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Sommaire
Volume 3, no 4
Coopérative de services de santé au Québec : entre l'espoir et le doute

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Coopérative de services de santé au Québec : entre l’espoir et le doute


Jean-Pierre Girard [1]


En 1994, les citoyens de Saint-Étienne-des-Grès, qui ont signé une pétition demandant au maire de trouver une solution à l’absence de médecins, ne se doutaient certainement pas que quelques mois plus tard, inspirée par l’idée et le leadership du directeur de la caisse Desjardins locale, une nouvelle forme d’organisation des services de santé de première ligne au Québec verrait le jour dans cette municipalité de 3600 résidants, soit une coopérative de service de santé. À plus forte raison, ces gens devaient se douter encore moins que l’idée ferait boule de neige et quelque 18 ans plus tard, une cinquantaine de ces organisations émailleraient désormais le réseau de la santé au Québec avec, dans certains cas, des innovations sociales inspirantes, telles des pratiques avant-gardistes en matière de prévention et de promotion santé et un impact indéniable en termes de frein à la dévitalisation. Devant l’absence de solutions venant du privé lucratif et du public, des milliers de personnes de partout au Québec ont décidé démocratiquement de s’engager dans une troisième voie pour améliorer dans leur milieu le service de première ligne, la voie du coopératif!

Outre d’expliquer le contexte très particulier de Saint-Étienne-des-Grès et le chemin parcouru depuis 1995 par l’idée même de coopératives de services de santé, sous forme de bilan provisoire – on est loin d’un parcours centenaire comme Desjardins –, nous allons porter un regard critique sur ce qui nourrit l’espoir, par exemple, une présence plus marquée du citoyen dans la gouverne du système de santé, mais aussi suscite des doutes dans le développement de cette forme originale d’organisation des services de santé au Québec, comme la vulnérabilité à l’influence des pharmacies et la question des cotisations et des consultations médicales.

Le modèle original

La fondation de la première coopérative de service de santé post-Révolution tranquille en décembre 1995 à Saint-Étienne-des-Grès ressemble rétrospectivement à ce que les pionniers du développement de certaines organisations coopératives ont fait dans l’histoire récente du Québec : entre l’État et le marché, sortir des sentiers battus, proposer une nouvelle façon d’organiser un service, d’offrir un produit, et ce, dans une logique de satisfaction des membres plutôt que de recherche de rendement sur le capital investi. On pense à Alphonse Desjardins et les caisses éponymes, l’abbé J. B. A. Allaire avec les coopératives agricoles, Berthe Louard et Victor Barbeau avec les coopératives de consommation et de nombreux autres dont l’histoire n’a pas nécessairement retenu le nom [2] (Girard, 2006).

En fait, de façon plus précise, l’initiative de Saint-Étienne-des-Grès n’a pas été formellement la première coopérative de services de santé au Québec. On oublie trop souvent qu’à l’origine, le Groupe financier SSQ était une coopérative de service de santé née d’une volonté d’une plus grande justice sociale! En effet, avant la mise en place de l’assurance maladie à couverture universelle, au Québec comme ailleurs au pays, l’accès au service de santé était question d’assurance maladie privée (pour ceux qui pouvaient se qualifier et en défrayer le coût), de paiement direct ou, en dernier recours, de charité. C’est donc avec le souci de rendre la médecine accessible au plus grand nombre d’ouvriers du quartier populaire Saint-Sauveur à Québec que le docteur Jacques Tremblay va fonder, en 1945, la coopérative de service de santé de Québec (SSQ). Après des années de développement soutenu, preuve de sa grande pertinence, cette organisation connaîtra une métamorphose majeure avec la Révolution tranquille pour privilégier désormais le créneau de l’assurance de groupe (voir à ce propos Ouellet et Vallières, 1986).

Revenons au cas de Saint-Étienne-des-Grès au milieu des années 1990. Ce cas est fascinant à de nombreux égards. Avant tout, il faut reconnaître aux promoteurs de cette coopérative l’audace d’introduire dans l’organisation des services de santé de première ligne au Québec un nouvel acteur : une communauté regroupée au sein d’une coopérative. Jusqu’à ce jour, l’initiative reposait exclusivement entre les mains du réseau public de la santé (CLSC) et des médecins, soit en pratique solo ou regroupée (clinique ou polyclinique). Rétrospectivement, on sait qu’un nouvel acteur s’est subrepticement glissé dans le groupe d’acteurs organisant ces services : une ou des chaînes de pharmacies. Nous reviendrons sur ce sujet trop souvent occulté.

Le problème auquel étaient confrontés les citoyens de Saint-Étienne-des-Grès était alors le même que celui de plusieurs autres communautés de même taille au Québec, l’absence de ressources médicales et l’incapacité de résoudre ce problème par la présence d’un CLSC ou d’un point de service ou encore d’un ou plusieurs médecins ouvrant sa propre clinique. Au réflexe dominant de plusieurs milieux qui faisaient face au même problème soit de poursuivre les démarches de petites ou grandes séductions pour attirer un ou des professionnels en vue d’y ouvrir une pratique, ou encore, se résoudre à se déplacer de plusieurs dizaines de kilomètres pour accéder aux ressources médicales, Saint-Étienne-des-Grès a donc changé radicalement la donne.

La pétition signée par près d’un citoyen sur trois, soit environ 1100 personnes, a donné une grande légitimité au projet coopératif. De plus, la victoire récente remportée par la municipalité de Saint-Étienne-des-Grès contre la multinationale américaine Waste Management sur un dossier de site d’enfouissement de déchets avait donné confiance au milieu d’entreprendre quelque chose d’inédit. Mais le projet de coopératives de services de santé n’aurait pas vu le jour sans l’engagement exceptionnel d’un individu qui a apporté au projet crédibilité et compétence, le directeur de la caisse Desjardins locale, M. Jacques Duranleau. 

Sa présence a eu un effet d’entraînement sur les ressources de Desjardins tant sur le plan local que régional – un appui non seulement financier, mais également sur celui du savoir et du savoir-faire. Les autorités municipales ont de plus facilité de façon fort ingénieuse le projet, le maire François Chénier faisant preuve d’un remarquable engagement à cet égard, allant notamment le défendre auprès des autorités régionales en santé. Preuve de la grande confiance dans ce projet collectif, la ville a signé avec la coopérative un bail emphytéotique de… 80 ans pour l’usage de son terrain!

Au final, trônant fièrement avec sa signalisation « coop santé » à un jet de pierre de l’autoroute 55 donc facilement visible par les automobilistes empruntant cette voie rapide entre Trois-Rivières et Shawinigan, l’édifice de 10 000 pieds carrés qui héberge non seulement des médecins, mais d’autres ressources en santé, psychologue, dentiste, physiothérapeute, pharmacie s’est révélé pour plusieurs acteurs du développement local une idée simple, mais efficace : si l’appareil public ou les médecins ne veulent ou ne peuvent pas investir dans la communauté pour lui donner une desserte en service de santé de première ligne, la communauté pourra le faire par le truchement d’une coopérative.

Loin de s’asseoir sur ses lauriers, la coop de santé Les Grès (CSLG) et son âme dirigeante vont multiplier les premières au cours des années suivantes (ouverture d’un point de service, création d’une fondation, ouverture d’une résidence pour personnes âgées, etc.). En somme, l’innovation ne s’est pas arrêtée avec l’implantation de la coop.

Une idée qui fait tache d’huile

Par des réseaux de contacts naturels, soit municipaux, ceux propres à Desjardins ou encore dans le milieu coopératif, essentiellement par la filière des coopératives régionales de développement (CDR), l’idée et la réussite de la CSLG se sont propagées rapidement. On ne compte plus les délégations qui ont visité la CSLG – Internet n’était pas encore très développé –, et plusieurs milieux qui ressemblaient à Saint-Étienne-des-Grès, en termes de taille ou de contexte de pénurie de services [3], se sont engagés dans une voie semblable avec parfois quelques originalités : ainsi à Saint-Cyrille-de-Wendover, au lieu de bâtir un édifice, on a acheté un petit hôpital modulaire que l’on a déplacé de la baie James à cette municipalité située en banlieue de Drummondville. Ailleurs, on a loué un édifice existant. De plus, sur le plan institutionnel, les modifications à la Loi sur les coopératives apportées en juin 1997 ont rendu disponible un statut juridique sur mesure pour ces organisations : une coopérative à partenaires multiples, la coopérative de solidarité. On peut ainsi regrouper non seulement des membres utilisateurs, mais également des membres travailleurs et des membres de soutien, ce qui s’avère un excellent moyen d’élargir et de renforcer l’ancrage territorial. Ainsi, des corporations, des PME peuvent appuyer la coopérative comme membre de soutien et, ce faisant, participer dans ses structures de gouvernance, dont au conseil d’administration, et ainsi partager un savoir-faire.

Ces premières réussites, qui nous mènent autour de 2000, font cependant apparaître deux problèmes importants qui, en 2012, restent d’actualité :
  •   le recrutement de professionnels, en particulier des médecins, et
  •   l’impossibilité légale de forcer des personnes à devenir membre de la coopérative pour avoir accès à des consultations médicales.

Regardons-y de plus près. Peu de temps après la naissance du projet de la CSLG, les autorités municipales de Pointe-au-Père non loin de Rimouski retiennent l’idée et facilitent la naissance d’une coopérative de service de santé. Or, même si, assez tôt, le recrutement de centaines de citoyens à titre de sociétaires est aisé et que la municipalité prête une ressource humaine à la réalisation du projet, sans parler de son engagement à fournir les locaux à la coopérative, les mois et les années passent sans que l’on réussisse à recruter un médecin, malgré la multiplication des démarches. En 2000, on croyait avoir réussi avec l’arrivée de deux médecins, mais ils se retirent du projet avant même le début des activités. De guerre lasse, en 2001, soit près de 5 ans après les démarches initiales, on laisse tomber le projet (Thériault, 2001). Il s’agit probablement d’un cas extrême en termes de période de mobilisation, mais qui est néanmoins symptomatique de ce problème aigu : il n’est pas aisé de recruter des médecins, même si toute une communauté se mobilise sérieusement autour d’un projet citoyen intéressant.

Dans le second cas, dès ses premiers pas, le projet de la CSLG a fait face à la question : on ne peut contraindre des citoyens à adhérer à la coopérative pour consulter un médecin pour la simple et bonne raison que la question en jeu n’est rien de moins que deux principes du système public de santé du Canada : l’universalité et la gratuité. Dans le premier cas, on exige que tous les citoyens disposent des mêmes droits selon les mêmes modalités eu égard aux services médicaux couverts par la Loi sur l’Assurance maladie. Quant à elle, la notion de gratuité réfère à l’interdiction d’exiger quelque contribution financière que ce soit pour l’accès à un service assuré.

Les statistiques en provenance de la CSLG ont d’ailleurs illustré assez tôt ce dilemme, soit une croissance plus marquée du nombre de patients que de membres. Nous reviendrons plus loin sur ces deux contraintes au développement des coopératives de services de santé.

Un modèle inédit : la vente d’une clinique existante

La naissance de la coopérative de santé d’Aylmer en janvier 2004 (ancienne ville de l’Outaouais désormais fusionnée à Gatineau) marque une innovation dans le développement de la formule : cette fois, ce sont des médecins en exercice qui décident de vendre leur clinique à une coopérative pour en assurer la pérennité et y poursuivre leur pratique! Le projet ne s’est pas fait du jour au lendemain, il a pris un certain temps de maturation, d’apprivoisement entre des leaders du milieu qui se sont impliqués dans le projet coopératif et les médecins, dont le leadership du docteur Bernard Gélinas doit être noté. Ce dernier l’a souvent souligné, il ne souhaitait pas que la clinique passe aux mains d’une pharmacie ou d'autres grandes surfaces commerciales. Il tenait absolument à ce qu’elle garde sa proximité avec son milieu d’origine. Il faut aussi souligner que les médecins ont facilité le montage financier du projet coopératif en acceptant son financement sur une certaine période de temps. Ce cas s’avère aussi un autre tournant dans la jeune histoire des coopératives de santé au Québec : elle n’est plus cantonnée au seul milieu rural ou semi-urbain, mais a toute sa raison d’être aussi en contexte urbain! Révélateur du large bassin de patients qu’elle dessert, la coopérative va assez tôt battre des records d’effectif pour finir par atteindre tout près de 10 000 sociétaires. L’Outaouais sera d’ailleurs un terreau favorable à « l’éclosion » d’autres coopératives de santé : Thurso, Des Collines, Gatineau, Basse Lièvre soit, selon des statistiques récentes, un total de cinq coopératives. En fait, à partir de 2004-2005, on assiste à la naissance de plusieurs autres coopératives. La Montérégie verra aussi le nombre de projets se multiplier : Venise-en-Québec, Saint-Denis sur Richelieu, Contrecœur, etc. (total de 7). La région de la Mauricie Centre-du-Québec est la championne incontestée avec 11 coopératives de santé, dont Saint-Thècle, Saint-Boniface, Shawinigan-Sud, etc.

Alors qu’il s’était engagé sur un registre discret à la fin des années 1990 sur le sujet des coopératives de santé [4], le Conseil de la coopération du Québec (aujourd’hui le Conseil québécois de la coopération et de la mutualité, CQCM) va tirer bénéfice du financement émanant du programme de l’initiative de développement coopératif du gouvernement fédéral de 2004 à 2008 pour lancer divers projets de recherches et sondages, consultations et forums permettant ainsi non seulement d’avoir une connaissance plus fine du modèle, ses conditions de réussites et d’échecs, mais aussi de sensibiliser d’autres acteurs institutionnels au Québec au modèle dont, au premier chef, le milieu de la santé. Un comité santé qui regroupe des représentants de divers milieux coopératifs facilite la mise en œuvre et la supervision de ces initiatives. 

En 2008, la naissance de la coop santé Robert-Cliche sur le territoire de la MRC éponyme dans la région de la Beauce sera de nouveau source d’innovation, et ce, à plusieurs niveaux. Dès son origine, cette coopérative supportée par le Centre local de développement (CLD) a quelques projets ambitieux qui vont la démarquer des autres coopératives de santé. Ainsi, elle se veut une coopérative à l’échelle du territoire de la MRC évitant de ce fait les tensions entre coopératives de municipalités voisines pour accaparer les mêmes ressources médicales et se livrer à une surenchère. En outre, la coopérative ne part pas de zéro pour embaucher des médecins, mais compose avec les effectifs existants qui accepteront de s'y joindre. La naissance de cette coopérative se veut d’ailleurs le résultat d’une longue réflexion menée au CLD en concertation avec la MRC sur l’urgence de recruter de nouveaux médecins en raison du départ à la retraite des plus anciens. En 2007, participant à une mission d’études canadienne au Japon sur le modèle des coopératives de santé de ce pays et leurs pratiques préventives avant-gardistes, la représentante du CLD revient au pays plus que convaincue de l’intérêt d’une autre idée originale.

À la faveur d’un important financement obtenu par le truchement des laboratoires ruraux, une mesure budgétaire du ministère des Affaires municipales, des Régions et de l’Organisation du territoire (MAMROT) supportant l’innovation, cette coopérative va implanter dans la MRC le concept des groupes Hans [5] auprès de trois grandes catégories de personnes – des groupes thématiques, des travailleurs d’une PME et des populations vulnérables et ainsi devenir une référence incontestable en cette matière non seulement pour d’autres coopératives de santé au Québec, mais pour d’autres projets pilotes ailleurs au pays soit au Manitoba et au Nouveau-Brunswick. Confirmant cet engagement, un médecin et un agent de promotion de la coop ont participé à une seconde mission d’études au Japon en 2010. Les données statistiques les plus récentes donnent le portrait suivant de cette coopérative :
  •   5000 membres;
  •   Une équipe de 24 personnes, dont 8 médecins;
  •   2 centres de services;
  •   28 000 consultations en 2011.

Le soutien constant des principaux acteurs institutionnels du milieu, y compris un engagement pluriannuel de Desjardins, explique en grande partie cette réussite. On ne peut cependant passer sous silence le rôle de leadership de Nancie Allaire qui, dès l’origine, alors qu’elle était commissaire au développement responsable de l’économie sociale et du pacte rural au CLD, a manifesté une grande confiance dans la capacité du projet à féconder quelque chose de nouveau et à susciter un large consensus dans le milieu. Présente à la naissance de la coopérative, impliquée par la suite au sein du conseil d’administration, depuis près de trois ans, elle en assume la direction générale.

Depuis 2008, les coopératives de santé ont l'occasion de se regrouper dans une fédération qui sert non seulement de lieu de concertation et d’échange, mais aussi de source pour bâtir un cadre de référence aux coopératives de santé. La Fédération se veut aussi un porte-parole pour défendre et promouvoir l’intérêt de ces coopératives.

Un modèle de développement à parfaire

Le cas exemplaire de Robert-Cliche ne peut faire oublier les deux problèmes évoqués plus tôt, le défi du recrutement des médecins et l’impossibilité de lier quelques systèmes de cotisations ou de contributions financières avec des consultations médicales que ce soit pour un accès privilégié ou autre type de favoritisme. D’ailleurs quelques reportages de médias, dont à l’hiver 2012 un reportage fort critique de l’émission La facture sur les ondes de Radio-Canada, ont fait ressortir que certaines coopératives de santé établissaient clairement des liens entre la cotisation à la coop et une forme d’accès privilégié aux médecins.

Ainsi, on ne peut faire l’économie d’une sérieuse réflexion sur le modèle d’affaires adopté par la majorité des coopératives de santé depuis le cas pionnier de la CSLG. En priorisant un modèle de clinique traditionnel donc avec un ou des médecins, on a centré l’action sur le recrutement et la rétention de ces ressources humaines. Ce faisant, on s’est engagé sur une voie dont on avait certainement sous-estimé la signification : composer avec un « marché » des ressources médicales profondément imparfait. Il y a en effet un déséquilibre prononcé entre l’offre et la demande, la demande excédant de beaucoup l’offre.

Pourquoi une telle pénurie? Divers facteurs conjoncturels et plus fondamentalement culturels expliquent la situation. Au nom de l’atteinte du déficit zéro, on se rappellera qu’il y a plusieurs années on a à la fois limité les admissions dans les facultés de médecine et poussé à une retraite « prématurée » des médecins exerçant depuis 30-35 ans. 

De plus, la pratique médicale a radicalement changé depuis une trentaine d’années : féminisation accrue, temps de pratique à la baisse notamment en raison d’une conciliation famille-travail plus sentie, volonté plus manifeste de se concentrer sur l’activité médicale et de délaisser la gestion immobilière et la gestion d’une clinique comme le faisait il y a encore peu les médecins propriétaires de cliniques, services publics obligatoires dans les 20 premières années de pratique (AMP oblige), ce qui a amené la désertion des cliniques de quartier et orienté les médecins généralistes vers une médecine centrée sur la pratique en institutions publiques (hôpitaux, CLSC, CHSLD) – le médecin de famille québécois y consacre 70 % de son temps d’activité professionnelle – 28 heures en moyenne par semaine selon Gladu (2011), alors que la moyenne canadienne tourne autour de 20 % seulement en institution gouvernementale et 80 % du temps consacré à la pratique en cabinet et clinique de quartier.

Pour compléter le portrait, un autre changement majeur s'est produit, changement que les promoteurs de la CSLG n’avaient certes pas vu dans leur écran radar en 1994 : sur une base très discrète, depuis au moins une vingtaine d’années, des chaînes de pharmacies se sont invitées dans la propriété et la gestion de cliniques.

Pharmacies et cliniques : le modèle d’affaires dominant

Quel est l’intérêt pour une chaîne de pharmacie de posséder une clinique? Pour ces entreprises qui sont avant tout motivées par l’intérêt commercial, il s’agit d’une très bonne idée d’affaires, gagnante à plusieurs points de vue! Regardons-y de plus près :
  •   Le patient sauve du temps; c’est le principe du marché de destination (one-stop-shop) : la consultation médicale et l’achat des médicaments se font à une porte de distance!
  •   Pour la pharmacie, d’avoir ainsi les médecins à une distance de quelques mètres assure une fréquentation soutenue du comptoir de prescription malgré la pénurie d’effectifs médicaux!
  •   Pour le médecin de moins de 20 ans de pratique, limité à n’avoir que 30 % de son activité professionnelle à l’extérieur des institutions gouvernementales (hôpitaux, CLSC, CHSLD, soins à domicile, etc.), le travail en sans rendez-vous dans une clinique commerciale associée à une pharmacie – libéré des soucis de la propriété et de la gestion à temps plein d’une clinique qu’il ne peut utiliser que 30 % du temps – est souvent la seule option rentable pour compléter sa semaine de travail.
  •   Sans compter qu’il peut se tailler un horaire sur mesure, sans besoin de prévoir de remplacement lors de vacances et sans aucuns frais d’exploitation lorsqu’il n’y travaille pas!

Si ce modèle d’affaires a connu tant de succès pour recruter des médecins, c’est probablement que ces derniers y ont trouvé plus qu’un ami! La question est très simple : comment convaincre un médecin de venir pratiquer dans une clinique plutôt que dans une autre? L’économie de dépense et la libération des responsabilités de gestion expliquent simplement la réussite du modèle centre-commercial «Pharmacie-Clinique sans rendez-vous ».

L’information sur ce modèle d’affaires est très difficile à obtenir, les pharmacies étant d’une remarquable discrétion sur le sujet, mais, de ce que l’on en sait, le modèle est essentiellement basé sur la clinique sans rendez-vous donc plutôt fermé à une approche de prise en charge de type médecin de famille (Assoumou-Ndong et al., 2005). Les rendez-vous se succèdent à un rythme soutenu et la prévention et la promotion de la santé ne sont pas dans les cartons de ce type de clinique. Adieu donc la prise en charge de la clientèle lourde qui réclame une disponibilité soutenue et un suivi à long terme. Le « dépanneur » du pharmacien n’est pas orienté sur ce genre de pratique.

Depuis 1990, à la suite de multiples contraintes réglementaires imposées progressivement à la pratique médicale, les conditions d’accès au médecin de famille se sont détériorées.

« Alors que le Québec compte plus de médecins par habitant que le reste du Canada, les Québécois continueront d’être ceux qui auront une accessibilité moindre à un médecin de famille. On peut donc prévoir de plus grands déficits budgétaires ou des hausses d’impôts pour payer les services de deuxième ligne (services hospitaliers) qui auraient été évités par une médecine de première ligne forte. L’injuste et inefficace système américain est à nos portes. » (Gladu, 2011).

Ce déploiement des pharmacies dans la propriété et la gestion de cliniques pour attirer des médecins ne va pas sans conséquence sur les coopératives de santé. Dans un texte très documenté publié en 2010 dans une revue de droit, Hébert et Prémont soutiennent que « les coopératives de santé sont aujourd’hui rattrapées de toute part par la lutte commerciale que se livrent les chaînes de pharmacies et doivent déployer les mêmes stratégies d’avantages financiers aux médecins afin d’attirer des médecins dans leurs locaux ou pour empêcher qu’un médecin ne quitte le village sous l’attrait des avantages et ristournes versés par les pharmacies ».

En demandant à leurs membres de contribuer au financement de la clinique, ces auteurs estiment que les coopératives de santé « jouent le jeu commercial des chaînes de pharmacies qui a reconfiguré la distribution des cliniques médicales à travers le Québec ».

En conclusion de leur texte, Hébert et Prémont estiment qu’avec la fin des baux entre pharmacies et cabinets médicaux selon l’ancienne stratégie, on assiste à la mise en place de coopératives de santé où la pharmacie se retrouve à nouveau souvent dans le même complexe immobilier que la coopérative, mais à l’intérieur de relations d’affaires différentes.

On évoque aussi l’hypothèse que la « contribution de la municipalité puisse, indirectement, servir à financer une entreprise commerciale, en contravention à la Loi sur l’interdiction des subventions municipales ». Dans ce contexte, on se demande si l’inaction des pouvoirs publics et parapublics, concernant les stratégies commerciales douteuses de l’industrie et de la distribution pharmaceutiques, ne pousserait pas les « autorités publiques locales dans une voie controversée où est également entraîné le mouvement coopératif au Québec? »

Bien que ce texte rédigé sous un angle juridique comporte certaines limites qui en réduisent la portée [6], les questions soulevées ne peuvent laisser indifférent le modèle d’affaires sur lequel s’est principalement bâti les coopératives de santé depuis maintenant 17 ans. Outre de se donner des règles déontologiques très strictes pour éviter non seulement des liens entre les cotisations et certains privilèges de consultation médicale et également la nature des relations avec des pharmacies et la coopérative pour éviter de reproduire le modèle d’affaires développé par les grandes chaînes de pharmacies, quelques pistes nous semblent incontournables pour démarquer clairement les coopératives de santé de ce dernier modèle (Girard, 2011) :

Poursuivre dans l’intégration d’une approche préventive en santé. L’intuition de la coop santé Robert-Cliche de combiner services de santé de première ligne et l'implantation du modèle préventif Hans devra rayonner davantage au sein des coopératives, ce qui prend forme de plus en plus.

L’ouverture aux autres professionnels et approches en santé. Infirmière praticienne, spécialistes de médecines douces, les coopératives doivent se montrer perméables à la présence d’autres professionnels que les seuls médecins.

Renforcer les liens avec le réseau public en santé. Après des années de suspicion, de doute, dans certains cas, de craintes, le réseau public semble s’ouvrir de plus en plus à cette nouvelle réalité des coopératives de services de santé comme en témoigne la position de l’Association québécoise des établissements de Santé et de Services sociaux (AQESSS).

Renforcer la promotion du modèle particulièrement auprès de futurs médecins. La présentation du modèle coopératif n’existe simplement pas dans les facultés de médecine. Pourquoi ne pas introduire un projet-pilote? En outre, on pourrait parler d’autres modèles de coopératives de santé notamment celui du Japon, un modèle dans lequel le médecin est invité à adhérer à une philosophie de prévention et de promotion de la santé, d’ouverture à la communauté et de partage de l’information.

Jouer la carte de projets intercoopératifs. La collaboration entre des coopératives du même secteur d’activité est bien, mais pourquoi ne pas tenter de développer davantage de véritable partenariat intercoopératif tel un maillage entre une coopérative de santé et une coopérative de services à domicile ou encore, une coopérative d’habitation pour aînés? L’année internationale des coopératives devrait servir de détonateur à de tels projets portés par les valeurs communes aux coopératives – prise en main, solidarité, etc.

Combiner la gestion de plusieurs sociétés. Comme quelques coopératives de santé l’ont démontré dont Aylmer et Robert-Cliche, en combinant la gestion de plusieurs corporations, donc, non seulement la coopérative, mais l’entité juridique d’une clinique et le GMF, la coopérative peut tirer plus de revenus de gestion.

Reconnaissance du rôle de l’autonomisation de la personne. Dans tout projet de renforcement ou de modification des habitudes de vie et son corollaire, un financement de l’État dans la mesure où la démonstration est probante.

Ouvrir la propriété des pharmacies communautaires à la propriété collective dans le cadre d’une coopérative de santé. Ainsi, il serait possible de combiner baisse des coûts, transparence dans la facturation aux consommateurs, et choix éthique pour la promotion et la prévention de la santé dans une approche globale de la santé et moins mercantile.

Au-delà des critiques que plusieurs sont tentés de faire aux coopératives de santé, la présence d’une telle institution communautaire est un puissant outil de développement. Comme l’ont démontré deux études réalisées à partir de données sur Saint-Étienne-des-Grès portant sur les cinq et dix premières années de la coop santé (Péloquin, 2009), il y a eu un effet indéniable sur la rétention du groupe des 50-75 ans, des personnes plus âgées et des plus jeunes.

En somme, peu importe l’angle d’analyse, il faut reconnaître dans cette troisième voie que constituent les coopératives de santé, un mouvement de mobilisation de la société civile face à un constat d’échec de l’ordre institutionnel tel que nous le suggère l’économiste Gilles Paquet (1999 :145) « […] les initiatives de l’économie sociale, mais aussi celles qui ont fleuri sur le grand fond de solidarité qui demeure bien vivant au Québec, ont surtout été des réactions à des faillites de l’ordre institutionnel en place…».

Références

Assoumou Ndong, Franklin et Jean-Pierre Girard (2000) « Développement coopératif comparé, Québec-Saskatchewan : les formes organisationnelles des coopératives dans le domaine de la santé; la capitalisation dans le secteur agro-alimentaire », Sherbrooke, Cahiers de recherche IREC-00-02, Institut de recherche et d’enseignement sur les coopératives de l’Université de Sherbrooke, Université de Sherbrooke, 138 p.

Assoumou Ndong, Franklin, Jean-Pierre Girard et Josée Ménard avec la collaboration de Martine Vézina (2005) Développement du modèle d’affaires « grandes surfaces » dans la propriété et la gestion de cliniques de santé au Québec, recherche exploratoire, Centre de bioéthique (Institut de recherche clinique de Montréal), 82 p.  

Étienne, Olivier, Ann Gervais et Patrice Leblanc (2009) Portrait des coopératives de santé du Québec, Chaire Desjardins en développement des petites collectivités, Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue.

Girard, Jean-Pierre (1997) « État de la disponibilité des services de santé au Québec, une réflexion sur la contribution de modèles d'entreprises collectives à un virage santé par et pour les citoyens », Montréal, Cahier de recherche 081, Chaire de coopération Guy-Bernier (UQAM), 49 p.

Girard Jean-Pierre (2006) Notre système de santé autrement : L’engagement citoyen par les coopératives, Montréal, BLG, 211 p.

Girard, Jean-Pierre (2011) « Coopératives de santé au Québec 15 ans de cheminement, d’adaptation, d’apprentissage », I4, Centre Canadien pour le Renouveau Communautaire, 5 p.

Gladu, François-Pierre (2011) « Médecine familiale : pas de solution avant 2022? », Santé inc., septembre-octobre, p. 15-18.

Hébert, Réjean et Marie-Claude Prémont (2010) «  Politiques et droit de la santé. Les coopératives de santé : entre compétition commerciale et solidarité sociale », Revue Thémis, vol. 44 no 3, p. 273-323.

Ouellet, Line et Martin Vallières (1986) SSQ, Mutuelle d’assurance-groupe, 1944-1984. L’histoire d’un succès collectif, SSQ, 147 p.

Paquet, Gilles (1999) Oublier la révolution tranquille. Pour une nouvelle socialité. Montréal, Liber, 159 p.

Péloquin, Pierre (2009) « Saint-Étienne-des-Grès; deux enquêtes sur un succès d’économie sociale », 4 p.

Thériault, Carl (2001) « La coop de santé de Pointe-au-Père dissoute », Le Soleil, 14 juin, p. A6.

Tremblay, Mireille (1996) « Démocratisation et planification participative : du paradoxe à la complicité », dans Tremblay, Mireille, Hung Nguyen et Jean Turgeon (dir.) La planification régionale des services sociaux et de santé, Québec, Les Publications du Québec, p. 125-144

United Nations (1997) Cooperative Enterprise in the Health and Social Care Sector, New-York, 176 p.

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[1]  Chargé de cours (UQAM) et expert-conseil en entreprises collectives, depuis près de 20 ans, Jean-Pierre Girard est un observateur et analyste du développement des coopératives de santé au Québec, ailleurs au Canada et sur la scène internationale. L’auteur tient à remercier Pierre Péloquin, Bernard Gélinas, Denis Missud, Carole Couturier et Nancie Allaire pour avoir commenté en tout ou en partie une version préliminaire de ce texte.
[2]  Malheureusement, sauf dans le cas des grandes institutions, les coopératives et les mutuelles n’ont pas toujours le réflexe de mieux faire connaître le passé, les générations de bâtisseurs qui ont précédé les contemporains.
[3]  On estime alors qu’il y avait un peu plus d’une centaine de municipalités de taille semblable composant avec une situation similaire (Girard, 1997).
[4]  Le comité développement du CCQ avait en effet un sous-comité sur la question qui a notamment organisé, en octobre 1998, une journée d’étude sur le développement coopératif dans le domaine de la santé réunissant près d’une centaine de personnes.
[5]  Tradition ancestrale au Japon, le principe du groupe Hans visait à l’origine à regrouper des citoyens pour assurer un système d’auto-défense de la communauté à l’époque des Samouraï. Appliqué aux coopératives de santé, en quelques mots il se présente comme suit : de 10 à 20 personnes étant sensiblement dans la même tranche d’âges et vivant à proximité acceptent de se rencontrer une fois par mois dans un lieu communautaire. Le groupe se trouve un animateur parmi les participants. La rencontre de quelques heures consiste, dans un premier temps, à s’appliquer des tests d’auto-diagnostic dont les informations colligées seront transmises à des professionnels de la coopérative. Par la comparaison des données, cette procédure permet une détection précoce de maladies. On enchaîne avec une séance d’information sur des sujets d’intérêt commun puis des exercices adaptés au groupe. La rencontre se conclut par un moment de socialisation, par exemple, le rituel du thé vert.
[6]  Ainsi on s’est limité à étudier non pas toutes, mais quelques coopératives qui offrent des services médicaux couverts par la RAMQ. Que penser des autres cas, comme Contrecœur, Robert-Cliche qui intègrent un programme de prévention? L’étude ne comporte aucun regard historique du type, contexte d’émergence de ces organisations et souffre d’un recul pour comparer l’expérience coopérative de santé québécoise avec d’autres exemples de coopératives santé externes, par exemple avec la Saskatchewan ou d’autres pays (Assoumou-Ndong et Girard, 2000 ; United Nations, 1997). La question de l’exclusion en douce des citoyens dans la gouvernance du système public de santé, la technocratisation des politiques sociosanitaires qui s’est substituée au rêve participatif des citoyens formulés par la Commission Castonguay-Nepveu (Gilles Renaud cité par Tremblay, 1996) et l’appétence pour jouer un rôle autre que celui de consommateur ou patient ne sont pas considérés par les auteurs. En outre, on semble incapable de poser la question des conséquences de l’absence de services de santé sur la survie d’un milieu, d’une communauté éloignée des grands centres. Enfin, contrairement à ce qu’affirment les auteurs à la page 275, les coopératives de santé ne sont pas une sous-catégorie de coopératives de solidarité. Une coopérative de santé pourrait également se constituer en coopérative d’utilisateurs, de producteurs ou de travailleurs.

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Le capitalisme en crise, quelle réponse des coopératives ?
juin 2012
« Les coopératives sont une alternative au capitalisme sauvage » affichent d'emblée les dirigeants du mouvement coopératif. On semble prendre conscience de la profondeur de la crise et de sa portée internationale (le capitalisme financier, les dégâts écologiques). On découvre aussi que les coopératives, par leur approche, s'en sortent mieux comme entreprises. Portrait du mouvement au Québec et ailleurs.
     
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