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Sommaire
Volume 5, no 1
Mouvement paysan en Afrique de l'Ouest : une action collective transnationale

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Mouvement paysan en Afrique de l’Ouest : une action collective transnationale

 

Nathalie McSween
Doctorante, Sciences sociales appliquées
Chargée de cours, Département des sciences sociales, Université du Québec en Outaouais
nathalie.mcsween@uqo.ca

 

Introduction


Près du quart de la population de la planète (1,3 milliard de personnes) vit dans l’extrême pauvreté, soit avec moins de 1,25 USD/jour et 14,5% de la population mondiale, soit 870 millions de personnes, est sous-alimentée. Dans toutes les régions du monde, ce sont surtout les ruraux qui sont pauvres et ce sont eux aussi qui souffrent le plus d’insécurité alimentaire. Dans un contexte où, à l’échelle mondiale, nous n’avons jamais été aussi riches et où la production mondiale d’aliments est, depuis plus de 40 ans, amplement suffisante pour nourrir toute la population de la planète [1], comment expliquer ce paradoxe? 

Dans la perspective des paysans ouest-africains réunis au sein du Réseau des organisations paysannes et de producteurs d’Afrique de l’Ouest (ROPPA), ce paradoxe s’explique par des politiques publiques qui, au lieu de répondre aux besoins et aux intérêts de la majorité (rurale et agricole) de la population, ont cherché à impulser le développement national sur la base de modèles théoriques qui mettaient de côté le modèle agricole dominant, l’agriculture familiale, au profit d’un modèle agricole basé sur l’agriculture industrielle.

Les exploitations familiales : les oubliées du développement


Pendant les deux décennies (1960-1970) qui ont suivi les Indépendances, la plupart des pays africains ont adopté des politiques visant à favoriser une croissance économique rapide basée sur l’industrialisation. Le soutien étatique au secteur agricole était alors orienté prioritairement vers l’industrialisation et l’agriculture d’exportation, ciblant surtout les industriels et une minorité de producteurs agricoles exploitants de grandes superficies. La majorité des producteurs agricoles, qui cultivaient de petites superficies dans le cadre d’une exploitation familiale, étaient quant à eux fort peu soutenus par l’État.

Pendant les deux décennies suivantes (1980-1990), les exploitations familiales n’ont pas été davantage soutenues par l’État; elles ont plutôt été laissées à elles-mêmes. Dans le cadre des programmes d’ajustement structurel (PAS) en effet, il s’agissait de réduire les dépenses des États mais aussi leur périmètre d’intervention. Dans le secteur agricole, les PAS ont donné lieu au retrait de l’État des services d’appui à l’agriculture (fourniture d’intrants, services de commercialisation, gestion des périmètres irrigués, conseil agricole, etc.) et à la mise en concurrence des produits locaux avec les produits importés (abolition des mécanismes compensatoires et de stabilisation des prix; réduction des protections tarifaires et des quotas d’importation). Bien qu’un certain nombre de ménages et d’entreprises soient sorties gagnantes de la mise en œuvre des PAS, ce n’est pas le cas pour la très grande majorité des petits producteurs agricoles de la zone, dont les revenus ont été réduits substantiellement. Dans les années 1990 et 2000, cet appauvrissement des petits exploitants agricoles a été amplifié par la libéralisation croissante des échanges commerciaux internationaux sous l’égide de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et par des traités de libre-échange bilatéraux et multilatéraux.

Pour autant, en Afrique de l’Ouest, les exploitations familiales n’ont pas disparu au profit de grandes entreprises agricoles « modernes ». Sur les quelque 317 millions d’habitants que compte aujourd’hui l’Afrique de l’Ouest, plus de 135 millions tirent leur subsistance et leurs revenus d’activités agricoles et ceux-ci, dans plus de 90% des cas, le font dans le cadre d’une exploitation familiale. Ces exploitations familiales pratiquent pour la plupart une agriculture pluviale (non irriguée), non mécanisée et à faible utilisation d’engrais, et ce, sur de petites superficies (0,5 ha par actif en moyenne). Elles cultivent à la fois des produits vivriers (pour l’autoconsommation et la commercialisation locale) et des produits de rente tout en menant des activités non agricoles génératrices de revenus (artisanat, commerce local, travail agricole salarié, petit élevage, pêche, sylviculture, etc.). Ces exploitations familiales reçoivent peu de soutien public et n’ont que très peu accès à des protections sociales pour faire face aux risques (sécheresse, etc.) et aux imprévus (maladie, etc.). Du fait de leur faible productivité, de leur faible capacité d’investissement et du faible soutien dont elles bénéficient de la part des pouvoirs publics, elles sont généralement mal équipées pour faire face à la concurrence sur des marchés nationaux et internationaux libéralisés.

Dans les années 1980-1990, face au désengagement de l’État du secteur agricole, les paysans ouest-africains ont créé des associations afin de répondre collectivement à leurs besoins (fourniture d’intrants, commercialisation, etc.). À partir du milieu des années 1990, parallèlement à leurs actions dans le champ socio-économique, ces associations ont aussi cherché à mener des activités de plaidoyer afin d’influer sur les politiques et programmes concernant le monde agricole et rural. Dans les années 2000, ces organisations paysannes sont parvenues à faire accepter bon nombre de leurs revendications dans les politiques nationales et régionales, notamment le principe de souveraineté alimentaire, ainsi que la nécessité de soutenir les exploitations familiales. L’émergence d’un mouvement paysan ayant une capacité d’interpellation des pouvoirs publics à l’échelle nationale et à l’échelle de l’Afrique de l’Ouest est une nouvelle donne qui a permis de repolitiser les questions agricoles et alimentaires, à la fois face à une coopération technique largement dépolitisée et à l’omniprésence d’une idéologie néolibérale dans le cadre de laquelle la libéralisation des marchés, même agroalimentaire, va de soi. Cette repolitisation des questions agricoles et alimentaires a été rendue possible par une dynamique visant à fédérer, dans les espaces nationaux, des associations paysannes autonomes qui avaient encore peu de relations entre elles jusque dans les années 1990 dans la plupart des pays ouest-africains. Cette repolitisation a aussi été rendue possible par le développement – dans le temps long – de relations transnationales entre ces associations.

La construction d’associations paysannes autonomes au Sénégal


Au Sénégal, jusqu’au milieu des années 1990, le secteur agricole est marqué par une approche dirigiste des pouvoirs publics exerçant un pouvoir tutélaire sur le monde rural par le biais de coopératives contrôlées par l’État et de structures publiques d’encadrement de la production et de la commercialisation des principaux produits d’exportation. La grande sécheresse de 1973-1974, puis celle de 1984-1985, de même que la politique agricole découlant du programme d’ajustement structurel mis en œuvre à partir de 1984 ont affaibli ce système. Des associations autonomes (non contrôlées par l’État) ont alors émergé dans les milieux ruraux, souvent à l’initiative de jeunes ou de femmes (les «sans pouvoir» dans les structures traditionnelles). Une première dynamique de structuration supra-locale de ces associations paysannes autonomes verra le jour en 1976 lorsque neuf de ces associations se constituèrent en une fédération nationale, la Fédération des ONG du Sénégal (FONGS). Ce sera la FONGS qui mettra en œuvre, au début des années 1990, le processus qui allait mener à la création de la première structure paysanne de concertation nationale en Afrique de l’Ouest: le Cadre national de concertation des ruraux (CNCR).

La création du CNCR

En 1992, alors que l’État sénégalais négociait avec la Banque mondiale et le Fonds monétaire international un nouveau programme d’ajustement structurel agricole (PASA), la FONGS, qui regroupait alors 24 associations régionales composées de plus de 2000 groupements villageois (pour environ 400 000 membres), demanda à participer au processus de négociation en tant que représentant des paysans. Le gouvernement rejeta sa demande en avançant que la FONGS n’était pas la seule fédération nationale paysanne et n’était donc pas représentative. Face à ce refus, les acteurs de la FONGS ont entamé une réflexion parallèle sur les PASA en consultant les membres sur leur perception des impacts de la libéralisation du secteur agricole, huit ans plus tard, pour les producteurs agricoles et le monde rural.

La FONGS organisa ensuite, en janvier 1993, un Forum national sous le thème « Quel avenir pour le paysan sénégalais? » afin de présenter les résultats du processus. Toutes les fédérations nationales représentant le monde rural au Sénégal y furent invitées : les membres de la FONGS, mais aussi les coopératives et les fédérations de Groupement d’intérêt économique (GIE) issues de la libéralisation. Des représentants du gouvernement et des bailleurs de fonds y furent aussi invités. La FONGS présenta alors les résultats de la consultation : pour les paysans, l’ajustement structurel et la sécheresse avaient rendu visible un problème plus fondamental, soit l’échec du modèle de développement agricole appliqué au Sénégal depuis l’indépendance; l’approche en termes de filière devait maintenant laisser place à une approche centrée sur ce qui constituait le cœur de la réalité concrète de l’agriculture sénégalaise, soit des exploitations familiales caractérisées par une pluriactivité (agriculture, foresterie, élevage, activités non agricoles).

Pour répondre à l’objection de non-représentativité qui lui avait été servie par l’État, la FONGS a alors lancé l’idée de la création d’une structure unique de représentation du monde rural à l’échelle nationale afin que les paysans soient davantage en mesure d’influer sur les décisions politiques concernant le monde rural et agricole. C’est dans cette foulée que les organisations paysannes assistant au Forum ont décidé de créer le Cadre national de concertation des ruraux (CNCR) en tant que structure représentant l’ensemble des paysans sénégalais. Le CNCR est, par la suite, devenu un interlocuteur de plus en plus central des pouvoirs publics sur les questions agricoles. Cela sera particulièrement visible lors du processus d’élaboration de la Loi d’orientation agro-sylvo-pastorale en 2003-2004 au cours de laquelle les acteurs du CNCR sont parvenus à faire accepter nombre de leurs propositions en faveur de l’exploitation familiale .

Parallèlement à ces processus de structuration nationale, les organisations paysannes sénégalaises développeront aussi, dès la fin des années 1970, des relations transnationales avec des associations paysannes d’autres pays de la sous-région.

Le développement de relations transnationales


Les premières relations transnationales entre organisations paysannes autonomes ont été médiatisées par une association de coopération internationale hors du commun, l’Association Six S, dont les activités se sont déployées pendant 15 ans (1977-1992) dans les régions les plus touchées par la grande sécheresse : le Mali, le Sénégal, le Burkina Faso et, dans une moindre mesure, en Gambie, au Togo, au Niger, en Guinée-Bissau et en Mauritanie. L’Associations Six S a été créée en 1977 par Bernard Ledea Ouédraogo et Bernard Lecomte en tant qu’association d’appui aux groupements paysans [2]

Créée en tant qu’association de droit suisse, l’Association se démarquait cependant des nombreuses ONG de développement présentes au Sahel dans les années 1970-1980 par le fait qu’elle était, du fait de ses liens organiques avec les groupements Naam du Burkina Faso, considérée par les paysans comme ayant été créée par les paysans. Ce sentiment d’appartenance se traduit, dans le récit qu’en font les acteurs du mouvement paysan par l’affirmation fréquente et répétée que « les Six S, c’était notre affaire » (Entrevues acteurs paysans, 2011). Ses activités concernaient principalement la formation et l’appui aux groupements de producteurs autonomes préexistants (on ne cherchait pas à créer des groupements) par le biais de fonds souples non affectés par projet, mais dont l’utilisation était plutôt déterminée par les groupements eux-mêmes en fonction de leurs besoins.

L’Association Six S est par ailleurs décrite par les paysans comme ayant constitué un espace privilégié de rencontres et d’échange entre acteurs paysans et un des premiers espaces transnationaux d’échange entre organisations paysannes (OP) autonomes en Afrique de l’Ouest [3]. Les activités des OP membres des Six S sont demeurées sous le radar en termes politiques jusque dans les années 1990. Ce n’est en effet qu’à partir du milieu des années 1990 que l’on peut observer une dynamique de politisation accrue des OP à une échelle dépassant le cadre national. 

La Plateforme paysanne du Sahel : un premier regroupement paysan transnational de nature politique

En 1993, le Comité Inter-État de lutte contre la sécheresse au Sahel (CILSS), une organisation intergouvernementale créée en 1973 pour faire face à la crise alimentaire résultant de la sécheresse et de la désertification, invite pour la première fois les organisations paysannes de ses neufs États membres (Burkina Faso, Cap-Vert, Gambie, Guinée-Bissau, Mali, Mauritanie, Niger, Sénégal, Tchad) à participer à des travaux de prospective sur l’avenir des pays sahéliens face à la désertification. Cette invitation fait suite à un certain nombre de discussions informelles entre des agents du CILSS, dont les bureaux sont situés à Ouagadougou, au Burkina Faso, et des acteurs paysans participant de la mouvance des Six S, dont les bureaux sont aussi au Burkina Faso. Lorsque, en préparation de la Conférence régionale du CILSS prévue en 1994 à Praïa, au Cap Vert, le CILSS invite chacun des neuf pays membres à inclure trois paysans dans sa délégation, c’est un groupe de paysans du Mali, du Burkina Faso, du Niger et du Sénégal, qui se connaissaient déjà par le biais des Six S, qui ont été mandatés pour aller dans chacun des neuf pays membres afin d’assurer la participation de délégués paysans de chaque pays (à cette époque, il n’y avait qu’au Sénégal qu’existait une Plateforme paysanne nationale, dans les autres pays, des fédérations sectorielles existaient, mais n’avaient pas encore développé beaucoup de liens entre elles).

Parmi les délégués paysans présents à Praïa, certains se connaissaient déjà par le biais de Six S, mais d’autres se rencontraient pour la première fois. Certains délégués avaient en effet été désignés par les pouvoirs publics et non par les OP de leur pays. Les délégués du Sénégal étaient cependant tous les trois issus du CNCR. Au terme des 3 jours que durera la conférence, les 27 représentants paysans font part de leur volonté de créer un « cadre de concertation des OP du Sahel » afin de continuer à échanger entre eux et aussi de créer des cadres nationaux de concertation des paysans dans chacun de leurs pays. Les instances du CILSS et ses partenaires du Club du Sahel (le regroupement des agences nationales d’aide intervenant au Sahel) s’engagent à appuyer financièrement le développement de la Plateforme du Sahel ainsi que des plateformes paysannes dans les pays membres.

C’est dans cette perspective que sera mis en place le Programme d’appui au développement local au Sahel (PADLOS). Plusieurs organismes de coopération internationale (OCI) ont participé au PADLOS, dont l’UPA DI (cf texte d’Ernesto Molina dans ce numéro). Dans le cadre du PADLOS, un travail de « repérage » des structures paysannes existantes dans chacun des neuf pays membres du CILSS est effectué par des acteurs paysans en vue de la création des plateformes nationales. La Plateforme des paysans du Sahel est créée en 1996 en tant qu’interface entre ces plateformes nationales et le CILSS. Les membres de cette Plateforme s’investiront beaucoup dans l’exercice prospectif « Sahel 21 » entamé en 1998 au sein du CILSS, un exercice qui durera près de deux ans et qui a constitué, selon les acteurs paysans, à la fois un espace de dialogue et de concertation entre les paysans de ces neuf pays et un espace d’apprentissage du dialogue politique. Assez rapidement cependant, plusieurs acteurs reprocheront aux processus participatifs, au sein du CILSS, d’être des processus uniquement consultatifs qui n’engageaient pas les décideurs. C’est dans ce contexte que, à la fin des années 1990, un certain nombre d’acteurs paysans ont amorcé le processus de création d’une nouvelle structure paysanne transnationale, le ROPPA.

La création du ROPPA

La dynamique de création du ROPPA s’appuie sur des acteurs qui, souvent, s’étaient rencontrés et avaient échangé dans le cadre des Six S ou de la Plateforme paysanne du Sahel, mais le ROPPA a aussi été créé en réaction à une étude d’impact effectuée en 1997 par la FAO et la Banque mondiale. Des études avaient été faites dans plusieurs pays d’Afrique subsaharienne afin d’évaluer les impacts des programmes d’ajustement structurels mis en place dans le secteur agricole en Afrique subsaharienne, mais les paysans et leurs organisations n’avaient pas été formellement associés à ces évaluations, ni au Sénégal ni ailleurs en Afrique subsaharienne.

«Lorsque la Banque mondiale a réalisé cette évaluation, elle a considéré que tout était parfait. Quand nous avons vu les rapports, on s’est étonné de cette appréciation […] c’est tout le contraire qui se passe parce que l’ajustement est en train de tuer l’agriculture. […] Au Niger, on nous disait que l’ajustement a très bien fonctionné au Sénégal [et donc que] si ça n’a pas fonctionné au Niger, c’est parce que vous n’avez pas fait ceci ou cela. Et au Sénégal, on nous disait la même chose : l’ajustement a très bien fonctionné au Niger, si ça ne fonctionne pas au Sénégal, c’est parce que vous n’avez pas changé. Et puisqu’on n’était pas en contact, on ne pouvait pas vérifier ces informations» (Entrevue acteur paysan sénégalais, 2011).

Lorsqu’ils ont pris connaissance de ces rapports, les acteurs paysans regroupés au sein du CNCR (Sénégal) en ont rejeté les conclusions et ont demandé à ce qu’une nouvelle évaluation soit réalisée, mais cette fois en s’assurant d’une participation active des OP. Avec l’accord de la FAO et de la Banque mondiale, une deuxième évaluation des programmes d’ajustement structurels agricoles dans les pays retenus a donc été menée avec, au sein même de l’équipe d’évaluation, un représentant des producteurs agricoles issu du CNCR. Ce représentant obtiendra que, dans chaque pays, les paysans puissent se réunir séparément afin qu’ils soient « plus à l’aise » pour discuter de l’impact des PASA du point de vue des producteurs. Dans chaque pays, ce représentant s’appuyait sur les contacts développés par le CNCR par le biais des Six S et de la plateforme paysanne du Sahel, ainsi que sur son réseau de relations personnelles pour organiser une rencontre, pendant la mission d’évaluation, entre lui-même et des responsables d’OP du pays.

En 1999, un atelier régional de restitution de la mission d’évaluation est organisé par les paysans à Ouagadougou, au Burkina Faso. Les acteurs paysans de quasiment tous les pays de l’Afrique de l’Ouest et du Centre sont invités à cet atelier au cours duquel la perception des paysans face aux ajustements structurels – très négative – est présentée. Les paysans présents ont, à la fin de cet atelier, souhaité la création d’un réseau des OP qui dépasserait l’espace du CILSS et qui permettrait aux OP de savoir ce qui se passait dans les autres pays vivant des problématiques similaires et aussi pour être à même d’influencer les institutions supranationales. Les acteurs paysans de différents pays de la sous-région se rendaient en effet de plus en plus compte que les décisions qui les concernaient, qui concernaient le monde agricole, n’étaient plus prises à l’échelle nationale, mais de plus en plus à l’échelle mondiale, à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), mais aussi à l’échelle régionale, où ils n’avaient pas de moyens pour faire entendre leur voix : « …si nous voulons être efficaces en termes d’influence, nous sommes obligés de nous structurer au niveau des instances où se prennent les décisions » (Entrevue acteur paysan, 2011).

Le Réseau des organisations paysannes et de producteurs de l’Afrique de l’Ouest (ROPPA) a été fondé en juillet 2000 à Cotonou lors d’une rencontre qui a rassemblé une centaine de responsables paysans mandatés par des organisations faîtières issues de dix pays ouest-africains (Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Gambie, Guinée, Guinée-Bissau, Mali, Niger, Sénégal, Togo). Dès la création du ROPPA, les membres se sont donné pour objectif à moyen terme d’accueillir les organisations faîtières de l’ensemble des pays de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). En l’occurrence, il ne manquait en 2013 que deux membres (Cap Vert et Nigeria) pour que l’objectif de membership soit atteint puisque les faîtières du Ghana et de la Sierra Leone sont devenues membres en 2006 et celle du Libéria en 2010. Par le biais des faîtières qui en sont membres, le ROPPA représente environ 45 millions de paysans ouest-africains (sur une population agricole régionale de 135 millions). Dès sa création et jusqu’à aujourd’hui, la mission principale du ROPPA a été la promotion et la défense de l’exploitation familiale dans les pays de la sous-région.

La création du ROPPA va enclencher une nouvelle dynamique politique articulée autour de la volonté d’influer sur les politiques agricoles en cours de construction dans l’espace ouest-africain. Peu après sa création en effet, les acteurs du ROPPA ont été impliqués directement dans le processus d’élaboration de la politique agricole commune de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et y ont obtenu une reconnaissance de la nécessité de soutenir les exploitations familiales dans une perspective de souveraineté alimentaire. Les acteurs du ROPPA ont aussi été fort actifs dans le suivi des négociations de libre-échange entre l’Union européenne et la CEDEAO entamés depuis 2000, afin que les « produits sensibles » pour la sécurité alimentaire et le développement soient protégés de la libéralisation.

Conclusion


La dénonciation des dérives du modèle néolibéral dans le domaine agricole ouest-africain et les propositions en faveur d’un nouveau modèle sont portées par des acteurs paysans qui ont su construire une voix collective suffisamment forte et légitime pour être entendue des pouvoir publics. Dans ce texte, nous avons montré que l’influence des acteurs paysans sur les politiques a été favorisée par un contexte international favorable à la participation de la société civile dans les institutions interétatiques. Mais nous avons aussi montré qu’avant de pouvoir tirer profit de l’ouverture de ces espaces de participation, les paysans se sont inscrits dans une trajectoire longue de mise en réseau à la fois à l’intérieur des frontières nationales et par-delà celles-ci. Or, si ces processus de mise en réseau ont été rendues possibles par des acteurs paysans mobilisés, ils ont aussi été facilités par des pratiques de solidarité internationale innovantes, notamment celle de l’Association Six S dans l’espace du Sahel, mais aussi par le soutien d’OCI à des organisations paysannes locales ou fédératives à l’intérieur de différents pays ouest-africains. De même, les Plateformes nationales créées avec l’appui du programme PADLOS ont souvent établi les fondations des plateformes nationales qui deviendront par la suite membres du ROPPA.

Cette solidarité internationale d’appui à des dynamiques paysannes autonome est un travail de longue haleine, un travail qui ne donne pas de résultats immédiats tangibles et visibles et qui est donc souvent difficile à défendre lorsqu’il s’agit de trouver du financement dans le monde de la coopération internationale. Dans un contexte où la FAO reconnaît depuis peu le rôle important joué par des organisations paysannes solides et structurées pour l’atteinte de la sécurité alimentaire, peut-on penser que le financement pour ce type de solidarité internationale sera maintenant plus aisé à défendre auprès des bailleurs de fonds institutionnels? Dans quelle mesure la nouvelle mouture des Objectifs du millénaire pour le développement tiendra-t-elle davantage compte de cette dimension structurante de l’aide? Qu’en sera-t-il plus particulièrement au Canada considérant les nouvelles orientations sous-jacentes à l’incorporation récente de l’ACDI au sein du ministère des affaires étrangères et du commerce international? L’Agence québécoise de solidarité internationale en gestation saura-t-elle faire mieux?


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[1] Sylvie Brunel (2009). Nourrir le monde: vaincre la faim, Paris: Larousse.
[2] Bernard Ledea Ouedraogo (1990). Entraide villageoise et développement. Groupements paysans au Burkina Faso, Paris : L’Harmattan. Voir aussi : Bernard Lecomte (2008). « Les trois étapes de la construction d'un mouvement paysan en Afrique de l'Ouest », dans J.-C. Devèze (dir.), Défis agricoles africains, Paris: Karthala, pp.119-135.
[3] Mamadou Cissokho (2009). Dieu n’est pas un paysan, Bonneville & Paris: GRAD & Présence Africaine.
  

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