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Sommaire
Volume 3, no 4
Coopératives et mouvements sociaux : la face cachée de leur réussite

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Coopératives et mouvements sociaux : la face cachée de leur réussite


Par Louis Favreau, sociologue, UQO


Le mouvement coopératif est aujourd’hui en pleine effervescence. Il est notamment en voie de franchir une autre étape en ouvrant de nouveaux chantiers dans le développement économique et social d’un Québec des régions, chantiers innovateurs, très XXIe siècle, et même très internationaux à certains égards : 1) celui de la crise énergétique et la question des énergies renouvelables; 2) celui de la crise de la santé publique et des alternatives des communautés locales à cet égard; 3) celui des communautés en perte de vitesse et leur relance par développement coopératif de services de proximité (station-service, centre de jardinage, épicerie générale, quincaillerie…); 4) celui de la production agricole de proximité (produits du terroir, agriculture biologique…); 5) celui d’un commerce équitable de type coopératif à l’échelle internationale; 6) celui d’une coopération internationale avec des communautés du Sud. Mais ce qu’on ignore ou oublie généralement, c’est qu’il a toujours fait ménage avec d’autres mouvements sociaux dans la mise en œuvre des chantiers investis au cours de son histoire. Réouverture d’un dossier oublié, celui des coopératives dans leur liaison avec les mouvements sociaux. 

1. Coopératives : une interaction constante avec d’autres mouvements tout au long de leur histoire

Reconstituer l’histoire de nos sociétés en oubliant les mouvements sociaux n’a pas de sens. Ces derniers ont été déterminants dans le développement d’institutions permettant des avancées sociales, économiques et politiques. Pensons ici à l’interdiction du travail des enfants, à la réduction de la durée du temps travaillé, aux premières législations sociales, aux régimes publics de retraite, aux mutuelles qui ont contribué directement au développement de l’État social (en Europe d’abord et surtout, chez nous ensuite) et aux  communautés qui contrôlent leur avenir grâce au tissu économique collectif qu’elles se sont données.

Mais qu’entendons-nous par mouvement social? Sommairement, le concept de mouvement social a généralement deux sens: d’abord celui d’une action collective entreprise par des personnes et des organisations engagées qui ont une cause spécifique à défendre et des objectifs concrets, limités dans le temps et l’espace, avec des stratégies, des règles de fonctionnement, des plans d’action et des structures appropriées. On parle alors de «mouvements» qui sont pluriels dans leur composition sociale, leurs orientations, leurs règles, leurs manières de faire. Il suffit de penser au mouvement syndical, au mouvement des femmes et au mouvement écologique pour voir se dessiner les contributions particulières des uns et des autres. Dans un cas comme dans l’autre, il y a deux dimensions : sociopolitique (la sphère de la revendication) et socio-économique (la sphère de l’action économique) et dans les deux cas, la perspective de redéfinir les champs investis en concordance avec des valeurs, une éthique et des objectifs partiels ou globaux de transformation sociale.

Ensuite, un deuxième sens est celui d’une action collective fédérative de plusieurs types d’organisations de provenance diverse où se dessinent peu à peu des convergences. Il s’agit alors d’un processus de longue durée qui peut grandir au fil des ans. C’est le cas du Forum social mondial (FSM). On parle alors du «mouvement» parce qu’il y a différentes causes et courants en interaction dans la durée comme je l’ai déjà analysé dans un article sur mon blogue.

Ce qu’on oublie souvent dans la littérature scientifique et sociale sur les coopératives (et sur les entreprises collectives en général), le souci économique prévalant, c’est que les coopératives et les mutuelles ont constamment été et sont liées au mouvement social général et à d’autres mouvements ayant épousé des causes proches de la leur: dans l’assurance avec le mouvement ouvrier naissant (sociétés d’entraide devenues des mutuelles);  dans l’agriculture avec les organisations syndicales de producteurs agricoles ;  dans les institutions scolaires avec le mouvement étudiant ; dans le monde du travail, avec le mouvement syndical ; dans l’habitat avec le mouvement communautaire ; dans les nouveaux créneaux du type «commerce équitable» avec le mouvement de la consommation responsable ; dans la coopération au développement avec les organisations de coopération internationale (OCI) et aujourd’hui avec le mouvement citoyen international émergent (Forums sociaux, réseaux internationaux de promotion d’une économie solidaire, de finance de proximité, de développement local, etc.). Sans compter la participation des coopératives et des mutuelles au mouvement d’affirmation des territoires ou des communautés contre la dépossession du contrôle de leur développement. Autrement dit, dans une  société démocratique comme la nôtre, au fil des décennies, les rapports du mouvement coopératif avec d’autres ne se sont pas tissés uniquement avec des partenaires institutionnels (gouvernements locaux, dispositifs publics de développement local et régional, ministères à Québec…) mais aussi avec des mouvements.

En fait, nombre d’initiatives économiques naissent au sein de mouvements sociaux et s’inscrivent dans une trajectoire d’action collective combinant la revendication (résistance à l’exploitation) et la construction d’alternatives concrètes avec, par et pour leurs membres. Certaines de ces initiatives ont échoué et d’autres fort bien réussies. Certaines ont fini par échapper au contrôle de leurs promoteurs initiaux ou à s’en détacher tandis que d’autres sont demeurées fortement liées à ces derniers. Dans tous les cas, deux conditions internes à ces initiatives ont particulièrement favorisé leur réussite : 1) le militantisme au sein de ces mouvements et le déplacement d’une partie de leurs effectifs vers le développement de ses initiatives économiques ; 2) le professionnalisme du système de gestion des entreprises collectives mises sur pied. D’où l’importance de bien voir quelle est l’histoire des rapports construits au fil du temps entre coopératives et mouvements sociaux et quelle force ces rapports procurent aux uns comme aux autres lorsque cela se produit. En voici quelques exemples puisés dans l’histoire ou l’actualité.

Sociétés d’entraide, mutuelles et mouvement ouvrier naissant au XIXe siècle

Les sociétés de secours mutuels ont représenté une forme originale de résistance populaire dans le contexte de la transition à une société de marché. L’historien Peticlerc (2007) nous parle d’une mutualité ouvrière encouragée par une législation favorable aux mouvements associatifs à partir des années 1850. Dans un premier temps, la mutualité ouvrière s’organise sur une base associative et forge une action collective de la classe ouvrière dans le contexte d’un syndicalisme très précaire. De ce fait, dans un deuxième temps (1880 et décennies suivantes), elle fournira au syndicalisme naissant un certain nombre de dirigeants qui mettront de l’avant des valeurs collectives nécessaires aux associations ouvrières en même temps que des ressources à la disposition de ce dernier (lieux de rassemblement, financement d’activités). Puis, la mutualité, devenant elle-même de moins en moins strictement ouvrière, et de plus en plus une institution d’assurance pour tous, les syndicats, devenus plus solides, notamment les Chevaliers du travail (1880-1890), créeront alors leurs propres mutuelles. Perspective commune cependant dans les deux cas : développer des protections sociales qui libèrent les populations de la charité privée ou publique.
 
Coopératives et syndicalisme des travailleurs des années 1960 à aujourd’hui

Les relations entre le syndicalisme et les coopératives sont un impensé politique de la recherche en sciences sociales. En effet, partout dans le monde, le Québec compris, les initiatives économiques des syndicats sont nombreuses et mal connues. Il suffit de penser par exemple aux relations entre certaines mutuelles comme la SSQ et le monde syndical ou au développement des caisses d’économie dans le secteur de l’épargne et du crédit ou des associations coopératives d’économie familiale (ACEF). Puis il y a des fonds de travailleurs, le Fonds de solidarité (FTQ, 1983) et Fondaction (CSN, 1996) dont une partie des investissements est dirigée vers le développement coopératif, ce qui est explicite dans le cas de Fondaction (CSN). On peut également penser à la reprise d’entreprises dans un certain nombre de cas.

M105, la radio de Granby : naissance d’une coopérative d’information
C’est en 1996 que les propriétaires de la station de radio CHEF décident de baisser pavillon. Branle-bas de combat dans la salle des nouvelles. Six vétérans du poste de radio décident de racheter la station, aidés en cela par MCE Conseils, le service de la CSN en la matière. Chaque membre du groupe investira 6000$. Des organismes du milieu et la population de la région se mettent de la partie et soutiennent le projet. Quelques mois après la réouverture, chance dans la malchance : la crise du verglas. M105 devient la station de radio préférée de la région en se centrant sur la nouvelle locale et régionale. La station devient le lieu de convergence de la population et des autorités locales pour faire face à la crise du verglas. Aujourd’hui M105, radio de Granby, engage 20 personnes. Ils étaient 12 employés syndiqués avant l’annonce de la fermeture en 1996 (source : perspectives CSN, mars 2010, p.15)

 
Coopératives et mouvement communautaire des années 1970 à aujourd’hui

Depuis les années 1970 jusqu’à aujourd’hui, le mouvement communautaire est inscrit dans la revitalisation de quartiers aux prises avec la crise urbaine. Ce qui a donné un second souffle aux coopératives d’habitation là où les mouvements d’action catholique des années 1940-1950 l’avaient abandonné. Que ce soit à Montréal, à Québec, à Gatineau, à Trois-Rivières, les années 1970 et 1980 ont été génératrices de nouvelles coopératives d’habitation. On connaît le mouvement communautaire pour avoir développé différentes stratégies de lutte contre la pauvreté : défense et promotion de droits sociaux d’une part (logement, consommation, emploi, etc.)  et, d’autre part, développement social local de type communautaire, des services de proximité dans le secteur de la santé et des services sociaux notamment. La coopérative d’habitation L’Escalier à Québec en est un bel exemple.

Le comité populaire Saint-Jean-Baptiste et la coopérative d’habitation L’Escalier à Québec
La Coopérative d’habitation L’Escalier est un bel exemple de mixité urbaine dans l’un des quartiers les plus convoités de Québec, celui de la Colline parlementaire. Des militantes et des militants du Comité populaire Saint-Jean-Baptiste ont livré pendant plus de deux ans une bataille pour construire deux édifices en plein cœur de la Haute-Ville afin d’y aménager 81 logements sociaux organisés en coopérative. Leur ténacité a eu raison de leurs opposants.
 

Coopératives et mouvement étudiant à partir des années 1980

Dans la même veine, on a vu des coopératives scolaires, spécialisées dans la vente de livres, la papeterie et l’informatique, se développer dans près de 90 établissements (cégeps et universités) grâce à leur lien étroit avec des associations étudiantes. Puis, ces dernières ont voulu occuper d’autres terrains : services alimentaires (cafés étudiants, cafétérias), gestion des résidences étudiantes, et même dans certains cas développement de coopératives de santé (Université de Sherbrooke). Récemment, on a même été plus loin en achetant la maison d’édition Albert Saint-Martin, éditeur le plus important dans le secteur des ouvrages en sciences humaines destinés aux collèges. Aujourd’hui, Les Éditions Saint-Martin et Décarie éditeur sont des filiales de COOPSCO.

Coopératives et initiatives du commerce équitable dans les années 2000

Depuis plus d’une dizaine d’années, les coopératives liées au mouvement de la consommation responsable sont en plein développement comme l’illustrent fort bien l’expérience du commerce équitable avec des coopératives du Sud, celle d’une économie verte dans le secteur québécois de l’habitation ou celle d’épiceries de quartier qui vendent des produits locaux, biologiques et équitables.

Equita : la commercialisation de produits équitables de coopératives du Sud
Le commerce équitable est en pleine expansion, grâce à des bâtisseurs comme Equita, filiale d'Oxfam-Québec, et de la Centrale des syndicats du Québec. En plus des produits équitables les mieux connus – café, thé, chocolat et sucre –, Equita fait entrer chez nous de nouveaux produits, dont des épices certifiées, équitables et biologiques parmi lesquelles figure le poivre noir en grains. Ces épices de qualité permettent à des producteurs de thé de la coopérative SOFA du Sri Lanka de ne plus dépendre d’une seule culture pour se tirer d’affaires. Par le commerce équitable, 5 millions de producteurs et leurs familles adoptent de bonnes pratiques sociales et environnementales plutôt que de renforcer l'exploitation des ressources et des travailleurs.

Le programme C o o p s  E f f i c a c e s à Montréal (le secteur de l’habitat écologique)
La Fédération des coopératives d’habitation intermunicipale du Montréal métropolitain (FECHIMM) a pris l’initiative de mettre en place le programme d’efficacité énergétique Coops Efficaces. Le projet s’adresse à toutes les coopératives d’habitation du Québec afin de réduire les coûts d’énergie et, ce faisant, l’émission de gaz à effet de serre. Les coopératives dont les travaux sont prévus ont accès à une subvention qui couvrira la différence de coût entre les matériaux standards et les matériaux plus performants sur le plan énergétique. Coops Efficaces est aussi un programme de sensibilisation qui, entre autres choses, offre gratuitement des thermostats électroniques.

Tendre Vert, épicerie coopérative dans le Vieux-Lévis
La coopérative Tendre Vert est une boutique-café, laquelle s’est donnée comme mission de promouvoir la responsabilité sociale et environnementale auprès des consommateurs et des entreprises. Organisés autour des valeurs de démocratie, de gestion autonome, d’équité et de liberté, ses 630 membres font revivre les locaux d’une épicerie du début du XXe siècle dans le Vieux-Lévis. Ils proposent des produits qui protègent l’environnement et la communauté : des produits locaux, biologiques, écologiques et équitables. Ils font un effort pour réduire le transport et l’emballage et préfèrent acheter directement des producteurs.
Source Caisse d’économie solidaire Desjardins, 2007.
 
Le commerce équitable a des affinités naturelles avec le mouvement coopératif (duquel il émerge en bonne partie d’ailleurs). Le premier élément de convergence est sa présence dans le secteur agricole. Par exemple, au Québec, les problèmes d’accès à la machinerie, de commercialisation, de distribution et de consommation ont été en bonne partie résolus par la création de coopératives de producteurs et de consommateurs du début du XXe siècle à aujourd’hui. Dans les pays du Sud, les coopératives agricoles sont devenues un acteur majeur à partir des années 1980-1990 en partie grâce aux organisations du commerce équitable et simultanément à l’apparition de filières alimentaires certifiées
. Plus concrètement, la solidarité qui est centrale au mouvement du commerce équitable a été énoncée comme principe depuis les débuts du mouvement coopératif : l’intercoopération. Les partenariats des réseaux de commerce équitable avec le mouvement coopératif peuvent servir de dispositifs de coordination en faveur d’un plaidoyer commun, entre autres afin de développer de nouvelles coopératives au Nord comme au Sud. Le passage d’une collaboration épisodique à une concertation plus importante de ces deux acteurs peut, d’une part, donner un second souffle au commerce équitable et, d’autre part, le consolider afin de lui permettre de résister à la récupération par les firmes privées. L’inverse est aussi vrai : il peut permettre aux grandes coopératives agricoles de renouer avec leurs territoires d’appartenance.

Coopératives, mutuelles et solidarité internationale dans les régions du Québec

Une longue tradition de solidarité internationale avec le Sud traverse le Québec des régions. Ces initiatives sont fédérées à l’intérieur d’une Association québécoise d’organisations de coopération internationale (AQOCI). Dans plusieurs régions du Québec, des comités de solidarité internationale se sont constitués notamment en Estrie, en Mauricie et au Saguenay. L’interaction avec le mouvement coopératif et mutualiste est parfois très avancé comme l’illustre l’expérience de Promutuel au Saguenay.

Tour du Lac Promutuel pour le Burkina Faso
Le tour du Lac Promutuel est l’une des plus vieilles randonnées cyclo-touristiques du Québec. Pendant trois jours, les cyclistes parcourent un trajet de 256 km autour du lac Saint-Jean. Depuis 24 ans, près de 6000 cyclistes ont pédalé pour le Burkina Faso. En 2005, le groupe Promutuel Lac au Fjord s’est associé au Centre de solidarité internationale du Saguenay–Lac-Saint-Jean. En moyenne, 295 cyclistes participent annuellement au tour et depuis 1996, la moyenne annuelle des dons recueillis par les cyclistes est de l’ordre de 27 000 $. Des exemples de projets réalisés au Sud avec la collecte de fonds de l’édition 2010 : en Équateur, un appui à 800 femmes pour la commercialisation de produits maraîchers de même que la formation en gestion de micro-entreprises de 40 personnes pour le fonctionnement de leur entreprise de coupe, de conservation et d'emballage de viande ; au Burkina Faso, des activités d'alphabétisation pour 250 femmes et 190 hommes, la distribution de 500 foyers améliorés et des activités de sensibilisation pour diminuer l'utilisation du bois de chauffe (facteur important de désertification) de même que l’appui à trois groupements de femmes dans la production, la transformation et la commercialisation de produits forestiers non ligneux (le soumbala, épice fabriquée avec les graines de l'arbre néré). Source : site du Comité de solidarité internationale du Saguenay–Lac-Saint-Jean

2. Le CQCM et la dynamique inter-mouvements aujourd’hui

Avec ses pratiques d’intercoopération, avec sa culture d’indépendance économique, avec sa culture démocratique de membres sociétaires, avec la mixité des groupes sociaux qu’il peut réunir, avec aussi ses nouveaux chantiers, le mouvement coopératif gagne à expliciter la dynamique inter-mouvements qui est la sienne. Ce qu’il a commencé à faire à grande échelle en 2010 en organisant une conférence internationale qui donnait une grande place aux autres mouvements et qui a réuni plus de 600 dirigeants. Et son interaction avec d’autres mouvements n’est pas à sens unique, loin de là. On ne le dira jamais assez, les coopératives sont souvent le prolongement de luttes sociales qui débouchent sur des activités économiques, ces mouvements fournissant alors le sel de la terre, c’est-à-dire des militants pour démarrer les choses. Et en sens inverse des coopératives peuvent aider des mouvements à canaliser une partie de leur action collective dans une stratégie qui ne soit pas uniquement de résistance mais de construction d’alternatives comme le mouvement syndical l’a fait en se donnant des outils économiques comme les caisses d’économie et des fonds de développement. Mais s’il y a des collaborations assez souvent, elles sont à géométrie variable, et certainement pas exemptes de zones de tension à certaines périodes. Cela dit, les sorties de la crise écologique et économique dans lesquelles nous nous engageons actuellement nous forcent plus que jamais à consolider et à élargir cette solidarité entre mouvements.

Le renouveau passe par l’innovation. Où est-elle aujourd’hui? Elle est notamment dans les coopératives d’énergies renouvelables, dans le secteur de la santé, dans les services de proximité multi-activités, dans les nouvelles coopératives agricoles, dans des projets de commerce équitable Nord-Nord et Nord-Sud, etc. Mais elles sont fragiles dans leur capitalisation, dans leur lien avec l’ensemble des réseaux de coopératives déjà constituées et dans leur lien avec les autres forces vives des communautés qui bougent.

Dans cette perspective, le mouvement coopératif est engagé dans des batailles économiques et sociales sur des enjeux qui sont de longue durée, mais il ne peut le faire seul. Aujourd’hui plus qu’hier, il doit miser sur les forces vives des communautés locales et sur les mouvements qui les animent. À cet égard, l’horizon qui se dessine est le suivant :

1. Renforcer ses liens avec d’autres mouvements sociaux ou avec des initiatives de ceux-ci: le mouvement écologique (Nature Québec, Équiterre, Amis de la terre), le mouvement de la solidarité internationale (AQOCI, GESQ, FSQ), le mouvement syndical (fonds de travailleurs et caisses d’économie).
2. Ouvrir progressivement le mouvement à des membres provenant d’associations comme est en train de le faire la Fédération des coopératives de services à domicile et de santé.
3. Développer de nouvelles formes de présence politique : par exemple, des rencontres régulières avec les députés, avec les partis politiques; des tables de concertation établies durablement avec d’autres mouvements sur des enjeux communs; de nouveaux dispositifs d’information (pas seulement des relations publiques) du mouvement portant sur ses priorités et ses actions; des prises de position en période électorale…
4. Se doter de politiques et de moyens à la mesure de ses ambitions et de la nouvelle situation dans laquelle il se trouve c’est-à-dire une offre de services plus complète aux membres : a) un service de recherche consolidé; b) une politique de développement international en collaboration avec les deux relais de coopération internationale que sont pour le mouvement SOCODEVI et DID; c) un service de formation offrant des activités sur des questions de société (développement durable et solidaire des communautés; services collectifs et politiques publiques; démocratisation de l’économie; solidarité internationale); d) développement d’un dispositif de capitalisation fiduciaire unifié et généraliste (un fonds de développement avec Capital coopératif et régional, les fonds de travailleurs, des fonds publics…).

3. Québec 2012 : la collaboration entre les différentes familles d’entreprises collectives 

Rétrospectivement, l’expérience québécoise des 15 dernières années, si on la compare sur le plan international, est pertinente sur deux points :

1) Des passerelles existent entre les différentes parties constituantes de l’économie sociale, entre l’«économie sociale coopérative», l’«économie sociale associative» et les fonds de travailleurs
2) Une cohabitation active des différents réseaux avec les pouvoirs publics (d’un gouvernement nationaliste surtout) a réussi sur quelques enjeux des années 1990 dans la foulée du Sommet québécois sur l’économie et l’emploi (la petite enfance, l’insertion socioprofessionnelle, l’aide à domicile…). D’où la proposition de notre livre de 2001
sur cette cohabitation constituée de filières avec les pouvoirs publics.

La dernière décennie : un bilan contrasté 

Mais, surtout depuis l’arrivée au pouvoir des libéraux à Québec en 2003, il faut revisiter en quelque sorte cette  avancée sociale, car il y a un certain retour à la case départ en termes de perspectives. Où en sommes-nous rendus après 15 ans de travail autour du concept d’économie sociale? Le bilan doit d’abord se faire autour de ses différentes familles qui appuient ou regroupent des entreprises collectives. La notion d’économie sociale s’est voulue un concept fédérateur mais la thèse d’un seul regroupement national adossé au «compromis fondateur» de 1996 est depuis un moment jugé très contestable, contestée et peu représentative de la réalité. Après plus d’une décennie de tentatives pour rassembler tout ce qui est «potentiellement» dans l’économie sociale, le rêve s’est estompé : la très grande majorité des coopératives (matures et nouvelles) et des mutuelles de même que leur regroupement, le CQCM, continuent d’évoluer fondamentalement sur leurs propres bases; la plupart des organisations du mouvement communautaire autonome aussi; la majorité des réseaux de groupes de femmes également, de même que le réseau québécois des SADC, la très grande majorité des organisations de coopération internationale (AQOCI), le Regroupement des organisateurs communautaires en CLSC (RQIIAC)… Aujourd’hui, il existe bel et bien trois familles distinctes de ce tiers secteur comme je l’ai analysé ailleurs. Cependant chaque famille de ce «tiers secteur d’économie  sociale et solidaire», comme le dit Lipietz (2001), a ses avancées.

La famille coopérative et mutualiste

Avec les années 1990, le mouvement coopératif s’est refait une cohésion en posant les dernières pierres d’un regroupement de l’ensemble des coopératives qui aura intégré les nouvelles générations d’entreprises coopératives. C’est ce qui constitue aujourd’hui le Conseil québécois de la coopération et de la mutualité (CQCM). Dans la dernière décennie, la croissance des coopératives est démontrée (Brassard et Rompré, 2006). Le mouvement coopératif franchit même une autre étape en ouvrant de nouveaux chantiers dans le développement des régions : 1) accès des communautés aux énergies renouvelables; 2) accès à des services de santé de proximité; 3) développement de services multi-activités dans les collectivités en déclin; 4) production agricole à circuits courts (produits du terroir, agriculture biologique…). Par ailleurs les rapports de collaboration du CQCM avec les pouvoirs publics ont permis d’établir des ententes durables pour le développement coopératif dans les régions (le financement des CDR). L'année 2012 est une année qui compte, décisive à plus d’un titre : sur le plan de la solidarité internationale, étant donné la tenue d’un sommet international des coopératives organisé par Desjardins et l’ACI ; sur le plan des solutions de rechange au capitalisme: la tenue d’une dizaine de forums régionaux organisés par le CQCM sur son projet de société à la suite de la conférence internationale de Lévis en 2010; sur le plan du développement coopératif : l’obtention d’un fonds d’un développement de 30 millions de dollars, projet mis en œuvre par le CQCM en collaboration avec Capital coopératif et régional Desjardins, le réseau des SADC, le gouvernement du Québec. Et bien d’autres choses actuellement dans les cartons de la direction, notamment une révision de sa stratégie d’action politique pour peser davantage sur les politiques publiques.

La famille syndicale

Au fil des années 1990-2000, le mouvement syndical aura confirmé et consolidé son engagement sur le terrain économique dans la création d’emplois et le développement des régions en étant soutenu par les gouvernements dans ses projets de fonds de travailleurs : le Carrefour de la solidarité qui regroupe les différentes initiatives de la mouvance CSN et la stratégie du Fonds de solidarité de la FTQ misant sur le développement de PME en région sont sans contredit des avancées de premier ordre. Contribution majeure : la capitalisation des entreprises québécoises par des fonds de travailleurs qui ont l’aval fiscal de l’État québécois et sur laquelle de nombreuses initiatives socioéconomiques de ce tiers secteur peuvent s’appuyer. 

La famille associative (OBNL)

L’entrepreneuriat social a pris racine au sein du mouvement associatif avec l’arrivée du Chantier d’économie sociale. Des financements sous gestion collective sont apparus: le RISQ (initiative partenariale issue du Sommet de 1996) et un fonds de capital patient (en 2005) ont pris place à côté des initiatives des autres organisations. Un nouveau regroupement a donc émergé, soutenu un temps par les autres familles (coopérative et syndicale). Simultanément, les objectifs de création d’emplois dans les secteurs sociaux identifiés par le Sommet (petite enfance, ressourceries, insertion…) ont été atteints. Les réussites de ce type d’initiatives ont particulièrement été mises en relief par les travaux préparatoires du Sommet de l’économie sociale (Sommet de l’économie sociale, 2006).

En guise de conclusion provisoire

Le projet du mouvement coopératif déborde très largement du champ économique. Il vise depuis ses origines l’instauration d’une société plus équitable, plus solidaire, plus démocratique et aujourd’hui plus écologique. On ne peut dissocier son projet économique (s’associer pour entreprendre autrement) de son projet social (justice et démocratie) et donc on ne peut réduire son rôle, son poids et sa contribution aux seuls indicateurs économiques de la richesse, au nombre d’entreprises qu’il a créées et au nombre d’emplois générés. Bref, son seul poids économique est loin de suffire à le définir. Les coopératives sont partie prenante de la construction d’une alternative crédible à l’économie dominante, à la condition de ne pas sous-estimer leurs rôles social et écologique et l’impact de leurs projets, de leur éthique, de leur mode de gouvernance, de leurs réalisations et de leur influence sur les autres acteurs de la planète économique (entreprises publiques ou entreprises du secteur marchand). Sans renverser le modèle économique dominant, elles peuvent contribuer à le dépasser et à infléchir l’ensemble de l’économie en démontrant par leur pratique, leurs valeurs et leurs politiques, leur capacité d’assumer complètement les enjeux d’un développement durable, enjeu majeur d’aujourd’hui, c’est-à-dire d’un développement économiquement viable, socialement équitable et écologiquement durable.

Mais il est clair qu’il lui faudra investir davantage et autrement le terrain de l’action politique, de l’intervention dans l’espace public sur des questions de société, action politique qui nécessite qu’on se fédère solidement tant sur le plan national qu’international. Pour ce faire, le Forum international des dirigeants de l’économie sociale (à l’origine des Rencontres du Mont-Blanc) propose d’aller à Rio+20 pour présenter ses contributions aux chefs d’État et aux institutions internationales, contributions qui s’inspirent des meilleures pratiques de l’expérience internationale de l’économie sociale et solidaire autour de cinq grands chantiers traduisant, de manière opérationnelle, des pistes de sortie de crise qu’on peut résumer comme suit: 1) démocratiser l’économie et réguler la finance; 2) promouvoir un mode de gouvernance partagée; 3) offrir de nouveaux choix sociaux; 4) mieux nourrir la planète et protéger les écosystèmes; 5) réorienter, pour l’humaniser, la mondialisation.

Les avancées de ce type de propositions supposent la mise en place d’une condition obligée et sans équivoque: faire mouvement par une action politique fédérative en alliance avec d’autres organisations et institutions. Le Sommet international des coopératives identifie également cet enjeu comme étant un des quatre grands défis de la prochaine décennie. Dossier à suivre.

Références bibliographiques

Favreau, L. et M. Hébert (2011), La contribution de l’Économie sociale et solidaire à l’heure de Rio+20 : une réponse aux défis posés par la crise. Paris, Document d’orientation des Rencontres du Mont-Blanc, novembre 2011.

Favreau, L. et E. Molina (2011), Économie et société. Pistes de sortie de crise. Québec, Presses de l’Université du Québec.

Favreau, L. (2010), Mouvement coopératif, une mise en perspective. coll. «Initiatives», Québec, Presses de l'Université du Québec.

Favreau, L. (2008), Entreprises collectives, les enjeux sociopolitiques et territoriaux de la coopération et de l’économie sociale, Québec, Presses de l'Université du Québec.

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