour tenter une stratégie concertée dans cette zone. Une première conférence panméditerranéenne de l'ESS, Med´ESS, s'est tenue du 3 au 5 mai 2013 à Tunis. Elle a révélé des attentes considérables vis-à-vis de l'ESS :
- créer plus d'emplois durables et non délocalisables,
- permettre aux jeunes d'entreprendre autrement,
- répondre à des besoins sociaux non satisfaits,
- réduire l´économie informelle,
- rechercher un développement durable sur le plan énergétique,
- permettre une survivance des pratiques traditionnelles de solidarité.
Il s'agit d'inventer une coopération ESS Nord-Sud de la Méditerranée qui porte sur l'ingénierie de projet, la formation et les financements. Il existe de vrais savoir-faire ESS en France, en Italie, en Espagne qui peuvent être utiles aux pays du Maghreb et du Machrek. Dans les premières approches, cette coopération pourrait porter sur des secteurs comme l'agriculture bio et coopérative, l'élevage et la pêche, le tourisme responsable et solidaire, la santé et l'éducation, la maîtrise de l'énergie et le traitement des déchets, la gestion de l'eau.
Des outils concrets commencent à être étudiés tels qu'un campus ESS de la Méditerranée à partir de l'école Coeptis de Montpellier, la mise en place d'une plateforme commune d'ingénierie de projets incluant des collectivités territoriales du Sud de la France, d'Italie et d'Espagne, la création d'un Fonds d’investissement, CoopMed, porté par le Crédit Coopératif, pour renforcer les capacités financières locales.
Ce qui se joue derrière ces exemples, c'est que l'ESS montre dans les faits qu'elle est porteuse d'une autre mondialisation, d'un autre projet de développement, plus équitable et moins inégal, plus respectueux des hommes et des ressources de la planète. Non pas «la seule » alternative mais «une» contribution significative à une nouvelle biodiversité entrepreneuriale dont notre monde a tant besoin. Pour cela, elle a devant elle deux défis considérables : changer d'échelle et gagner la bataille des idées.
Changer d'échelle, car pour peser sur un modèle mondial de développement, on ne peut se contenter de rester dans le «small is beautiful». De ce point de vue, le Sommet international des coopératives tenu à Québec en octobre 2012, année internationale des Coopératives, a été un incontestable succès. Ce sommet, organisé par le Mouvement Desjardins et l'Alliance Coopérative Internationale, a montré que les coopératives représentaient un véritable poids économique et social mondial. Mais il reste beaucoup à faire pour que ce poids économique soit reconnu et pour s'assurer qu'il contribue effectivement à une mondialisation plus équitable et responsable et à une transformation sociale et environnementale du modèle de l'économie de marché et de ses excès financiers.
Gagner la bataille des idées, car l'ESS n'est pas encore perçue par les décideurs politiques, économiques, syndicaux et médiatiques comme une contribution significative à la sortie de crise, à de nouvelles régulations et à la mutation vers une socio-économie plus responsable. La plupart des grands économistes connaissent peu ou ne prennent pas au sérieux l'ESS. Idem pour la plupart des gouvernements et des organisations internationales comme l'ONU, l'OMC, le FMI, etc.
La création des Rencontres du Mont-Blanc il y a 10 ans, conçues comme un Davos de l'ESS, visait à faire entendre cette voix et précisément agir en faveur du changement d'échelle et de la bataille des idées. Ses fondateurs québécois et français (Fondaction, Caisse Solidaire Desjardins, Dsi, Macif, Maif, Crédit Coopératif, La Mondiale, Ides) ont pris la décision de le transformer en un Forum international des dirigeants de l'ESS et de renforcer sa capacité à peser à l'échelle mondiale.
Le Forum des RMB s'est adressé aux chefs d'État en 2012, a tenu un side-event à New York, a été présent au Sommet de Rio + 20. La 6e Rencontre à Chamonix en novembre 2013 s'inscrit dans les Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD) avec pour titre : «Changer le cap de la Mondialisation avec l'Économie sociale et solidaire».
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