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Sommaire
Volume 3, no 4
Pour un renouveau du projet politique du mouvement coopératif

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Pour un renouveau du projet politique du mouvement coopératif


Jean-François Draperi  [1]
Centre d’économie sociale (Cestes,  Conservatoire national des arts et métiers – Cnam Paris)
Recma (France)


Introduction : le mouvement coopératif est à la croisée des chemins

Le mouvement coopératif mondial connaît un nouvel essor en ce début de XXIe siècle. Cet essor prend des formes très variées : création de petites coopératives de production agricole, organisation de circuits courts, renforcement des grandes coopératives d’épargne et de crédit, groupements coopératifs de très grande taille dans l’agroalimentaire, création d’unions de coopératives et mutuelles d’assurances, développement de nouvelles formes de coopérations de consommateurs, d’habitat, d’artisans…  Ce nouvel essor et cette diversité extrême rendent nécessaire une réflexion de fond sur le projet coopératif contemporain.

En effet, si le mouvement coopératif a constamment défini sa finalité et ses valeurs tout au long de son histoire, il éprouve des difficultés à déterminer une stratégie pour faire aboutir son projet. Les décisions prises au sein de l’Alliance coopérative internationale ont toujours résulté d’une confrontation entre l’évolution des pratiques coopératives et les valeurs de référence faisant évoluer l’énoncé des principes et leur caractère obligatoire ou facultatif en fonction des pratiques. Si le mouvement coopératif sait le rôle fondamental qui est le sien dans l’économie et le développement des pays, rôle encore souligné par la Recommandation 193 de l’Organisation internationale du travail, il n’a pas à proprement parler de plan de développement. Je veux dire par là qu’il n’a pas imaginé une économie coopérative alternative à l’économie capitaliste comme l’avaient conçue les pionniers coopératifs du début du XIXe siècle, puis les coopératives de consommateurs au début du XXe. Aujourd’hui, chaque coopérative, chaque fédération – de coopératives de travailleurs, de coopératives agricoles, de coopératives d’épargne et de crédit, de coopératives d’habitat, de coopérative de consommateurs, etc. – a sa propre stratégie alors qu’une stratégie d’ensemble du mouvement coopératif n’est pas perceptible. En l’absence d’une théorie de référence et d’une stratégie coopérative, la conception libérale menace nombre de coopératives, soit en les forçant à se banaliser dans le cadre d’un capitalisme conquérant, soit en les contraignant à occuper des niches et à les enfermer dans un rôle de régulation ou de réparation des problèmes inhérents au capitalisme.

Ce constat peut être précisé : si aucun des sept principes de l’ACI n’est aisé à traduire en pratiques, il en est au moins un qui est quasiment impossible à réaliser aujourd’hui : les relations coopératives entre coopératives (l’intercoopération) (Sixième principe). C’est une vieille question sur laquelle le mouvement coopératif s’est souvent penché mais à laquelle il n’a jamais su apporter de réponse d’ampleur. Aujourd’hui, il est plus difficile pour une coopérative d’établir des relations coopératives avec des coopératives appartenant au même secteur qu’avec des coopératives d’un autre secteur. La concurrence, la compétition, la concentration et la fusion entre entreprises sont considérées comme indépassables. Si bien que la seule vraie réalité du mouvement semble se limiter à l’entreprise. Les travaux se multiplient sur la gestion, la gouvernance, la commercialisation, la participation des membres, le management, etc. Lorsqu’ils sont menés par les fédérations, ils visent généralement à aider les entreprises adhérentes à répondre aux défis qui se posent à elles. Mais ils sont peu nombreux à nourrir une réflexion sur la finalité du mouvement coopératif, entendu comme l’ensemble des coopératives et de leurs fédérations. 

Cette place que le capitalisme tend à imposer aux coopératives pose deux ensembles de problèmes articulés. Le premier ensemble de problèmes concerne le seul mouvement coopératif : en se banalisant ou en se marginalisant le mouvement coopératif s’éloigne de son élan créateur et de sa finalité d’émancipation collective. Le second ensemble de problèmes est plus fondamental : que ce soit sous l’angle socio-économique ou sous l’angle écologique, la planète a besoin d’autres réponses que celle que propose le capitalisme. La question qui se pose donc aujourd’hui au mouvement coopératif est de savoir quel est son projet et quels liens ce projet entretient-il avec l’économie capitaliste? Pour répondre à cette question, le mouvement ne peut se passer de concevoir sa propre analyse du capitalisme. L’objet de cette contribution est de proposer quelques remarques relatives à la production d’une telle analyse.

Dans un premier temps, nous revenons sur l’histoire du mouvement coopératif afin de tirer des leçons pour la période actuelle. Dans un second temps, nous proposons quelques pistes d’analyse coopérative du capitalisme, avant de revenir sur la finalité, la stratégie et la démarche coopérative.

I Trois utopies coopératives

1. La république des producteurs

La première contestation globale du capitalisme, saluée par Karl Marx, était venue de Charles Fourier (1772-1837), qui opposait au travail parcellaire du capitalisme au travail passionnel de son phalanstère, communauté de travailleurs et d’habitants réunis en vue de vivre selon leurs passions. Testant cette hypothèse, Jean-Baptiste André Godin (1817-1889) réalise dans la seconde moitié du XIXe siècle le « familistère » (Guise, France) où, durant plus d’un siècle (1858-1968), deux mille habitants ont partagé le pouvoir démocratique dans l’usine de fabrication des appareils de chauffage domestique (les poêles Godin), adhéré à une mutuelle, géré des coopératives de consommation, dirigé une école, animé des associations sportives et culturelles, partagé des espaces communs remarquables – buanderie, piscine (récupérant l’eau chaude des fonderies), jardins, parcs, salles de jeux, bibliothèque, dans un projet multifonctionnel et écologique. Godin a constaté que la thèse fouriériste selon laquelle les passions doivent présider à la réalisation de soi n’est pas réaliste et propose le principe éducatif selon lequel l’homme est ce qu’il se fait lui-même. C’est l’équilibre des droits et des devoirs à travers la justice qui fonde l’organisation sociale.

Cette tentative d’alternative, définie à l’échelle d’une communauté de personnes, est nommée par Henri Desroche (1914-1994) micro-république communautaire. Elle conçoit l’alternative au capitalisme à partir d’une communauté de travailleurs partageant le pouvoir de l’entreprise. Cette utopie anime le mouvement associationniste de 1848 et inspire la conception européenne de la coopération de production ou coopérative de travail. Cependant, la seconde moitié du XIXe siècle est fatale à cette utopie qui est incapable de faire face à l’essor prodigieux de la grande industrie ainsi que le soulignera Marx. Aux exceptions notables de l’expérience de Godin et du complexe de Mondragon (Pays Basque, Espagne) après la Seconde Guerre mondiale, les coopératives de production sont des petites ou moyennes entreprises qui ne parviennent pas à lutter contre le capitalisme industriel. La plus importante coopérative de production industrielle française, Acome, compte actuellement 1300 salariés.

Comme on le sait, c’est la proposition marxiste de généralisation de la grève dans les entreprises capitalistes et la prise de pouvoir sur l’Etat qui va supplanter au cours de la Première Internationale  le mouvement coopératif dans sa lutte contre le capitalisme.

2. La république des coopérateurs

Cependant, une seconde contestation non violente voit le jour dès le milieu du XIXe siècle en Grande-Bretagne avec les coopératives de consommateurs. Ne nécessitant pas de capital de départ, ces coopératives réunissent un grand nombre d’ouvriers qui y adhèrent pour sortir de l’endettement. Raison pour laquelle les coopératives de consommateurs exigeront de leurs membres le paiement au comptant. Mais ces coopératives font mieux que cela : la réussite de la coopérative de Rochdale près de Manchester (Angleterre, 1844) et l’essor remarquable des Wholesale Societies en Grande-Bretagne (Manchester en 1863 et Glasgow en 1868) puis au Danemark (Copenhague, 1884), aux Pays-Bas (Rotterdam, 1889), en Suisse (Bâle, 1889), en Allemagne (Hambourg, 1890) et successivement dans tous les pays d’Europe mettent en œuvre un formidable mouvement d’émancipation de leurs membres et permettent de concevoir l’idée d’une république des consommateurs. Robert Owen (1771-1858), William King (1776-1865), puis Béatrice Potter (1866-1943) et Sydney Webb (1859-1947) en Grande-Bretagne, Charles Gide (1847-1932), Marcel Mauss (1872-1950), Jean Jaurès (1859-1914) en France vont contribuer, parmi d’autres, à nourrir cette utopie. Ces théoriciens montrent que les consommateurs partagent tous les mêmes besoins et représentent ainsi, plus que les producteurs, l’intérêt général. Il faut, dit Gide en 1889, créer des magasins de gros (Wholesale society ou centrale d’achat), acheter les usines aux capitalistes et enfin acquérir la terre. À ce moment, affirme Gide, l’économie sera entre les mains des consommateurs associés. Si on considère que les associations, les mutuelles de santé et d’assurances, les banques coopératives, les coopératives d’entreprises sont, comme les coopératives de consommateurs, des groupements d’usagers, cette utopie de la République coopérative est la plus grande alternative au capitalisme qu’a produit le mouvement coopératif dans son histoire.

Ce projet a réuni plusieurs millions de membres, suscité la création des coopératives scolaires, animé des universités populaires, des cinémas, des bibliothèques, créé les maisons d’édition prestigieuses comme les Presses Universitaires de France, etc. Elle n’a cependant pas résisté aux attraits du fordisme après la Seconde Guerre mondiale. Il existe certes en France deux grandes coopératives de commerçants (Leclerc et Système U), mais elles réunissent non des consommateurs personnes physiques mais des entreprises qui ne sont pas de forme coopérative, pas plus que ne l’est Coop Bio qui réunit des coopératives et des sociétés de commerçants classiques offrant des produits biologiques. S’il n’en reste pas moins que ces organisations sont des coopératives, le lien avec les coopératives de consommateurs est rompu : il n’y a pas de fond doctrinal commun entre les coopératives de commerçants et les coopératives de consommateurs.

En résumé, la première utopie coopérative (du début du XIXe siècle) s’appuyait sur la coopération de production et visait à changer le rapport au travail alors que la seconde utopie (de la fin du XIXe siècle) s’appuyait sur la coopération de consommation et visait à changer le rapport à la consommation.  

3. L’utopie d’un développement coopératif

La troisième grande utopie coopérative est celle qui naît au bénéfice de l’accession à l’indépendance des pays colonisés. En opposition avec ce qu’affirment les théoriciens du capitalisme, le développement endogène (ou l’éco-développement, le développement local, le développement auto-centré, le développement durable) témoigne que l’accès à la modernité ne requiert pas la destruction des liens sociaux et de l’économie traditionnelle, mais, au contraire, qu’il peut s’appuyer sur eux. Le développement endogène affirme que les habitants et travailleurs d’un territoire donné sont les mieux placés pour concevoir et animer un développement équilibré. Il est impossible de se faire une idée de l’ampleur et de la diversité des expériences qui s’inscrivent dans cette démarche en quelques lignes tant elles sont décisives dans l’histoire de la décolonisation. Il faut bien sûr rappeler l’action que dès 1925, Mohandas Gandhi (1869-1948) développe autour de la promotion du khadi, le tissu de coton indien, qui devient l’arme contre l’industrie anglaise. Essentiellement produit dans le monde rural, il est destiné aux centres urbains, contribuant à la fois au développement rural et à l’essor de solidarités non seulement entre producteurs, mais entre producteurs et consommateurs, entre villes et campagnes. Au niveau du mode d’intervention, le principe de non-violence (ahimsa) promu par Gandhi rejoint celui du mouvement coopératif et mutualiste, seul principe transversal à toute l’économie sociale.  Mais l’essentiel des pratiques de développement endogène est postérieur à l’accession à l’indépendance des pays du Sud.

Dans les années 1960, de nombreux pays de l’Afrique du Nord et sub-saharienne se sont en effet engagés dans des stratégies de développement endogène grâce à la création de coopératives et d’associations villageoises de développement : la Tunisie, le Sénégal, Madagascar, le Burkina Faso, le Mali, le Niger, le Mozambique, etc. et des théoriciens ont nourri cette conception. En dépit de positions différentes relativement à la violence révolutionnaire, on trouve des démarches proches chez des penseurs et leaders comme Mamadou Dia (Sénégal), Amilcar Cabral (qui a inspiré la politique capverdienne après la décolonisation) ou Julius Nyerere en Tanzanie et son concept d’Ujamaa (cofraternité).

Au cours des mêmes années, l’Amérique latine est le lieu de mouvements de développement endogène au sein de communautés de base. L’Église y a joué un rôle spécifique. À la suite de l’ouverture provoquée par le concile Vatican II (1962-1965), la théologie de la libération a largement inspiré l'engagement des communautés de base. Les travaux de Paulo Freire (1921-1997) inspirent depuis plusieurs décennies de nombreuses expériences, non seulement sur le continent américain mais également en Afrique lusophone (Guinée Bissau, Mozambique). Freire lie indissolublement coopération et éducation populaire en montrant le rôle central de la formation qui vise l’acquisition d’une «conscience critique», grâce à laquelle les paysans et les opprimés peuvent aboutir à une analyse de la réalité et de ses contradictions. Parmi les nombreuses expériences remarquables d’actions solidaires, quelques-unes ont été popularisées récemment : Fortaleza, Porto Allegre, Villa el Salvador… Il s’agit toujours de permettre à des communautés locales de subvenir à leurs besoins fondamentaux : santé, logement, alimentation, éducation, travail. Ce qui frappe par rapport aux expériences récentes menées sur d’autres continents, c’est sans doute l’ampleur des réalisations : à Villa el Salvador par exemple, ce sont 300 000 personnes, organisées en plus de 3000 associations et 120 communautés qui constituent la communauté urbaine autogérée.

Il faut enfin souligner la grande diversité des mouvements communautaires et coopératifs, en particulier dans la nature des relations qu’ils conçoivent avec les États, les Organisations non gouvernementales et les représentants de l’économie capitaliste.

En résumé, le développement coopératif consécutif à la décolonisation a mis en avant le lien entre éducation – et spécifiquement éducation populaire – et développement coopératif et il a fréquemment associé producteurs et consommateurs dans des initiatives multifonctionnelles sur des territoires ruraux ou urbains. Cette inscription dans le territoire est devenue un trait majeur des initiatives coopératives et d’économie sociale ou solidaire dans les dernières décennies du XXe siècle en Europe et en Amérique du Nord. La faillite des États socialistes, surtout en Russie et en Europe de l’Est et l’évolution rapide du capitalisme nécessitent cependant un nouvel effort conceptuel de la part du mouvement coopératif. Sans théorie générale, le mouvement coopératif risque d’adopter la pensée libérale, d'accepter les règles générales du capitalisme et finalement de se fondre dans une société dont la critique est pourtant le moteur de son développement. Nous poursuivons donc en faisant quelques propositions allant en ce sens.

II Éléments de compréhension du capitalisme contemporain

Le mouvement coopératif européen nous apprend que ni les producteurs ni les consommateurs ne peuvent seuls définir une alternative économique : ils doivent travailler ensemble ou, dit autrement, chacun de nous est à la fois producteur et consommateur. Le mouvement coopératif de l’hémisphère sud témoigne également de l’importance de la mobilisation collective, de l’éducation et de l’ancrage territorial des coopératives. Il indique également que les populations du monde peuvent s’appuyer sur les coopératives pour lutter contre un capitalisme hégémonique, ainsi qu’en témoigna par exemple la récupération des entreprises argentines sous forme coopérative pendant la crise des années 1990.

Cependant le capitalisme est plus conquérant que jamais. Après avoir détruit l’essentiel des économies publiques, il menace l’économie de proximité constituée par les très petites entreprises en les engageant dans l’endettement. Il plonge également les États dans la dette et s’empare des gouvernements, y compris élus démocratiquement, comme en Grèce et en Italie où les banques d’affaires ont imposé les nouveaux dirigeants. Comment comprendre la dynamique du capitalisme contemporain [2]?

Si l’on veut résumer le projet politique du capitalisme contemporain, on pourrait le  décomposer en deux ensembles de pratiques complémentaires et articulées : la première est la poursuite de la privatisation du monde et particulièrement des ressources naturelles (terre, minerais, eau, etc.), des ressources humaines (le travail), des moyens de production et des monnaies. Cette privatisation s’opère par l’achat à crédit. L’argent est l’argument décisif, et le seul, pour s’approprier l’espace, le travail, les moyens de production et les monnaies. La privatisation par l’achat aboutit à la marchandisation, non seulement de ce qu’on appelle traditionnellement les produits du travail humain, mais de tout bien, y compris naturels. La rupture entre l’homme et son travail s’approfondit, en ce sens qu’une proportion toujours plus importante des produits du travail devient marchandises, c’est-à-dire interchangeables et sans histoire : tout objet manufacturé peut être considéré soit comme produit d’un travail, et plus largement d’une histoire économique et sociale, soit comme marchandise, c’est-à-dire comme bien échangeable contre de l’argent. Plus encore, c’est désormais la nature qui est marchandise : l’eau, la terre, l’énergie… ne sont pas considérés comme produit d’une histoire naturelle mais comme biens interchangeables et monnayables. De ce point de vue, le lien social est le bien commun de la nature humaine. La marchandisation du lien social produit la disparition de la société humaine.

C’est pourquoi on peut affirmer que le capitalisme contemporain n’en est plus au stade où il détruisait uniquement les sociétés traditionnelles : il détruit aujourd’hui toute forme de lien social. C’est très exactement le projet inverse que poursuit la coopération, puisque coopérer, mutualiser, s’associer consistent en premier lieu à développer un lien social à travers une action collective. Il faut donc considérer le capitalisme non pas sous le seul angle de l’exploitation du travail humain comme le font les marxistes mais en sous l’angle plus large de l’exploitation générale des biens, sociaux ou naturels, dont le travail humain. Ce changement de perspective induit un changement de posture quant à la relation entre l’homme et la nature. Marx restait dans une posture prométhéenne : chez Marx comme chez ses adversaires de classe, l’homme est censé dominer la nature. La posture coopérative induit plutôt une posture orphique, c’est-à-dire qui inclut le fait que l’homme, en tant que mammifère à sang chaud comme disent les paléontologues, appartient au monde naturel et que, pour singulière qu’elle soit, sa destinée est  liée à celle de ce monde. 

Le second ensemble de pratiques du capitalisme est l’extension de la consommation de masse. Le capitalisme ne vit que par l’expansion constante de sa production. Il est donc en recherche permanente de marchés. Hier les marchés étaient constitués par l’enrichissement des classes populaires et des classes moyennes. Les deux grands marchés contemporains sont les pauvres et l’environnement. Le premier est constitué des 4 milliards de « pauvres » de la planète. Les multinationales se sont rendu compte qu’elles adressaient l’essentiel de leur production à 800 millions de personnes. Or, ces personnes sont déjà largement équipées en biens de consommation : nombre d’entre elles mangent trop – et mal, souffrant d’obésité –, sont plus que correctement vêtues, elles ont des voitures, des machines à laver, des ordinateurs, etc. Le « social business » est le grand marché parce que les « pauvres » n’ont rien de tout cela. Puisque les pauvres ne sont pas solvables, la dette est l’outil que les banques d’affaires développent afin que les pauvres achètent les produits des multinationales. Ayant besoin d’emprunter, les pauvres sont également le principal marché du prêt financier à travers un usage marchand du microcrédit. Ce modèle économique est conditionné par l’augmentation des inégalités, qui tout à la fois produit des très riches et des pauvres. Ainsi, à titre d’exemple parmi mille, en 2011, la fortune des 1000 personnes les plus riches de Grande-Bretagne a augmenté de 4,7%, alors que le revenu moyen des Britanniques a baissé de 1,8%. Les revenus des milliardaires augmentent (77 personnes) de même que le chômage. Alors que la production en valeur a augmenté entre 2010 et 2011, le monde compte en 2011, 6 millions de chômeurs de plus qu’en 2010. C’est la réallocation de la richesse des très riches dans le circuit économique et l’usage du crédit qui élargit la consommation aux populations les plus pauvres.

Ce projet politique est encadré par la production de règles qui permettent la privatisation et la marchandisation totale du monde. Il est financé par les bénéfices exorbitants des multinationales réaffectés dans la philanthropie (pour les activités humanitaires) ou le microcrédit (pour le business proprement dit) [3]. Ces deux modalités d’interventions, qui peuvent se mixer et se superposer, sont les deux principaux usages que les grandes entreprises capitalistes et les milliardaires font de leurs surprofits. Mais les sociétés de capitaux ne se posent pas la question des besoins desdits pauvres. Bien que signifiante, la dénomination « pauvre » est elle-même insuffisante, elle ignore l’identité sociale, culturelle, politique des personnes concernées qui ne sont désignées que par rapport à une échelle d’ordre économique laissant supposer que c’est cette échelle et nulle autre qui identifie socialement toute personne humaine..

De fait, le capitalisme nie les identités culturelles, les territoires, les peuples. Seul importe le coût de la main-d’œuvre. Il s’appuie ainsi sur une contradiction si évidente qu’elle est aveuglante : le capitalisme prétend simultanément répondre à la question sociale alors qu’il prospère en versant les plus bas salaires et, plus encore, en tirant profit de l’endettement généralisé. Le même raisonnement permet de comprendre la crise environnementale : ce sont les mêmes qui dévastent la planète et qui prétendent résoudre la crise écologique. Pour fonctionner, le capitalisme s’appuie sur des institutions qui « ensecrètent » les rapports économiques et sociaux. L’ensecrètement est le pendant matériel de l’idéologie. Il procède par l’établissement d’institutions légitimant les pratiques d’exploitation de l’homme et de la nature : lobbying auprès des élus, Organisation mondiale du commerce,  organe de règlement des différends, International Accound, Standard Board,, Banque centrale européenne, etc. autant d’acteurs produisant un discours politique prenant les habits de la science. Cet usage de la science et de la technologie masque des choix politiques en les faisant passer pour des impératifs scientifiques. Dans leur conception économique, vivre à crédit est la norme. Mais elle ne s’interroge pas sur l’impact de la dette sur les générations futures ou sur la nature. De même dans leur conception économique, l’emprunteur – qu’il soit personne physique, entreprise ou État – doit payer des intérêts d’autant plus élevés qu’il est pauvre. Le microcrédit continue d’être solidaire avec des taux à 25% et la Grèce a des taux de remboursement de sa dette plus élevée que l’Allemagne… parce qu’elle est plus pauvre.  C’est normal. Mais dans une société qui remplacerait la compétition par la coopération, c’est l’inverse qui serait normal. L’ensecrètement consiste précisément à faire croire que les normes du capitalisme sont la seule norme, scientifique.

Le capitalisme contemporain ne se caractérise pas seulement par un rapport social au sein de l’entreprise : définissant un rapport au monde, il réunit un grand nombre d’institutions qui ambitionnent de dominer l’ensemble des économies et des sociétés. Dans sa phase actuelle, le capitalisme s’appuie sur la force de quelques entreprises formant des oligopoles dans la majorité des filières de production et dans le placement financier et sur des institutions administratives publiques et privées qui définissent les règles des échanges et les normes internationales.

Faut-il souligner que les petites entreprises de type artisanal, commercial, agricole etc., n’appartiennent pas au capitalisme. Elles appartiennent, comme l’essentiel de l’économie sociale, à des systèmes marchands localisés qui fonctionnaient bien avant le mode d’exploitation capitaliste mais sur lesquels celui-ci tente d’imposer ses règles de fonctionnement.

III Quelques conditions d’une nouvelle utopie

L’économie coopérative se fonde sur des valeurs inverses de celles de l’économie dominante. Plutôt que de viser la rémunération des capitaux placés dans les sociétés anonymes, finalité première de l’économie dominante, le mouvement coopératif propose de servir les attentes collectives de la communauté humaine. Plutôt que d’agir aux moyens de la compétition et du conflit, le mouvement coopératif propose d’agir sur la base de la coopération et de la concertation.

D’un point de vue coopératif, le sous-sol, la terre, les céréales, les animaux d’élevage, la mer, les poissons, les voies de communications, les œuvres d’art ne sont, pas plus que la santé humaine ou les besoins en éducation, des ressources exploitables. Ce sont des biens communs. Et, depuis plusieurs siècles, les coopératives et leurs formes héritées des sociétés traditionnelles comme les tontines asiatiques ou africaines, les systèmes d’entraide européens, les artels russes, les communautés villageoises américaines – sont la première forme organisationnelle que les populations ont inventée pour faire bon usage des biens communs des territoires sur lesquels elles vivent et travaillent.

Les coopératives sont en effet fondamentalement des groupements de personnes. Certaines ont une activité commerciale, d’autres pas. Les coopératives de marins-pêcheurs, les coopératives agricoles engagées dans le commerce équitable, les coopératives d’artisans ont généralement une activité économique, soit réservée à leurs membres, soit commerciale. Mais les groupements d’entraide agricoles, les mutuelles de santé, les écoles coopératives, les associations culturelles, les bibliothèques, les théâtres, les associations sportives n’ont dans leur projet initial aucun objectif commercial, ni même parfois économique. Elles se fondent autour d’un projet de service à leurs membres ou à l’ensemble de la société. Leur mise en concurrence récente avec les sociétés de capitaux poursuivant un objectif financier les amène de façon croissante à développer une activité commerciale. Cette mutation amène nombre d’entre elles à s’éloigner de leur projet initial et parfois des valeurs qui le portent.

C’est sur le fondement, selon lequel les groupements de personnes poursuivent en premier lieu un objectif social et non économique ou gestionnaire, qu’on peut imaginer une économie mondiale au sein de laquelle l’échange entre régions riches et régions pauvres pourra être éthique.

Cependant, l’histoire nous apprend que le mouvement coopératif ne peut rester isolé. Il doit en particulier s’appuyer sur les entreprises personnelles – particulièrement celle des producteurs – qu’il contribue d’ores et déjà à organiser, par exemple à travers des formes d’organisation comme les coopératives agricoles ou les coopératives d’artisans. Le mouvement coopératif doit également s’appuyer sur des associations représentatives, comme les syndicats ou des organisations professionnelles. Il doit enfin se concerter avec la démocratie politique de proximité, les communes, les collectivités locales et territoriales.
 
Ces constats invitent à considérer les coopératives comme un moyen privilégié du développement durable pensé à la fois à l’échelle de la personne humaine – on parlera de développement personnel –, d’un territoire – du point de vue de l’économie de la production – et à l’échelle mondiale – du point de vue de l’économie de la distribution et de la consommation. L’économie sociale (solidaire) peut à la fois organiser la production à travers des associations formelles ou non formelles de personnes, des coopératives de production à l’échelle des territoires, et la distribution et la consommation à travers des coopératives associant producteurs et consommateurs fondant l’échange équitable à l’échelle interterritoriale et internationale.

Les histoires coopératives asiatiques, africaines et latino-américaines nous apprennent que l’éducation des populations concernées est une priorité ou une condition de réussite : les deux concepts de développement endogène – ou autocentré ou écodéveloppement, etc. – et d’éducation sont indissociables. Ces expériences articulent éducation populaire, économie sociale et développement territorial. Le concept de double qualité, qui désigne le fait que ce sont les mêmes personnes qui sont bénéficiaires de l’action économique et responsables de la décision politique (par le fait qu’elles sont sociétaires de l’association coopérative) résume cette double identité du mouvement coopératif comme ensemble d’entreprises intervenant sur le champ économique et mouvement d’éducation populaire provoquant la formation politique de ses membres.

Proposition conclusive : pour une université coopérative internationale

Nous pouvons donc conclure que face à la nécessité de produire un nouveau projet politique distinct du libéralisme, le mouvement coopératif peut s’appuyer sur deux principes essentiels :

 –  Ne pas s’isoler et s’allier avec les très petites entreprises, les mouvements sociaux et les collectivités territoriales.

 –  S’appuyer sur les connaissances que les acteurs du mouvement coopératif tirent de leur engagement. Dès la naissance du mouvement coopératif, les principaux principes ont été conçus par des acteurs coopératifs réfléchissant sur leurs propres pratiques collectives selon une démarche de recherche-action-formation. Pour éclairer leur développement et définir une stratégie, les coopératives doivent se donner les moyens de ne pas dépendre des consultants issus des cabinets des entreprises multinationales.

Les coopérateurs pourraient se donner les moyens de définir une stratégie coopérative à travers la conception d’une université coopérative internationale. Henri Desroche avait conçu une telle université dans les années 1970. Après une belle dizaine d’années d’activités, elle s’était dissoute, en partie au moins en raison de la place irremplaçable qu’y tenait son fondateur, auquel elle ne survécut pas.

Une voie est toute désignée pour renouveler ce projet dans une perspective durable : les chercheurs engagés et les acteurs innovants, les responsables de publications qui font l’interface entre le monde de la recherche et celui des acteurs, les revues coopératives des différents pays pourraient concevoir ensemble une telle université en commençant par définir une plate-forme commune de recherche et de diffusion de connaissances associant acteurs et chercheurs coopératifs

Son ambition pourrait également être aisément définie : Renouveler les théories et les doctrines coopératives afin que celles-ci ouvrent à nouveau les voies de l’expression du projet d’émancipation propre au mouvement coopératif.

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[1]  Ce texte s’inspire du prochain livre à paraître de J.-F. Draperi, La république coopérative, Bruxelles, De Boeck, 2012.
[2]  Cf. Jean-François Draperi, L’économie sociale et solidaire : une réponse à la crise ? Capitalisme, territoire et démocratie, Paris, Dunod, 2011.
[3]  Sur ce point, cf. Jean-François Draperi, L’entrepreneuriat social, un mouvement au sein du capitalisme
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Le capitalisme en crise, quelle réponse des coopératives ?
juin 2012
« Les coopératives sont une alternative au capitalisme sauvage » affichent d'emblée les dirigeants du mouvement coopératif. On semble prendre conscience de la profondeur de la crise et de sa portée internationale (le capitalisme financier, les dégâts écologiques). On découvre aussi que les coopératives, par leur approche, s'en sortent mieux comme entreprises. Portrait du mouvement au Québec et ailleurs.
     
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