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La crise des OCI québécois, une crise de la coopération solidaire? [1]
Paul Cliche
Chercheur et consultant
Quelle crise des OCI?
Les OCI en mauvaise posture
Les organismes de coopération internationale (OCI) québécois sont aussi des organisations de la société civile (OSC). Ils représentent en quelque sorte la voix de la société civile dans la coopération internationale qui permet l’établissement de liens de solidarité entre les peuples, entre les OSC du Nord et du Sud. Or, les OCI sont en crise. Les données sont claires et même brutales. Dans une recherche exploratoire effectuée à l’automne 2012 (Cliche, 2012) auprès de 54 des 65 membres de l’Association québécoise des organismes de coopération internationale (AQOCI), il appert que 41% des OCI sont en mauvaise situation, peu importe leur taille et leur rayonnement, cela en grande partie à cause de la baisse du financement de l’Agence canadienne de développement internationale (ACDI). Ces organisations ont connu, entre 2010 et 2012, une diminution globale de 22,2% de leur budget et de 28,8% du nombre d’emplois rémunérés (pourcentage qui monte à 34% si on considère les mises à pied planifiées). Et ce n’est là qu’un avant-goût de ce qui risque fort de s’amplifier au cours des prochaines années.
Une telle situation se reflète dans le climat organisationnel des OCI qui est empreint de stress, d’incertitude et de surcharge de travail. Les témoignages recueillis sont fort révélateurs. « C’est parfois difficile de venir le lundi matin. » Mais il y a un haut niveau d’engagement par rapport au travail : « On a des difficultés accrues. Ce n’est pas agréable. […] On se bat. On ne rend pas l’âme. » Bref, le travail en coopération internationale est présentement ardu, mais les gens qui le font semblent engagés, assez pour résister et chercher des solutions créatives. « C’est de plus en plus difficile, c’est sûr. On va chercher des fonds moins importants qui engendrent plus de travail. […] Les gens ont de l’inquiétude, de l’incertitude. Les gens ont peur des coupures, de comment ça va s’opérer. »
Il faut dire que la relation avec l’ACDI s’est grandement détériorée au cours des dernières années. Ainsi, 87% des personnes interrogées la considèrent difficile. Il faut noter ici que ce n’est pas la relation avec les personnes ou les agents responsables avec lesquels les OCI transigent qui est dépeinte négativement, mais clairement la relation institutionnelle. Alors qu’autrefois la relation était jugée relativement bonne, avec une communication assez fluide, transparente et efficace, la relation est maintenant difficile, opaque et lente [2]. De plus, les exigences bureaucratiques pour la soumission de propositions et de rapports ont augmenté à un tel point que plusieurs OCI ont renoncé à solliciter du financement de l’ACDI (l’effort ne justifiant pas le résultat escompté).
Les témoignages à ce chapitre sont édifiants. Au cours des dernières années, on est « […] passé d’une dynamique d’ouverture, de recherche de partenariat, de partage, donc de coopération à une dynamique d’Omerta. » « Il n’y a plus de service au numéro composé. » « […] les organisations sont traitées comme des pions. » « Avant, il y avait beaucoup d’échanges avec l’ACDI, maintenant, il faut satisfaire aux règlements, aux exigences. Il y a le mécanisme d’appel d’offres, sans échanges. C’est le froid sibérien. » « La relation est existante, mais la communication n’est pas efficiente dans le sens qu’on n’a pas de réponse aux questions qu’on pose. […] Au niveau des individus, la relation est quand même bonne. […] C’est très clair qu’elle [notre agente] ne peut pas parler. […] Les consignes actuelles et le fonctionnement actuel de l’institution ne favorisent pas la communication ni la relation. »
Les conséquences sur les OCI
De façon générale, la réaction de nombreux OCI affrontant une mauvaise situation est d’emprunter un « mode de survie ». Trois types de mesures sont alors adoptés :
• une réduction des dépenses en salaires par la réduction du nombre d’employés salariés ou de la semaine de travail ou par des périodes de chômage forcé;
• une augmentation du travail bénévole ou peu rémunéré en impliquant davantage des membres, des sympathisants ou des stagiaires;
• une diminution des programmes au Sud et au Québec tout en tentant de protéger le cœur de ces programmes.
La réduction des dépenses en salaires et la tendance à protéger les programmes se traduisent généralement par une augmentation de la charge de travail des employés, ce qui engendre un état de fatigue et de stress accru. Beaucoup d’OCI ont réduit ou planifient de réduire leurs programmes d’éducation au Québec et au Canada parce que le financement de ces activités est de plus en plus difficile, notamment avec l’ACDI dont les nouvelles règles excluent le traditionnel 10% pour les activités d’engagement du public canadien. En outre, on note une tendance à obtenir plus facilement du financement pour des programmes d’urgence que pour des programmes de développement durable. Enfin, plusieurs petites organisations, dont certaines ne reçoivent aucun financement de l’ACDI, souffrent indirectement du contexte actuel, puisqu’elles recevaient auparavant des subventions de plus gros OCI qui ont généralement cessé à la suite de la baisse de financement de l’ACDI
Quant au plaidoyer ou à la prise de position, les stratégies préconisées sont multiples, certains OCI optent pour la prudence, omettant de prendre des positions publiquement ou le faisant avec beaucoup de nuances, tandis que d’autres veulent emprunter une voie plus combative, directement ou par l’entremise de réseaux comme l’AQOCI et le CCCI.
« On n’est pas dans un contexte très amical. On n’est pas dans un contexte de collaboration. On n’est pas dans un contexte de partage de points de vue. On n’est pas dans un contexte comme dans le passé […]. Aujourd’hui, c’est le contraire, on est en territoire ennemi avec notre gouvernement.»
Ainsi, de nombreux OCI hésitent à faire du plaidoyer (lobbying), redoublent de prudence ou n’en font tout simplement pas à cause d’un manque de ressources et surtout des risques politiques appréhendés, risques qui pourraient avoir un impact négatif sur leur financement dans le contexte actuel, particulièrement avec l’ACDI. En outre, parmi les OCI qui ont participé à l’étude, trois ont mentionné avoir reçu des avertissements de la part des autorités fédérales en relation avec leur travail de plaidoyer. Dans deux de ces cas, il s’agissait de l’Agence des douanes et du revenu du Canada et cela concernait le numéro de charité, c’est-à-dire la capacité d’émettre des reçus aux fins d’impôt aux donateurs, ce qui est tout à fait stratégique dans la collecte de fonds des OCI auprès du public canadien.
Les conséquences sur les relations entre les OCI
La majorité des personnes consultées ont déploré une augmentation de la rivalité entre les OCI liée le plus souvent aux mécanismes compétitifs d’attribution des fonds qui sont maintenant généralisés. Dans le contexte de crise, la compétition pour l’accès au financement est plus forte que jamais. En même temps, la quasi-totalité des personnes consultées ont dit souhaiter une plus grande collaboration entre les OCI pour faire face à la situation actuelle de la coopération internationale. « C’est une crise qu’on doit régler ensemble. »
« C’est un enjeu important de ne pas se laisser mettre dans le nous versus eux. […] Nous les grands [OCI], on doit aussi penser comment on appuie les autres en travaillant avec eux, parce que la division pour mieux régner, ça marche. »
Les OCI sont placés devant une conjoncture exceptionnelle où leur existence même est en jeu et où le besoin de collaboration, voire d’unité, se fait largement sentir. Or, selon les positions qui seront défendues par chaque OCI et les options choisies par l’AQOCI, la crise actuelle pourrait aussi bien exacerber les divisions que permettre de les dépasser collectivement.
Il y a donc ici un enjeu existentiel qui est en même temps un dilemme susceptible de conditionner les pratiques futures des OCI, dilemme qui pourrait être schématisé entre deux tendances : celle d’accepter de payer le prix politique de la survie par la perte d’autonomie et l’assujettissement à un cadre contraire aux intérêts défendus jusqu’à maintenant et celle d’accepter la frugalité, au risque de perdre les moyens d’être pertinent, pour le maintien de l’autonomie. Faut-il trancher ou y a-t-il une voie permettant d’assurer à la fois la continuité des moyens tout en maintenant une stratégie autonome pour la société civile?
Qui plus est, il est fort possible que le processus de diminution du financement des OCI se poursuive et même qu’il s’intensifie dans les prochains mois et années. Il y a certes des impacts significatifs, mais pas encore massifs et généralisés, sur les populations du Sud, quoique certains partenaires du Sud subissent déjà des contraintes importantes liées à la crise européenne.
Somme toute, il y a lieu de craindre que pour les populations pauvres du Sud, le pire soit à venir. Dans un tel cas, l’impact du retrait progressif du secteur de la société civile de la coopération internationale se ferait sentir immédiatement dans la non-satisfaction de certains besoins de base, par exemple en santé et en éducation, et de façon encore plus importante par la perte de capacité des principaux défenseurs d’un modèle de développement durable qui soit juste, équitable et respectueux de l’environnement. Or, c’est ce qui fait la différence entre se limiter à fournir de la nourriture aux gens et bâtir une agriculture de proximité qui leur permette de répondre eux-mêmes à leurs besoins ou se contenter de créer rapidement des emplois dans le secteur minier et le faire en protégeant l’environnement et la santé des populations.
Le contexte des nouvelles priorités du gouvernement canadien
Pour comprendre la crise des OCI québécois, il faut la situer dans le contexte plus large des nouvelles priorités du gouvernement canadien en matière de coopération internationale. Celles-ci peuvent être synthétisées sur trois grands axes : l’orientation, les mécanismes et les outils. Nous ne ferons ressortir ici que les éléments les plus marquants qui ont un impact sur les OCI.
L’orientation
En termes d’orientation et de types de projets favorisés par la coopération canadienne, on peut identifier deux changements significatifs qui dénotent une volonté politique du gouvernement. Le premier est cette tendance mise à jour récemment dans une étude de F. Audet, soit d’augmenter davantage le financement des OCI confessionnels que celui des OCI laïques, en particuliers de ceux qui font ouvertement du prosélytisme religieux (Audet 2012). C’est là un tournant qui correspond assez bien à l’option idéologique du gouvernement dont plusieurs membres sont associés à des courants religieux conservateurs qui constituent une portion non négligeable de sa base électorale. D’ailleurs, cette motivation électoraliste est confirmée par une seconde tendance identifiée dans la même étude, celle de favoriser les OCI de l’ouest du Canada. Bref, voilà un premier changement qui s’inscrit apparemment dans une démarche idéologique et électoraliste conservatrice.
Le second changement important dans l’orientation que le gouvernement met de l’avant, qui est certainement plus fondamental, est l’accent croissant qui est mis sur le secteur privé. Introduite doucement sous les précédents gouvernements avec des succès limités, la vision du gouvernement actuel, formulée par le ministre de la Coopération internationale est limpide [3]. L’accent sera mis sur la « croissance économique » et le secteur privé en est « le principal facteur », ce qui est idéologiquement cohérent avec la perspective des stratégies de réduction de la pauvreté de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international fondée sur une croissance accélérée par le marché. À ce chapitre, la décision prise par le gouvernement fédéral, en mars 2013, d’intégrer l’ACDI au sein du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international constitue une confirmation ou une traduction de cette orientation sur le plan institutionnel. Par conséquent, dans ce contexte, davantage de partenariats seront établis avec les entreprises, notamment du secteur de l’industrie minière et extractive, et des partenariats entre des entreprises et des OCI seront favorisés.
Cela représente l’aboutissement d’un processus qui a débuté vers 2007, d’une part, avec un déplacement géographique des priorités de l’Afrique vers les Amériques, plus spécifiquement vers des pays où se concentrent des investissements miniers canadiens comme la Colombie et le Pérou et, d’autre part, avec un changement de motivation allant de la recherche de prestige à un soutien aux propres intérêts économiques du Canada, c’est-à-dire des grandes entreprises canadiennes (Brown, 2012a). La politique de croissance par le marché devient donc une occasion d’affaires et de croissance pour les grandes entreprises canadiennes que les nouvelles politiques d’aide viennent en quelque sorte appuyer ouvertement.
Dans le cas spécifique du secteur minier, le Canada y joue un rôle dominant à l’échelle internationale. Ainsi, 76% des entreprises d’exploration et d’exploitation minière du monde ont leur siège social au Canada et 60% des sociétés minières inscrites en Bourse le sont à la Bourse de Toronto (Denault et Sacher cités par Beaucage, 2012). Or, il appert que les sociétés minières canadiennes n’ont pas une très bonne réputation en matière de respect des droits humains et de l’environnement, ce qui semble se vérifier dans la réalité. Ainsi, selon un rapport de l’Association canadienne des prospecteurs et entrepreneurs, les compagnies minières canadiennes sont impliquées dans des cas de violations relatives à la responsabilité sociale des entreprises quatre fois plus souvent que les compagnies des autres pays (Mining Watch, 2010). Par ailleurs, à ce jour, les investissements miniers n’ont pas généré le développement annoncé, cela parce qu’ils engendrent peu de revenus pour les gouvernements, qu’ils créent peu d’emplois permanents, qu’ils entraînent dans les régions affectées un déclin des secteurs de l’agriculture et des pêcheries, qu’ils n’incluent généralement pas d’activités de transformation qui produiraient une valeur ajoutée, qu’ils n’impliquent pas d’infrastructures utiles pour les secteurs non miniers et qu’ils affectent négativement les zones affectées en termes de déplacement de populations, de santé et d’environnement (Blackwood et Stewart, 2012). Bref, tout indique que ce n’est pas un axe porteur de développement et encore moins pour la réduction de la pauvreté.
L’accent qui est mis sur le secteur privé comme moteur du développement vient en outre modifier l’équilibre qui existait jusqu’à présent entre les trois principaux acteurs du développement, mettant les entreprises au poste de commande. Depuis le milieu des années 1970, les principales instances internationales reconnaissent l’existence de trois principaux acteurs : l’État, le secteur privé et la société civile. Dans ce schéma, même si le poids relatif de chaque acteur n’était pas égal, ils étaient reconnus comme trois secteurs dotés d’une autonomie relative, on reconnaissait l’originalité de la contribution des OSC et on prétendait, du moins en apparence, respecter son autonomie. Le gouvernement du Canada était assurément un des gouvernements qui prétendait laisser le plus de place aux OSC et sa réputation internationale l’identifiait comme un chef de file en cette matière. Cet équilibre est maintenant rompu. On a assisté à une mutation du rapport entre les acteurs du développement (voir la figure 1).
Les mécanismes de financement des OCI
Traditionnellement, il y avait plusieurs mécanismes de financement. Cette variété assurait un appui institutionnel plus ou moins stable à certains OCI, à travers la direction générale du partenariat, permettait de financer des projets des OCI eux-mêmes grâce à un mécanisme de propositions non sollicitées et mettait les OCI en compétition les unes avec les autres par des mécanismes d’appel de propositions. Ainsi, les OCI étaient tantôt de véritables agents de développement, tantôt des agents d’exécution de projets conçus par l’ACDI. Or, tout cela a changé. Il n’y a plus de financement institutionnel et en principe les mécanismes de financement sont maintenant compétitifs, fondés (du moins officiellement) sur des appels de propositions de l’ACDI et susceptibles d’inclure des entreprises privées.
La coopération internationale canadienne tend ainsi à obéir à des règles calquées sur le marché, mais à la différence près que ces règles sont gérées par un régulateur central qui se trouve de la sorte à exercer un pouvoir accru sur les OCI, pouvant définir avec plus d’autorité les priorités de développement qui seront mises de l’avant et décider quelles organisations seront financées.
En outre, la participation à des mécanismes compétitifs exige beaucoup d’énergie et de temps et n’offre aucune sécurité de financement ce qui, dans le cas des OCI qui sont des organismes à but non lucratif, ne peut se faire qu’au détriment des fonds qui iraient normalement à des projets au Sud, c’est-à-dire en faveur des populations pauvres. Les OCI ne sont pas des entreprises qui font du profit et les projets de coopération internationale ne constituent pas pour ces organisations des occasions d’affaires. Qui plus est, la généralisation du modèle compétitif de financement contredit en quelque sorte l’esprit même de la coopération internationale qui a été à l’origine de la création de l’ACDI.
Les outils de gestion
Les principaux outils de gestion de l’aide utilisés par la coopération canadienne et aussi par l’ensemble des pays membres de l’OCDE sont ceux de la gestion axée sur les résultats (GAR). L’ACDI l’a imposée à l’ensemble des OCI financés à partir du milieu des années 1990 (Caouette, 2008).
La GAR offre des avantages certains, notamment celui de juger du succès d’un programme sur la base des résultats atteints – définis en termes de changements dans le développement humain – et non pas sur celle du nombre d’activités réalisées ou de l’effort déployé. Par contre, dans la pratique, elle tend à s’appliquer de façon mécaniste, négligeant les résultats non prévus qui sont souvent les plus importants, favorisant des programmes pouvant produire des résultats visibles et prévisibles, cela bien souvent au détriment des processus complexes de changement à plus long terme et exigeant beaucoup d’énergie pour élaborer les cadres logiques et les rapports qui se complexifient sans cesse. Elle tend même à perdre son caractère aidant d’outil et devenir une fin en soi. Enfin, sa pratique contient une distorsion importante quant à l’imputabilité exigée des programmes et des projets qui est conçue d’abord et avant tout par rapport aux gouvernements et aux institutions des pays du Nord, laissant à un second plan les citoyens et les populations pauvres des pays du Sud.
En conclusion, il appert que le gouvernement canadien met actuellement l’accent sur le secteur privé, notamment le secteur controversé des industries minières, et sur les OCI confessionnels, sur des mécanismes compétitifs de financement des OCI et sur une approche bureaucratique de la GAR. Avec de telles priorités, il est probable que les entreprises canadiennes soient davantage épaulées dans leurs investissements à l’étranger et y trouvent de meilleures occasions d’affaires. Il est par contre plus que douteux de croire que de cette façon la coopération canadienne contribue davantage à la réduction de la pauvreté et tienne davantage compte du point de vue des pauvres comme le stipule la Loi sur la responsabilité en matière d’aide au développement officielle. De là à dire que les priorités actuelles du gouvernement canadien en matière de coopération internationale ne respectent pas cette loi du Parlement canadien, il n’y a qu’un pas …
Le contexte de la coopération internationale canadienne n’est définitivement pas favorable aux OCI. Leur relation avec l’ACDI, jadis fondée sur la confiance et le respect mutuel, est de plus en plus empreinte de méfiance et le gouvernement tente de plus en plus d’instrumentaliser les OCI (Brown, 2012b). « Les ONG qui ne cadrent pas dans les priorités politiques se voient simplement retirer le soutien gouvernemental. » (Audet, 2012 :8). Leur autonomie relative n’est plus respectée et leur avenir est menacé.
Or, selon la Loi sur la responsabilité en matière d’aide au développement officielle, le gouvernement devrait non seulement consulter les OCI et les OSC en général, mais il devrait aussi tenir compte de leurs points de vue. Bien sûr, il y a différentes façons de tenir compte de leurs points de vue et la loi n’oblige pas le gouvernement à acquiescer à leurs points de vue, mais de là à aller carrément contre les intérêts qu’ils défendent, qui sont souvent ceux des populations pauvres exclues des mécanismes de prise de décision, il y a toute une marge. En outre, les OSC québécoises et canadiennes sont des acteurs du développement international émanant de la société canadienne qui peuvent à juste titre réclamer une part de l’aide publique au développement qui, faut-il le rappeler, est un patrimoine public qui n’est pas la propriété d’un gouvernement. Face à un tel agissement, on peut légitimement se questionner à savoir si ce gouvernement considère l’aide publique au développement comme son capital, se percevant finalement comme une entreprise privée. De façon plus fondamentale, ce qui est en jeu ici, c’est le pluralisme au sein de la coopération internationale et de la société canadienne, c’est-à-dire l’essence même de la démocratie.
La réputation du Canada en chute libre
C’est donc dans ce contexte de changement d’orientation des politiques d’aide que l’on peut comprendre la nature profonde de la crise des OCI québécois. Or, ce ne sont pas que les OCI et leurs actions qui sont touchés. L’image du Canada est également affectée. Ainsi, 85% des personnes interrogées dans notre étude ont noté une détérioration de la réputation du Canada à l’étranger.
Les éléments mentionnés qui semblent contribuer à la détérioration de la réputation du Canada sont les suivants :
• l’agissement des compagnies minières canadiennes et l’appui apparemment inconditionnel du gouvernement fédéral;
• les interventions militaires canadiennes;
• l’identification de la politique extérieure canadienne à celle des États-Unis;
• la politique et les prises de position vis-à-vis du Moyen-Orient, des mouvements des femmes et des questions environnementales;
• le retrait ou la diminution de l’aide dans certains pays;
• le difficile accès aux visas canadiens pour les visiteurs étrangers.
Depuis l’époque de Pearson et de Trudeau, le Canada s’était forgé à l’échelle internationale la réputation fort enviable d’un pays faisant la promotion de la paix, du respect des droits humains, de la protection de l’environnement, du pluralisme politique et de la justice sociale, position largement respectée dans le monde qui impliquait une compréhension de l’importance du rôle joué par les OSC dans les pays recevant l’aide du Canada. En développement international, on adoptait une politique de recherche d’équilibre entre les instances gouvernementales, les OSC et les entreprises privées. Aujourd’hui, les choses ont bien changé. Les soldats canadiens interviennent comme une force belligérante, les questions des droits humains, de la justice sociale et de la protection de l’environnement sont reléguées à un second plan et l’accent est mis sur la « croissance » et le « rôle moteur du secteur privé » auquel doivent s’associer les autres secteurs. Cela a grandement terni l’image du Canada.
« Les partenaires ne reconnaissent plus le Canada dans sa politique étrangère, dans ses programmes outre-mer, ne reconnaissent plus le Canada dans ses positions internationales. […] Tout ce qu’on a construit en 50 ans est détruit en quelques années, puis les partenaires du Sud le savent très bien. Ils ne comprennent pas. »
Bien sûr, la détérioration de la réputation du Canada touche davantage la population plus éduquée et informée, qui suit la politique internationale, mais pas exclusivement. Ainsi, on nous a cité le cas d’un stagiaire dans un pays d’Amérique centrale qui s’est fait huer en entrant dans un bistro parce qu’il avait un petit drapeau canadien. Ensuite, le barman a même refusé de le servir. Il n’y a pas si longtemps, on n’aurait pas cru que cela eût été possible, tant la réputation du Canada était bonne…
Les défis de la coopération solidaire
Les OCI québécois font donc face à une crise d’envergure qui n’est pas uniquement liée à une diminution de moyens, mais qui correspond également à une mutation du modèle de coopération canadienne qui, comme on vient de le voir, a un effet sur la réputation du Canada à l’étranger. Dans ce contexte, les pratiques des OCI québécois font face à une série de défis. Nous en avons identifié cinq.
En premier lieu, il y a certainement le défi du financement, entre autres du financement autonome, qui est crucial pour l’avenir des OCI, spécialement pour la poursuite du modèle solidaire de coopération internationale et de ses impacts sur le terrain, pour la préservation de l’expertise accumulée au cours de plusieurs décennies et pour le maintien de la présence de la solidarité internationale dans les différentes régions du Québec.
Ce dernier élément nous amène vers un second défi, celui de renforcer le lien avec la population québécoise. Pour ce faire, il est important de faire valoir la qualité ainsi que l’impact du travail des OCI dans les pays du Sud. Tout cela pourrait faciliter l’accumulation de force à travers la mobilisation de groupes organisés autour d’enjeux précis. Or, la tendance à sabrer dans les programmes d’éducation du public, actuellement favorisée par les politiques de financement de l’ACDI, représente un obstacle dont il faut tenir compte.
En troisième lieu vient le défi de maintenir un certain équilibre entre les programmes de développement à plus long terme, essentiels dans une vision de transformation sociale, et les programmes d’urgence et de reconstruction, eux aussi indispensables face à l’augmentation du nombre et de l’intensité des catastrophes naturelles et sociopolitiques. Ici, l’idée de concevoir les programmes dans un continuum urgence-reconstruction-développement est certainement pertinente, mais cela en autant que les programmes de développement à long terme ne soient pas relégués au second plan.
Le quatrième défi est celui de la collaboration entre les OCI et de l’unité du réseau. Il ne s’agit pas ici d’enrégimenter les OCI. Il s’agit plutôt de dépasser les divisions fondées sur la compétition pour l’obtention de fonds, sur des visions différentes du développement et sur la taille des organisations. Par ailleurs, il faudrait réitérer et renforcer l’unité des OCI membres de l’AQOCI et de ceux-ci avec les partenaires du Sud, unité basée sur une identité, une vision et des pratiques communes de coopération internationale solidaire [4] et débouchant sur des actions elles aussi communes, notamment en matière de plaidoyer. Pour les OSC du Sud, les actions de plaidoyer sont souvent aussi importantes que le soutien financier.
Enfin, il y a le défi fondamental pour les OCI de s’inscrire dans les dynamiques socioculturelles du système mondial en mettant de l’avant des contenus et des formes de développement qui soient cohérents avec une vision solidaire. Les OCI ne devraient pas voir le développement comme une question essentiellement technique ni se contenter d’être de simples courroies de transmission d’initiatives conçues par les États et les entreprises, ils devraient mettre de l’avant la voie solidaire de développement, et ce à un moment historique crucial où les multiples crises – économique, sociale et écologique – mettent en péril le futur de l’humanité et où il est urgent de penser le monde autrement. La contribution des sociétés civiles du Nord et du Sud est essentielle pour que soient entendus et défendus les points de vue et les intérêts des populations pauvres trop souvent exclues des mécanismes institués de prise de décisions. Ce faisant, on doit poser la question centrale du type de sociétés qu’on veut contribuer à édifier, ce qui exige une repolitisation du développement dans le sens fort du terme.
Bref, le réseau des OCI constituant l’AQOCI est à un tournant de son existence. Ce qui est en jeu à l’heure actuelle, ce n’est pas tellement la survie de chaque organisation prise individuellement. Bien sûr, chaque fois qu’un OCI disparaît ou réduit son champ d’action, cela se traduit par une perte d’expertise et de capacité pour le réseau et aussi par des liens de solidarité qui se brisent avec le Sud. Il existe cependant une menace encore plus grande qui pointe à l’horizon. C’est la pérennité des OCI en tant que secteur autonome, de la voie originale de coopération internationale des ONG, de cette coopération solidaire tissant des liens entre les sociétés civiles du Nord et du Sud. Or, cette forme de coopération dérange les pouvoirs en place. Les politiques actuelles d’alignement des ONG sur les objectifs du gouvernement, notamment à travers les mécanismes de financement, favorisent un contrôle accru de ce secteur et constituent une menace à peine voilée de transformation des OCI en agences d’exécution des politiques gouvernementales. Cela reviendrait à une neutralisation ou même, dans le pire des cas, à une disparition de la voie solidaire de coopération internationale et de la voix de la société civile dans le développement international.
Références bibliographiques
AQOCI. 2006. (Association québécoise des organismes de coopération internationale) « Déclaration du Québec » Montréal : AQOCI.
AQOCI. 1992. (Association québécoise des organismes de coopération internationale) « Charte de principes sur les droits humains et le développement » Montréal: AQOCI.
AQOCI. 1987. (Association québécoise des organismes de coopération internationale) « Charte de principes pour un développement solidaire » Montréal : AQOCI.
Audet, F. 2012. « Transformation idéologique dans l’aide canadienne : rupture ou continuité? » Allocution réalisée dans le cadre de l’assemblée générale annuelle de l’AQOCI. 15 juin 2012:
Beaucage, P. 2012. « Un panorama de las empresas mineras canadienses en México y de la reisitencia popular »(texte non publié) Montréal : Université de Montréal.
Blackwood, E. et V. Stewart. 2012. « CIDA and the Mining Sector : Extractive Industries as an Overseas Development Strategy » in S. Brown (dir.) Struggling for effectiveness : CIDA and Canadian foreign aid. Montréal et Kingston : McGill Queen’s University Press: 217-245.
Brown, S. 2012a. « Aid effectiveness and the Framing of New Canadian Aid Initiatives. » Dans S. Brown (dir.) Struggling for effectiveness : CIDA and Canadian foreign aid. Montréal et Kingston : McGill Queen’s University Press; 2012a : 79-107.
Brown, S. 2012b. « CIDA’s New Partnership with Canadian NGOs : Modernizing for Greater Effectiveness ? » Dans S. Brown (dir..) Struggling for effectiveness : CIDA and Canadian foreign aid. Montréal et Kingston : McGill Queen’s University Press: 287-304.
Caouette, D. 2008. « Les organisations non gouvernementales canadiennes : bilan et perspectives » in F. Audet, M.-E. Desrosiers et S. Roussel (dir.) L’aide canadienne au développement. Montréal : PUM : 111-139.
Cliche, P. 2012. « Où va la coopération solidaire québécoise? Recherche exploratoire sur la situation des OCI membres de l’AQOCI à l’automne 2012. » Montréal : AQOCI.
Comité permanent des affaires étrangères et du développement international. 2012. « Stimuler la croissance économique inclusive : rôle su secteur privé dans le développement international » Ottawa : Parlement du Canada ; novembre 2012.
Mining Watch. 2010. « Suppressed Report Confirms International Violations by Canadian Mining Companies » 18 octobre 2010.
OECD/OCDE. 2012. (Organisation for Economic Co-operation and Development) « Partnering with Civil Society: 12 Lessons from DAC Peer Reviews » OECD.
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[1] Un ouvrage du même auteur, La coopération internationale solidaire : plus pertinente que jamais, paraîtra bientôt aux Presses de l’Université du Québec.
[2] Il est intéressant de noter que la dernière revue de l’aide canadienne effectuée par le Comité d’aide au développement (CAD/DAC) de l’Organisation de coopération et développement économique (OCDE) mentionne que les questions de délais et de transparence affectent négativement la crédibilité l’ACDI et l’appui du public (OCDE/OECD 2012 : 29).
[3] Les interventions de l'ex-ministre de la Coopération internationale, Julian Fantino, au Economic Club of Canada (23 novembre 2012) et au Forum économique mondiale de Davos (janvier 2013) sont très claires à ce sujet : http://www.acdi-cida.gc.ca/acdi-cida/ACDI-CIDA.nsf/fra/NAT-1123135713-Q8T et http://www.acdi-cida.gc.ca/acdi-cida/acdi-cida.nsf/fra/CEC-31194141-2U5. Voir aussi le Rapport du Comité permanent des Affaires étrangères et du Développement international (2012) sur le rôle du secteur privé dans le développement international.
[4] Il y a déjà une vision commune qui se dégage dans la « Charte de principes pour un développement solidaire » (AQOCI, 1987), la « Charte de principes sur les droits humains et le développement » (AQOCI, 1992) ainsi que la « Déclaration du Québec » (AQOCI 2006).