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Le virage de l’aide publique au développement : quelles conséquences pour la solidarité?
Nancy Thede
Département de science politique, UQAM
Ce n’est un secret pour personne : l’aide officielle du gouvernement canadien, internationalement reconnue depuis la fin des années 1960 comme progressiste et innovatrice (même si le bien-fondé de cette réputation est sujet à débat), subit, depuis l’arrivée des Conservateurs de Stephen Harper au pouvoir à Ottawa, des transformations tellement profondes qu’elle est devenue méconnaissable. Ces changements s’accumulent depuis 2007, et pourtant aucun nouvel énoncé de politique extérieure n’est venu signaler leur logique ni leur étendue et ce n’est donc que récemment que les Organismes de coopération internationales (OCI), au Québec et ailleurs, ont commencé à accuser le coup. Mises à part les gaffes un peu folkloriques de Mme Oda, ministre de la Coopération internationale de 2007 à 2012 – pensons à son jus d’orange à 15$ dans un hôtel chic de Londres – le coup de barre a suscité des réactions surtout aux interventions publiques du nouveau ministre Fantino : suspendre l’aide canadienne à Haïti, accuser les ONG de faire de la politique plutôt que du développement ou encore soutenir qu’il est juste «normal» que les fonds de l’APD canadienne appuient des projets de formation de la main-d’œuvre en lien avec des exploitations minières dans des pays du Sud.
Il y avait eu, bien sûr, des signes annonciateurs de cette transformation du paysage de la coopération, dont les attaques d’abord au flanc progressiste de la coopération (coupure des fonds à Kairos et à Alternatives et mise en tutelle de facto de Droits et démocratie, tous trois en raison de leurs activités concernant la Palestine), puis des délais très longs suivis de refus de renouveler la contribution (souvent substantielle) de l’ACDI aux programmes de plusieurs OCI progressistes (dont Développement et Paix ou le CCCI), la fermeture de Droits et démocratie et la mise en place (on serait tenté d’écrire «sa substitution») par un organisme paragouvernemental de promotion de la liberté religieuse. Le rythme des changements, toujours partiels, en apparence même peu réfléchis, s’accélère depuis un an, l’annonce le 29 avril dernier de la fusion de l’ACDI avec le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international bouleversant un monde de la coopération au développement encore déboussolé par l’octroi de financements visant la collaboration des ONG avec les entreprises minières canadiennes dans les pays du Sud.
Le cumul, donc, d’une série de mesures ponctuelles et de politiques sectorielles a fini par dresser un portrait radicalement distinct de l’aide publique au développement du Canada en 2013 en comparaison avec ses contours assez familiers des vingt dernières années. D’une image publique (même si la pratique ne suivait pas toujours) d’engagement envers la promotion de valeurs internationalistes et de réduction de la pauvreté, faisant une large place à la consultation publique et à l’initiative de la société civile, bref – un allié progressiste du développement –, le Canada des Conservateurs sème la confusion internationale en se retirant d’ententes internationales sur des enjeux planétaires – notamment, ceux liés au changement climatique – et en creusant un fossé avec sa propre société civile. C’est la promotion du secteur privé (canadien, s’entend) qui occupe la place de choix dans l’aide au développement, version néoconservatrice.
La politique néoconservatrice de l’APD et ses conséquences pour les OCI
Deux principes régissent la logique du gouvernement conservateur dans ses transformations des politiques publiques, peu importe le domaine. Il s’agit d’une part d'un accent mis sur les valeurs morales conservatrices (que cela concerne les questions de genre et de droits des femmes, l’accent sur la punition plutôt que sur la socialisation, le contrôle hiérarchique, la glorification des forces armées et de la monarchie, la criminalisation de la contestation sociale ou le refus du débat publique), et d’autre part de la conviction que la croissance économique est la clef non équivoque du bien-être social. Les deux ont indéniablement un impact sur les activités et l’autonomie des OCI dans le domaine de la coopération au développement. Alors que les priorités de plusieurs programmes de l’ACDI sont redéfinies pour mieux correspondre aux exigences de la morale conservatrice (élimination du terme «genre», refus d’appuyer des initiatives de contrôle de naissances, élimination des espaces de dialogue sur les politiques…), c’est l’accent sur le primat des intérêts économiques qui détermine l’agenda de la coopération au développement, voire de la politique extérieure dans son ensemble.
En effet, la logique de la primauté des intérêts économiques transforme le sens même des programmes visant y compris les populations les plus pauvres. Quelques illustrations permettent de saisir le virage en cours.
- Alors que l’ACDI désigne comme l’un des trois thèmes transversaux de ses programmes «la viabilité de l’environnement», elle décrit le développement durable en termes de commerce et de croissance économique, laissant entendre au passage que le changement climatique est inévitable et que le Canada doit se positionner pour saisir les occasions que ces changements produiront.
- Le secteur extractif canadien est érigé en modèle et en moteur du développement économique ici et au Sud et l’ACDI a par conséquent mis en place en septembre 2011 trois projets pilotes avec des ONG pour des initiatives de «développement local» dans le cadre d’exploitations minières par trois immenses entreprises canadiennes en Afrique et en Amérique latine. Un montant de 6,7 millions de dollars est accordé à cette première phase, mais déjà environ 25 millions de plus sont prévus pour des initiatives similaires en Amérique latine et en Afrique. Depuis, cette orientation ne cesse d’être approfondie par l’ACDI : il suffit de jeter un coup d’œil au discours du ministre Fantino devant le Economic Club of Canada à Toronto le 23 novembre 2012 pour se rendre compte à quel point l’appui au secteur extractif est devenu la pièce maîtresse de la politique de l’ACDI.
- Dans ce même discours, M. Fantino souligne candidement ce qui est probablement l’aspect le plus radical du virage en cours, lorsqu’il affirme que «l'ACDI est résolue à renforcer la sécurité et la prospérité à long terme du Canada». Ce bout de phrase illustre à quel point la mission même de l’APD a été transformée ces dernières années (même si, pour être tout à fait honnête, tout ne peut être porté au compte des Conservateurs. J’y reviendrai un peu plus loin). En effet, le Canada ne se gêne pas pour affirmer haut et fort que l’objectif premier de son APD est de promouvoir sa propre sécurité et sa propre économie.
- La récente annonce de la fusion de l’ACDI avec le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international (MAECI) a fait couler beaucoup d’encre, certains y voyant une garantie de plus grande cohérence et stabilité pour la coopération canadienne, d’autres au contraire considèrent qu’il s’agira d’une instrumentalisation encore plus prononcée de l’APD à des fins de la politique extérieure canadienne. Mais cette inquiétude semble quelque peu déplacée car, si on se fie au discours de M. Fantino, cela est déjà chose faite. En clair, cela semble suivre la formule 3D (diplomatie-défense-développement) déjà mise de l’avant par le gouvernement libéral dans l’Énoncé de politique internationale de 2005.
- Comme l’ensemble des organisations du tiers-secteur, les OCI sont soumises à une surveillance fiscale accrue, qui prévoit de lourdes sanctions (dont la perte du statut charitable) s’il est avéré qu’elles utilisent leurs fonds pour des fins jugées «politiques». Ce climat de méfiance est accentué par la fermeture depuis l’arrivée du gouvernement Conservateur des espaces formels et informels de dialogue sur les politiques et les programmes entre responsables de l’ACDI et représentantEs d’OCI.
- Le changement inopiné de règles et de procédures régissant la contribution financière de l’ACDI aux programmes des OCI canadiennes a rapidement redessiné le paysage de la coopération. Avec la mise en place, en juillet 2012, d’un mécanisme de financement compétitif par appel d’offres, l’ACDI a mis au rancart le dispositif antérieur qui consistait à répondre aux propositions présentées par les OCI sur leurs propres bases. Selon les calculs du Conseil canadien de coopération internationale, organisme parapluie des OCI canadiens, les résultats de ce nouveau concours révèlent un processus opaque, sans possibilité d’interaction avec les fonctionnaires, avec au bout du compte des refus qui affectent disproportionnellement les petites OCI.
Bien qu’il semble que ces changements soient introduits de façon peu planifiée, on ne peut pas les considérer aléatoires. Au contraire, ils correspondent à une nouvelle logique de contrôle, de méfiance face à des acteurs qui ne partagent pas la vision conservatrice, et de priorité aux alliances avec le secteur privé, et notamment celui des industries extractives.
Les sources du virage – bien avant les Conservateurs
Pour bien comprendre les conséquences de ce virage de la coopération au développement sous les Conservateurs, il faut admettre que ces tendances remontent à bien avant leur arrivée au pouvoir. En effet, plusieurs éléments de la situation actuelle – radicalisés, certes, par M. Harper et cohorte – ont été mis en place sous le gouvernement libéral qui les a précédés, en particulier depuis le début du millénaire. Le gouvernement Harper y a imprimé sa marque de commerce, mais le paysage n’est pas complètement nouveau. La signification de ce fait est de poids, car cela met en relief qu’un simple retour à un gouvernement libéral à Ottawa ne nous ramènera pas au statut quo ante. Cela en raison de deux tendances lourdes majeures, soit le fait que les Libéraux avaient déjà commencé à réorienter l’APD canadienne sur la base de la logique économique néolibérale, et le fait aussi que les grandes institutions de développement sur le plan international – allant du PNUD aux IFI – ont, elles aussi, approfondi leurs politiques voulant que le développement ne soit qu’un résultat de la croissance économique basée sur la libéralisation des marchés. J’aborderai ces deux aspects à tour de rôle.
C’est sous les Libéraux que nous avons vu la mise en place, suivant d’abord une logique néolibérale et plus tard, celle de la sécurisation – ou l’introduction d’un angle sécuritaire dans la conceptualisation des orientations d’aide au développement – de plusieurs éléments qui jouent aujourd’hui un rôle de premier plan dans le virage de l’APD. C’est sous les Libéraux que la raison d’être de l’APD, en tant que contribution à un monde plus juste, a commencé à être minée par la notion explicite qu’elle devait servir d’instrument de propagation des valeurs et des intérêts canadiens : cette orientation est affirmée dans l’Énoncé de politique internationale (EPI) de 1994, pour être poussée encore plus loin dans celui de 2005. Déjà en 1982, au début de la vague néolibérale, on avait fusionné le ministère du Commerce international avec celui des Affaires étrangères, avec des effets importants sur le mandat du personnel des ambassades sur le terrain, auxquelles sont rattachés les agents de l’ACDI à l’étranger.
L’EPI de 2005 – toujours sous les Libéraux – représente un tournant majeur, intégrant les préoccupations sécuritaires en vogue à la suite des attentats du 11 septembre 2001 avec la logique économique néolibérale. Le gouvernement met de l’avant ici sa nouvelle orientation «3D», fusionnant pour la première fois ses orientations en ce qui concerne la diplomatie, la défense et le développement. À la lecture du document, il ressort clairement que le développement y est subordonné aux trois autres volets de la politique internationale (car le commerce constitue la quatrième dimension de cet EPI). C’est dans ce cadre que l’on annonce pour la première fois publiquement que la mission de l’APD canadienne est celle d’assurer la sécurité du Canada.
Ce virage sécuritaire de l’aide au développement se manifeste notamment par l’imbrication des opérations de développement sur le terrain avec des opérations de pacification menées par les forces armées. S’il est vrai que le premier ministre Chrétien a résisté aux pressions de certains alliés du Canada à s’engager dans l’invasion de l’Irak – position qu’il a pu tenir justement grâce à une mobilisation sans précédent des citoyenNEs opposéEs à cette guerre – cela n’a pas empêché l’ACDI de réorienter des montants importants de son budget en fonction de considérations sécuritaires et d’entreprendre des programmes importants en Afghanistan, au point où ce pays, qui n’avait jamais été parmi les récipiendaires majeurs d’aide bilatérale canadienne, en est devenu systématiquement l’un des trois premiers à partir de 2001. L’Irak apparaît aussi parmi la liste des dix premiers en 2003 et 2005. D’autres «États fragiles», comme Haïti, reçoivent eux aussi davantage d’aide à partir de ce moment.
Une autre tendance fort significative pour les OCI pendant le long règne libéral a été le fait de l’accroissement de leur dépendance financière envers les sources gouvernementales, par le biais notamment de l’acquisition de statut d’agences d’exécution pour l’ACDI. C’est ainsi que certaines OCI ont connu une énorme croissance de leur budget et de leur personnel; leurs sources de financement au sein du public n’ont pas suivi la courbe (et certaines n’en avaient tout simplement pas). De façon parallèle, les réductions effectuées aux programmes visant l’éducation du public ont eu pour effet de réduire le nombre d’organisations de petite taille financées à même les fonds de l’ACDI.
S’instaurent alors deux lignes de différenciation au sein des OCI : la première, entre grandes – poussées à grandir davantage et à devenir toujours plus dépendantes du financement et des priorités gouvernementaux – et petites, marginalisées et développant de petits programmes «de niche». Le deuxième vecteur de la différenciation est celui entre OCI dont la vision est surtout axée sur la coopération par les moyens techniques, et celles pour qui la coopération est un instrument d’avancement de justice sociale et de solidarité internationale. Cette deuxième démarcation ne recoupe pas complètement la première.
Pour résumer, donc, on a assisté, sous les gouvernements libéraux successifs dans les années 1990 et 2000, à trois choix de politique de coopération internationale qui auront des effets importants sur les OCI : un glissement de la mission de l’APD pour la rapprocher des intérêts de la politique extérieure canadienne, la mise en place d’une orientation sécuritaire de l’APD et une dépendance progressive des OCI à l’endroit de sources de financement gouvernemental et, de surcroît, de projets définis par l’ACDI.
Ces changements n’ont pas été le fruit uniquement du Gouvernement du Canada; ils font partie de tendances consolidées au sein des institutions multilatérales et se manifestent chez la plupart des pays donateurs réunis au sein du Comité d’aide au développement (CAD) de l’OCDE. Deux tendances lourdes méritent d’être signalées. Il s’agit en premier lieu du glissement progressif qui s’est produit dans la conceptualisation de ce qui constitue le développement au cours de l’ère néolibérale, entre le moment de l’introduction des programmes d’ajustement structurel au milieu des années 1980, et l’émergence du discours de la cohérence des politiques pour le développement à partir de 1996. Au cours de cette période, la vision du développement véhiculée par les pays et institutions donateurs est passée de celle d’un processus relativement complexe et multidimensionnelle où l’État joue un rôle central, à une recette simple de croissance économique dont l’ingrédient incontournable est la libéralisation des marchés et l’intégration à l’économie mondialisée. Pour s’en convaincre, il suffit de lire à peu près n’importe quelle publication de la Banque mondiale, du CAD ou d’une agence bilatérale de coopération au développement.
La deuxième tendance lourde est celle de l’orientation croissante de la destination et de l’opérationnalisation de l’APD en fonction des objectifs de sécurité des pays donateurs. La politique 3D du Canada se retrouve sous des appellations distinctes dans les politiques de la presque totalité des pays membres du CAD; il s’agit, par ailleurs, d’initiatives promues ici aussi sous l’égide de la «cohérence des politiques pour le développement». C’est cette orientation, issue de l’OCDE et reprise par les autres IFI, qui a éventuellement mené à l’Agenda de Paris sur l’efficacité de l’aide en 2005, et sa suite de «rencontres de haut niveau», à laquelle ont adhéré de plein gré beaucoup d’OCI du Nord et du Sud. Le Canada contribue à cette intégration, voire réorientation, progressive de la finalité et des modalités d’opérationnalisation de l’APD par les pays donateurs collectivement.
L’originalité néoconservatrice
Sur ce fond de néolibéralisme et de préoccupation sécuritaire, les Conservateurs ont enfoncé davantage le clou tout en y imprimant leur marque de commerce idéologique. Il est important, si l’on veut réfléchir à une stratégie de solidarité qui mérite ce nom, de bien comprendre que le marasme actuel de l’APD canadienne n’a pas été créé uniquement par le gouvernement actuel d’Ottawa. Nous en sommes arrivés là après un long processus de consolidation des politiques néolibérales, de transformation du sens des mots «développement», «aide», «coopération» et même «solidarité» [1].
On peut déceler deux types d’initiative chez les Conservateurs, l’une qui se situe dans le prolongement des transformations mises en place par les gouvernements antérieurs, l’autre qui constitue une rupture avec le discours et le mode de fonctionnement des gouvernements «libéraux» (et ici j’inclus la période sous Mulroney de 1984 à 1993, car le Parti progressiste conservateur de l’époque ne remettait pas fondamentalement en cause l’idéologie libérale dominante). Dans la première catégorie, ce prolongement tend vers une radicalisation, ce qu’on trouve notamment dans l’engagement envers les principes de l’économie néolibérale dans l’APD. Certes le gouvernement actuel se débarrasse sans gêne du discours humaniste et des compromis éthiques libéraux, pour affirmer haut et fort son alliance avec les entreprises extractives canadiennes, mais cela est tout à fait cohérent avec la logique néolibérale en place depuis 25 ans. Aussi dans le prolongement de la voie ouverte par leurs prédécesseurs, il y a le rapprochement entre défense et développement.
Le rôle des acteurs du développement est ici plus effacé qu’auparavant, et l’exécution d’opérations de développement en zone de conflit est dévolue aux forces armées directement. Mais on constate le prolongement et la radicalisation du discours libéral. Il n’est pas sans importance que sur ces deux plans, le gouvernement conservateur agisse en harmonie avec l’ensemble des donateurs bilatéraux et multilatéraux. Autre fait intéressant à noter, la liste des dix principaux pays bénéficiaires de l’APD canadienne s’est stabilisée depuis 2007, alors que les gouvernements précédents avaient été très critiqués en raison de l’instabilité de la liste des pays prioritaires. Les mêmes dix pays font systématiquement partie de la liste des dix bénéficiaires les plus importants de 2007 à 2012, mais leur ordonnancement est différent chaque année : Afghanistan, Haïti, Éthiopie, Soudan, Bangladesh, Mozambique, Tanzanie, Mali, Sénégal, Palestine.
Sur le plan des innovations de ce gouvernement, elles concernent principalement le refus du débat sur les politiques et l’introduction dans les politiques publiques de critères moraux d’inspiration conservatrice. Eu égard au premier point, l’une des ouvertures des Libéraux les plus appréciées par les OCI a été d'inciter les fonctionnaires et le personnel politique à rencontrer les représentantEs de la «société civile» pour discuter de la formulation des politiques et de leur application. Cette pratique s’est développée surtout à partir du retour au pouvoir des Libéraux en 1993, et elle a rapidement opéré un véritable changement de la culture des relations entre gouvernement et société civile, à tel point que les OCI ont l’impression que les choses ont toujours fonctionné de la sorte. Le gouvernement Harper a rapidement coupé court à cette pratique dans tous les domaines, au point où il ne parle à la société qu’à travers des communications électroniques souvent anonymes, des annonces dans les médias ou de rares apparitions publiques à mise en scène très contrôlée. En ce qui concerne les critères moraux, on constate un accent très fort sur la défense de la religion judéo-chrétienne et sur ses répercussions politiques (rapprochement avec Israël, création d’un organisme officiel de promotion des libertés religieuses), et sur la défense systématique de régimes de droite (intervention du premier ministre à la mort d’Hugo Chavez, alliance avec le Mexique, la Colombie, le Pérou et le Chili dans le cadre du TPP, transgression par le ministre Baird des règles de comportement diplomatique concernant les rapports Israël – Palestine).
Les nouvelles orientations de l’APD sous les Conservateurs changent-elles quelque chose?
Pour les OCI voués à la coopération internationale (je n’ose plus appeler ça de la coopération au développement), oui, cela change les règles du jeu et ces changements sont déjà en train de transformer le visage du monde des OCI. Ces changements vont tous dans le sens d’un plus grand contrôle du gouvernement sur les activités des OCI, une élimination de leur droit de débattre des politiques de coopération sur la place publique, un financement basé sur une conception appauvrie et tendancieuse des objectifs de la coopération, à la fois qu’ils favorisent les organisations plus grandes au détriment des petites et font une place plus grande à des organisations de prosélytisme chrétien. La majorité des OCI ont peur de critiquer publiquement ce virage, car ils craignent de perdre leur financement gouvernemental. Un calcul qui s’avère de plus en plus périlleux, voire suicidaire.
Pour les organisations qui font de l’international un terrain de lutte en faveur de la justice sociale, une réorientation radicale de leurs stratégies s’impose. Il semble clair que leurs budgets ne proviendront plus du gouvernement fédéral. Cela va sans doute entraîner des compressions, voire des fermetures, douloureuses. Mais cette conjoncture crée la possibilité aussi de se réapproprier la notion et la pratique de la solidarité. À la place d’une charité mal dissimulée, les organisations vraiment engagées envers la lutte pour un monde plus juste se tourneront vers l’urgence véritable : changer les rapports de force chez nous, de concert avec des mouvements luttant sur des enjeux semblables ailleurs dans le monde. Les gens du Sud n’ont pas besoin de nos bébelles pour se développer : ils ont besoin de changer les rapports de pouvoir chez eux et dans le monde qui les empêchent de se développer à leur manière.
L’idée n’est pas nouvelle. L’occasion l’est. Merci, M. Harper.
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[1] Voir à ce sujet les actes du Congrès 2010 de l’Entraide missionnaire, Par-delà l’aide internationale : des solidarités à réinventer.