Pour télécharger le fichier pdf, cliquez ici
Post-réforme : points de vue depuis deux régions « ressources » [1]
Marie-José Fortin, GRIDEQ-CRDT
Dix-huit mois. C’est le temps écoulé depuis les premières annonces de réformes et coupes dans diverses instances régionales. Pour ceux qui ont expérimenté de près et même de l’intérieur ces grands changements, ce temps semble à la fois lent et accéléré. Alors que se reconfigure le paysage institutionnel de l’accompagnement public en matière de développement local et régional, il semble pertinent de s’interroger sur cette après-réforme : comment se dessine la toile des acteurs du développement territorial ? Du nouveau à l’horizon ? Des principes et enjeux fondamentaux auraient-ils été abandonnés en chemin ? Qu’advient-il dans les régions plus rurales, où ces organismes jouaient des rôles particulièrement importants ?
Pour réfléchir à ces questions, mon propos s’appuiera sur deux sources. D’abord un travail réalisé avec Marie-Joëlle Brassard sur les défuntes CRÉ (conférences régionales des élus), rayées de la carte institutionnelle par la Loi 28. Une enquête exploratoire avait été menée à l’hiver 2015 pour tenter de saisir ce qui survivrait de ces organismes de concertation et si des pratiques originales pouvaient émerger de ce contexte ouvert au changement [2]. La seconde source d’informations provient des dynamiques observées lors de diverses implications de recherche dans deux régions, Bas-Saint-Laurent et Gaspésie, et cela dans trois domaines très différents : énergie éolienne, paysage et transformation bioalimentaire. Les discussions récentes menées avec des agents de développement attachés à ces dossiers ont permis de saisir que les transformations sont différentes dans les trois domaines, mais qu’ils font face à des enjeux similaires. Après avoir dressé un état des lieux des trajectoires des trois initiatives, quatre enjeux seront décrits. Pour conclure, quelques grands chantiers seront dégagés, qui pourraient animer des travaux scientifiques futurs.
Quelles transformations en cours ?
Pour tous, l’année 2015 est marquée au fer rouge pour le monde du développement territorial. Cette période a été particulièrement mouvementée, sous le signe de la désorganisation. La fermeture d’organisations a marqué la perte de références et d’interlocuteurs clés sur nombre de dossiers. Pendant des mois, les intervenants ne savent plus à quelle porte cogner pour poser une question, encore moins pour obtenir une réponse et tenter de poursuivre un projet. L’instabilité caractérise le travail des agents de développement qui voient leurs dossiers suspendus et devenir orphelins. Cette période est décrite comme un « vacuum » par un intervenant, qui estime que les organisations y sont encore bien plongées.
Le passage forcé est particulièrement difficile pour ceux œuvrant en concertation à l’échelle régionale alors que leur travail doit désormais répondre aux élus des MRC. Ce changement d’échelle et d’interlocuteurs ne se fait pas sans heurts. En fait, chaque organisme doit désormais multiplier les démarches de sensibilisation au dossier par le nombre de MRC présentes sur le territoire régional, alors qu’avant ce travail était mené au sein de la CRÉ.
Autre point commun dans les trois dossiers examinés : malgré le climat incertain et difficile, les acteurs ne se laissent pas abattre et se mobilisent pour faire face au nouveau contexte. Le plus urgent est celui de redonner un ancrage aux initiatives, en remodelant ou en créant de nouvelles organisations, souvent attachées à un dossier spécifique, pour poursuivre le travail.
Les trois initiatives pourraient être qualifiées d’innovation sociale et territoriale au sens où elles répondent à des besoins vitaux du milieu et visent l’amélioration des conditions de vie et le bien-être des populations, en recourant à des moyens originaux, portés par une diversité d’acteurs et selon un mouvement ascendant. Cependant, dans le contexte des réformes en cours, elles empruntent des trajectoires différentes (voir les encadrés suivants). Selon notre lecture, celles-ci sont liées principalement à la maturité de l’innovation, de laquelle découle un niveau d’autonomie plus ou moins fort vis-à-vis de l’organisation qui l’a vue naître.
De ces trajectoires variées, on retiendra la forte mobilisation de nombreuses personnes, professionnels, administrateurs, bénévoles, élus, motivées et engagées dans leur milieu. On notera aussi comment ce travail mise sur les capacités existantes de ces divers acteurs. Il est ainsi « encourageant » de voir que le redéploiement des forces du milieu peut miser sur des expériences traduites dans des acquis et des apprentissages. On peut ainsi voir en action une véritable culture de la concertation de « proximités », cherchant à prolonger ou à créer de nouvelles synergies dans un nouvel environnement. Le travail n’est cependant pas simple, la réorganisation se poursuit, toujours inachevée même après plus d’un an de travail. Dans ce brassage du paysage institutionnel, notons que malgré la volonté du gouvernement libéral de nier le palier régional, celui-ci est toujours considéré une échelle d’action pertinente par de nombreux acteurs et pour certains enjeux, comme le montrent les trois dossiers examinés.
Mais au-delà de ces aspects positifs, on ne peut s’empêcher de remarquer la situation plus précaire des organisations et de leurs professionnels. La fragilité caractérise ce nouvel environnement, alors que les ressources financières dispensées par l’État sont moindres et de moins en moins récurrentes. Les professionnels en font souvent les frais. Ceux qui parviennent à rester en poste doivent s’activer sur plusieurs fronts pour parfois sauver leur organisation et leur poste, sans compter les heures qui deviennent du bénévolat. Leur discours montre les limites d’une telle action volontaire et le souffle qui commence à manquer : « on croit dans notre région, on veut l’améliorer donc on s’accroche, mais on ne pourra pas tenir ce rythme très longtemps… ».
Quels enjeux ?
Dans le contexte actuel, toujours très mouvementé, difficile de dégager de nouveaux modèles d’action. Il est possiblement encore trop tôt, l’urgence étant à rebâtir les bases organisationnelles pour assurer une stabilité à l’action. En ce sens, on reproduit ce qu’on sait faire. Cela n’est pas négatif, plutôt un signe d’apprentissage, car globalement, on sait bien faire : depuis des années, les intervenants ont développé des pratiques et des capacités pour monter des dossiers, articuler des projets aux grandes orientations et programmes gouvernementaux, trouver des collaborateurs, développer des partenariats. Les agents de développement ont développé une véritable expertise en la matière, ce qui permet à plusieurs de tirer leur épingle du jeu, du moins à court terme.
Mais de fait, ce qui marque comme changement, peut-être plus sournoisement cependant, c’est l’affrontement entre deux mouvements opposés. D’un côté, la culture du développement territorial qui semble bien ancrée dans les pratiques des acteurs qui, eux, misent sur le travail de concertation bien maîtrisé, même s’il comporte de nombreux défis. De l’autre, l’affirmation d’une tendance déjà présente du côté de l’approche gouvernementale en matière de développement et qui va à l’encontre de cette culture.
Après l’« État accompagnateur » prend place l’« État commanditaire ». Selon ma lecture, il s’agit d’un modèle où on accorde du soutien et des ressources à ceux qui ont les capacités de se mobiliser, de s’organiser et de faire valoir des initiatives. Bref, ceux qui sont déjà en mouvement. Plus encore, on met ceux-ci en concurrence, en mesurant les potentiels et les retombées de leurs « projets ». On voit vite les limites tendancieuses d’une telle approche. D’une certaine façon, l’État veut « investir » avec un risque minimal, dans des initiatives qu’il estime « gagnantes », voire « garanties ». Or, tout projet comporte une part de risque. Et même l’échec peut être utile, en termes d’interconnaissances entre des acteurs, de nouveaux réseaux et d’apprentissages notamment. De même, tout projet demande en amont un temps de réflexion et de discussion pour bâtir des consensus larges, pour acquérir une légitimité, pour déterminer la bonne stratégie et choisir les meilleurs instruments. Et plus l’enjeu est important, plus cette phase du travail en amont est exigeante et demande du temps. L’exemple aujourd’hui tant saluée de la Régie intermunicipale de l’énergie, évoqué précédemment, a demandé plus de cinq ans de travail interne de la part des élus et professionnels de la CRÉ, sans compter les ressources humaines, financières et juridiques nécessaires pour nouer des consensus, comparer et décider du modèle à mettre de l’avant. Cette phase préalable essentielle, qui demande diverses ressources, est donc niée par les nouveaux modes de financement, comme si les projets tombaient du ciel !
Évidemment cette approche du développement n’est pas nouvelle. La tendance est même bien implantée. Mais elle semble trouver ici un contexte favorable pour prendre racine et s’accélérer. Ce qui me semble peut-être le signe le plus pervers est comment ce modèle est déjà intégré par nos élites. Ainsi en est-il du modèle adopté par les élus au Bas-Saint-Laurent et en Gaspésie pour remplacer les CRÉ. L’architecture de gouvernance à deux niveaux s’inscrit parfaitement dans cette logique. Au niveau supérieur se trouve une table réunissant les préfets des MRC et quelques représentants de la société civile. Ensemble, ils posent les diagnostics et définissent les grands enjeux. On peut prévoir que les débats seront modestes à ce niveau puisque les grands enjeux font généralement consensus. Le vrai débat se fera lorsqu’il faudra passer à l’action et se donner les moyens pour ce faire. Ces décisions se prendront alors au niveau deux de la nouvelle instance de gouvernance, où siègent essentiellement les élus des MRC. Chaque MRC doit alors décider si elle appuie ou pas une action et donc en conséquence y investit de ses ressources. (Fortin et Brassard, 2015)
Ces nouveaux environnements organisationnels et ces investissements « à la carte » façonnent plusieurs enjeux en matière de développement territorial. Notons-en quatre principaux.
1. La « municipalisation du développement » peut constituer une forme de repli sur le local, surtout en l’absence de bases organisationnelle et professionnelle fortes susceptibles d’alimenter les élus. Ceux-ci, d’abord redevables à leur électorat municipal, doivent en effet argumenter face à leurs concitoyens quant à la pertinence d’investir dans une municipalité voisine, voire une autre MRC. Un tel repli risque de conduire à la désolidarisation des territoires par rapport à des enjeux structurels qui touchent certains milieux plus que d’autres (exode des jeunes, pauvreté, dévitalisation) et qui sont justement ceux qui ont le moins de ressources pour faire face à ces enjeux. Les risques de voir augmenter les disparités et inégalités territoriales sont bien réels.
2. La précarisation des emplois associés au développement territorial apparaît comme un autre enjeu majeur. Déjà on sait que les conditions étaient difficiles (longues heures de travail, postes non permanents), la stabilité est ici réduite à peau de chagrin. Dans le cas des deux nouveaux organismes remplaçant les CRÉ au Bas-Saint-Laurent et en Gaspésie, le personnel permanent se limite à une secrétaire et un directeur général. Tous les autres professionnels sont embauchés « sur mesure », soit pour soutenir des projets spécifiques. Les ex-employés deviennent ainsi des « consultants » privés, appelés au besoin. Sans lien d’emploi stable, mais avec des engagements contractuels, ce sont ces individus qui doivent assumer les risques inhérents à une telle situation.
3. Face à de telles conditions, qui choisira dorénavant le métier d’agent de développement ? Ceux déjà en place, possédant plus d’expériences et de réseaux, réussiront possiblement à faire leur chemin dans le nouvel environnement, mais qu’en sera-t-il pour les nouveaux, souvent des jeunes diplômés ? Des effets négatifs sont déjà observés, dont des départs anticipés à la retraite, des choix de quitter la région, souvent en famille, de changer de métier. Bref, la perte d’expertise est un enjeu certain.
4. Enfin, autre enjeu pervers et sournois, la privatisation de la connaissance. En recourant aux professionnels sur la base de contrats, l’expertise acquise par les travailleurs autonomes est désormais mise en concurrence. Dans ce contexte, quel est l’intérêt pour eux d’échanger leurs ressources et leurs apprentissages ? Au contraire, ne vaut-il pas mieux la préserver pour soi, afin de se démarquer des autres lors d’appels d’offres et ainsi s’assurer de contrats ? Alors que les échanges étaient possibles et même souhaitables au sein des organismes et des réseaux, une telle mise en concurrence apparaît contraire à l’esprit requis pour les collaborations à long terme, les apprentissages collectifs et l’idée de « région apprenante ». Considérant que la concertation n’est déjà pas facile dans un contexte organisationnel stable, on ajoute encore des freins à ce type de rapport de collaboration et d’échanges.
Quels chantiers de connaissances et de recherche ?
Les contextes de changements sont souvent propices pour l’observation. Les processus sous-jacents aux dynamiques de développement y apparaissent en effet plus lisibles. Et c’est justement le rôle des chercheurs de travailler à rendre ces processus visibles, permettant ainsi de donner plus de prise sur les changements. Selon moi, dans le contexte actuel, trois aspects qui renvoient à trois horizons temporels mériteraient une attention plus poussée de la part des chercheurs.
À court terme, on entend bien le besoin affirmé par divers groupes sociaux pour mieux documenter, voire accompagner les changements en cours. Qu’il s’agisse des pratiques qui se transforment ou encore des processus qui les favorisent ou les contraignent. De plus, sur le plan des connaissances, le contexte actuel réinscrit à l’avant-plan une dimension relativement moins investie que d’autres concernant les dynamiques de développement : la variable organisationnelle. Le raz-de-marée vécu dans le paysage institutionnel québécois montre l’importance d’un cadre stable pour rassembler les expertises et les ressources humaines, pour faire circuler les apprentissages et pour mobiliser. Le monde de la recherche est très attentif aux jeux d’acteurs, aux dynamiques de collaboration, aux conflits et autres dimensions relationnelles, éclairant moins les dimensions organisationnelles. Or, le contexte actuel invite à réinscrire plus fortement le rôle de ces dimensions dans les explications et modélisations des dynamiques de développement territorial : quelles formes organisationnelles sont privilégiées dans les transformations actuelles (plus usuelles, alternatives, hybrides ; place du marché, de l’État et de la société civile) ? Pour répondre à quels rôles ? Quels modèles différents seraient plus pertinents ? Pour accomplir quelle mission ? Quels canaux seront empruntés pour reconstruire les réseaux ? Au vu du modèle québécois développé depuis plus de 40 ans, une grande question sera de valider si la culture de concertation portée par les agents de développement et les autres acteurs, en particulier les élus, survivra dans ces nouveaux cadres plus fragmentés ?
Un second chantier de connaissances, davantage à moyen terme, concerne l’identité des acteurs du développement. En effet, les transformations de pratiques actuelles ne peuvent que toucher fondamentalement aux acteurs et à leurs rapports mutuels. On l’observe, la pression est forte pour pousser les organismes vers l’économie marchande. Or, dans un secteur historiquement défini comme responsable d’accompagner et de soutenir l’initiative du milieu, vu comme une extension de l’action publique, comment parviendra-t-on à se lancer dans de nouvelles opérations de « facturation » de services sans questionner la mission du groupe et sa vocation publique ? La concurrence pour les ressources minera-t-elle la capacité à dispenser la mission de base ? Étrangement, ces questions ramènent à l’esprit un débat plus ancien qui a fortement animé le secteur de l’économie sociale au Québec comme en France, alors qu’il devenait reconnu par l’État comme un « partenaire ». Il y avait un questionnement profond à savoir si le secteur communautaire perdrait son identité, voire son âme. Un retour sur cette période pas si lointaine pourrait possiblement éclairer les enjeux actuels.
Enfin, un troisième axe de recherche qui me semble fondamental renvoie à la vaste question des capacités et des pouvoirs des territoires. Dans la nouvelle configuration valorisant le local (ou MRC) comme cadre de décision et d’action, et donc par essence plus fragmentée que l’échelle régionale, les régions parviendront-elles à se mobiliser pour faire entendre leurs voix auprès du gouvernement central ? Trouvera-t-on un autre mécanisme pour lier l’État et les territoires, en remplacement entre autres des fameuses ententes spécifiques gérées par les CRÉ ? Rappelons que cet instrument permettait de rassembler différents acteurs sectoriels œuvrant sur les mêmes enjeux, de relier leurs expertises et ainsi fédérer l’action publique et communautaire autour d’un projet territorial plus global, permettant de transcender les normes propres à chaque organisation et secteur ? Bref, qu’adviendra-t-il de la capacité politique des territoires à influencer les programmes et les politiques, afin qu’ils soient mieux modelés à leurs particularités ?
Certes, on peut concevoir que pour le gouvernement central, un pouvoir régional puisse être dérangeant. Mais soutenir une telle lecture serait faire preuve d’une vision à court terme. En effet, selon une autre interprétation, on pourrait reconnaître davantage le travail de médiation et de traduction fait par les acteurs territoriaux. Un tel travail est exigeant, mais permet d’adapter les politiques publiques aux besoins et aux réalités régionales, leur donnant plus de légitimité et ainsi dénouer des tensions et conflits. Bref, on rejoint ici notre conception de l’acceptabilité sociale, soit un processus politique qui permet de construire des compromis et des arrangements qui répondent aux besoins des communautés, en lien avec les trajectoires passées et souhaitées des territoires [3]. Mais un tel processus est complexe et demande du temps et des ressources. Le gouvernement actuel prétend que nous n’en avons plus. Mais à l’heure où les ressources sont moindres, n’avons-nous pas au contraire plus besoin que jamais de ce travail de mise en commun et de concertation ? À l’heure où les citoyens exigent des changements dans les façons de penser et de faire le développement, souvent par la lutte contre des mégaprojets, peut-on se passer des organisations de concertation et de développement territorial ? Si la réponse est non, alors il faudra bien leur donner les moyens de l’action, même en contexte d’austérité !
_______________________________________________
[1] Ce texte est tiré d’une intervention faite lors du forum «Développement territorial, les nouveaux modèles d’action», organisé conjointement par le CISA, le CRISES et le TIESS, le 3 juin 2016.
[2] Les résultats de notre enquête menée auprès d’une quinzaine d’intervenants associés à six CRÉ ont été rapportés dans un numéro de la revue Organisations et Territoires (Vol. 4, no 3, décembre 2015). Voir aussi le mémoire soumis par le CRDT et signé par plus de 40 chercheurs concernant le projet de Loi 28.
[3] Voir entre autres : Fortin, Marie-José et Fournis, Yann (2014) « Vers une définition ascendante de l’acceptabilité sociale : les dynamiques territoriales face aux projets énergétiques au Québec », Natures, sciences et sociétés, 22 : 231-239; Actes du forum co-organisé par La Chaire e recherche du Canada en développement régional et territorial et l’Institut du Nouveau-Monde (INM).