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Sommaire
Volume 3, no 4
Les coopératives de travail en France : état des lieux et défis actuels en contexte de crise écologique

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Les coopératives de travail en France : état des lieux et défis actuels en contexte de crise écologique


Denis Clerc
Fondateur du magazine Alternatives Economiques, Scop


En France, les coopératives de travail s’appellent des Scop : un sigle qui, initialement, signifiait « Sociétés coopératives ouvrières de production » et qui, depuis 2010, désigne les « Sociétés coopératives et participatives ». Mine de rien, ce changement de nom dans la continuité du sigle est en soi une révolution dans le petit monde des 2000 Scop et de leurs 40 000 salariés. Car elles y tenaient, à leur qualificatif d’« ouvrières ». Non seulement parce que, historiquement, ce sont des ouvriers de métiers, fiers de leur savoir-faire et de leur qualification qui, dans les années 1830, ont lancé le mouvement (sous la dénomination d’« associations ouvrières ») : horlogers, bijoutiers, charpentiers, typographes, imprimeurs… Mais aussi, parce que se revendiquer du monde ouvrier, c’était, pour eux, une façon de refuser les patrons et de souligner que les travailleurs n’en ont pas besoin pour se débrouiller. Il y avait, dans cette oriflamme ouvrière, une affirmation en creux : pour que les travailleurs puissent s’émanciper du capital, il n’est pas nécessaire de s'engager dans de longues années de luttes de classes, d’une révolution ou d’un parti prolétarien; il leur suffit de se regrouper. Ce que Marx critiqua de façon virulente dans son « Adresse inaugurale à l’association internationale des travailleurs » (1864), l’éphémère Première internationale : « La coopération des travailleurs […] ne sera jamais capable d’arrêter les monopoles qui croissent en progression géométrique ; elle ne sera pas capable de libérer les masses, ni même d’alléger de façon perceptible le fardeau de leur misère. » Les racines des Scop ne s’alimentent pas dans le terreau marxiste, mais dans celui des socialistes utopiques. Pour abandonner le qualificatif « ouvrières », il fallait donc de puissants motifs.

L’explication mise de l'avant le plus souvent n’est pas très convaincante : il s’agirait  de « mieux refléter la diversité des Scop, présentes dans tous les secteurs d'activité », selon le site Scop. Ce n’est évidemment pas faux : le Zoo d’Amnéville (troisième parc animalier en France) est une Scop, tout comme le n° 1 de l’émission de titres-restaurant Chèque déjeuner, le centre d’appels téléphoniques A Capella, l’organisme de commerce équitable Ethiquable ou le mensuel Alternatives économiques, autant d’entreprises dans lesquelles on chercherait vainement le moindre ouvrier et où, en fouillant bien, on risquerait de rencontrer quelques employés. L’essor récent des Scop en France (un doublement en nombre au cours des trente dernières années) s’est effectué presque exclusivement dans des activités tertiaires, si l’on excepte les entreprises qui, après un dépôt de bilan, ont été reprises en Scop par tout ou partie des travailleurs afin de sauvegarder leurs emplois et leurs savoir-faire. Le plus souvent avec succès, comme en témoigne la Scop Ceralep (isolateurs électriques) qui, en faillite en 2004, alors qu’elle était propriété d’un fonds de pension états-uniens, emploie aujourd’hui une soixantaine de salariés associés. La « tertiarisation » de l’économie, ainsi que les compressions d’effectifs dues à la mondialisation et à l’automatisation, ont fait chuter très fortement le nombre d’ouvriers dans les activités productives. Pourtant, malgré cet essor récent des services auquel les Scop n’ont pas échappé, moitié d’entre elles, aux dernières statistiques (2009), se trouvaient dans l’industrie (360) ou le bâtiment (427), les deux secteurs où travaillent la grande majorité des ouvriers. Et ces entreprises industrielles ou du bâtiment emploient la moitié des salariés travaillant dans des Scop (20 400). Par exemple, Acôme, la plus grosse Scop française avec ses 1200 salariés, est le troisième fabricant de fibres optiques en Europe.

Alors, pourquoi ce changement de dénomination, si ce ne sont pas seulement des considérations sémantiques qui en sont à l’origine ? Deux explications complémentaires de la précédente, et sans doute plus déterminantes, y ont conduit. La première est sociologique. Les niveaux de qualification des travailleurs sont de plus en plus fréquemment élevés dans les Scop alors que, au moins en France, le qualificatif « ouvrier » renvoie à des relativement bas niveaux de qualification [1]. On compte sans doute davantage de techniciens, ingénieurs, cadres que d’ouvriers, et cela même dans l’industrie. En ce sens, les Scop renouent avec leurs origines, car les « associations ouvrières » du XIXe siècle étaient le plus souvent composées d’ouvriers de métiers, aux qualifications reconnues et élevées, qui supportaient mal la surveillance ou l’autorité d’un patron. Ils faisaient souvent partie des « Sublimes », selon le qualificatif qui leur était alors donné. Bernard Gazier (2003) décrit ainsi le « Sublime » : « Dans sa profession, comme il était très capable et demandé, il était devenu maître de sa mobilité et de ses engagements. Il n’admettait de travailler que pour une durée qu’il décidait lui-même, et il entendait choisir son patron. » D’une certaine manière, une bonne partie des Scop qui se sont créées depuis une trentaine d’années sont composées de « Sublimes », qui ont décidé de s’associer pour matérialiser leur refus de la hiérarchie et leur désir de se réaliser dans un métier. Il est d’ailleurs significatif que la Confédération des Scop désigne les salariés associés sous le nom de « coentrepreneurs », indiquant ainsi à la fois le caractère collectif de leur démarche et le fait que chacun a vocation à devenir dirigeant. Dans un travail (voir Quel potentiel de développement pour l’économie sociale et solidaire ?) commandité par la Fondation Charles-Léopold Mayer pour le Progrès de l’Homme et la Caisse des Dépôts et Consignations (organisme d’État, qui gère notamment les fonds collectés par les Caisses d’Épargne), Philippe Frémeaux (le Président d’Alternatives économiques) distingue quatre types de Scop : les Scop d’égaux, les Scop militantes, les Scop sociales, les Scop industrielles.

Les Scop d’égaux sont caractérisées par le haut niveau de qualification de la majorité de leurs membres. Ceux-ci pourraient très bien s’installer à leur compte, car ils disposent d’une expertise qui leur permettrait de trouver une clientèle. Mais ils préfèrent s’associer entre pairs, à la fois pour disposer de « services supports » de meilleure qualité et pour mieux partager leur charge de travail afin de ne pas en devenir esclave. Ce sont nos « Sublimes » d’aujourd’hui. Or, selon Philippe Fremeaux, ces coopératives d’égaux représentent la moitié du total des Scop : bureaux d’études, ingénierie, métalliers, ambulanciers-taxis, informaticiens, réalisateurs de jeux vidéo ou d’animations « 3 D », formateurs, artistes…

Mais une autre explication, plus « politique », doit aussi être avancée pour expliquer la nouvelle dénomination des Scop. Depuis 1989 et l’effondrement du « socialisme réellement existant », l’économie de marché est (re)devenue notre seul horizon. Il n’est certes pas impossible que le capitalisme finisse par s’effondrer – il a même été à deux doigts de le faire lors de la violente crise financière de 2008, appelée désormais « la grande récession » –, mais ce serait alors davantage sous le poids de son incapacité à maîtriser les facteurs environnementaux et sociaux de son développement que sous les coups de boutoir de ses adversaires. Idéologiquement et économiquement, le capitalisme a gagné la partie et les espoirs de transition vers d’autres formes d’économie se sont réduits comme peau de chagrin : même les révolutionnaires admettent que la révolution, si elle a lieu, n’aboutira pas à supprimer l’économie de marché, mais à la réguler. 

Certes, il y a longtemps que les Scop s’inscrivent pleinement dans le marché, et c’est même, on l’a dit, l’une des raisons de la méfiance de Marx et des marxistes à leur égard. Mais il apparaît que cette stratégie, qui les a longtemps marginalisées vis-à-vis d’un mouvement ouvrier fortement tenté par la révolution socialiste, les met désormais plutôt aux avant-postes des espoirs de changement du système social. Ce n’est pas le marché qu’il s’agit de supprimer, mais la domination du capital. Il n’est plus question de nationaliser les entreprises, mais de les démocratiser. Or, justement, sur ces deux points, les Scop montrent que d’autres formes de management sont possibles, que le profit peut être un moyen, non une fin, que chaque travailleur peut détenir une part égale de la décision au lieu de n’être qu’un moyen de production et que les résultats peuvent être partagés de façon équitable. La fameuse exhortation de Charles Gide aux coopérateurs réunis en 1899 prend tout son sens avec les Scop : « Tandis que, dans l’ordre des choses actuel, c’est le capital qui, étant propriétaire, touche les bénéfices, et c’est le travail qui est salarié - dans le régime coopératif, par un renversement de la situation, c’est le travailleur ou le consommateur qui, étant propriétaire, touchera les bénéfices, et c’est le capital qui sera réduit au rôle de simple salarié ! » Dans ces conditions, mettre en avant le caractère collectif et participatif des « coentrepreneurs » devient une façon de montrer que les Scop répondent à une aspiration largement partagée dans une société où la notion de « classe ouvrière » perd de l’importance au profit des « classes moyennes ».

Structures d’avant-garde, les Scop ? Pas si simple, hélas. Certes, le chemin est désormais constellé de pétales de roses, mais il s’y mêle quelques épines qui peuvent être douloureuses. épines économiques, d’abord, mais aussi managériales et environnementales.

Les épines économiques peuvent être illustrées par les grandes Scop industrielles : la Verrerie ouvrière d’Albi, qui fut l’une des plus importantes Scop de France (créée en 1895 avec le soutien de Jean Jaurès) a abandonné son statut coopératif en 1989 en raison de difficultés financières et est devenue une filiale du groupe (capitaliste) Saint-Gobain. L’AOIP (Association des ouvriers en instruments de précision), créée en 1896 et spécialisée dans la téléphonie (centraux électro-mécaniques, comptant jusqu’à 4500 salariés en 1970) a cédé l’une après l’autre ses différentes divisions pour disparaître définitivement en 2003. Lip (la seule manufacture d’horlogerie fabriquant l’intégralité de ses ébauches et mécanismes 1200 salariés en 1973) a été transformée en Scop en 1980 après un long (et très populaire) conflit et l’échec d’une tentative de relance industrielle dans un cadre classique. La coopérative a été liquidée en 1983.

Ces trois échecs ont été particulièrement douloureux pour les salariés concernés (environ 7000) et pour le mouvement des Scop, car il s’agissait des plus grandes Scop et leur disparition s’est effectuée en un court laps de temps, une vingtaine d’années. Même si chacun de ces échecs relève d’une histoire particulière, il existe malgré tout un point commun essentiel entre eux. Les Scop concernées se sont révélées incapables de prendre un tournant technologique majeur : celui de l’automatisation dans le cas de la VOA, celui du passage de l’électro-mécanique à l’électronique dans le cas d’AOIP et de Lip. Elles n’ont évidemment pas été les seules, et le martyrologue des entreprises industrielles durant les années 1980 à 2000 est très fourni. Mais, dans leur cas, l’analyse est facile à faire. Elles manquaient de fonds propres et n’ont pas voulu, ou pu, utiliser l’arme classique du capitalisme dans ce cas : les fermetures d’unités insuffisamment rentables et les licenciements qui vont avec. Les tenants du capitalisme pur et dur ricaneront sans doute : cela montre bien que, lorsque ce sont les travailleurs qui détiennent (collectivement) le pouvoir, ils refusent les ajustements douloureux, et précipitent la catastrophe finale.

Il est possible que cette explication ait joué, mais on peut en douter. Certes, les licenciements sont toujours douloureux, surtout lorsqu’ils sont décidés par des dirigeants élus par ceux-là mêmes qui vont en être les victimes. Mais, lorsqu’il n’existe pas d’autre recours, il faudrait être un bien piètre dirigeant pour préférer que l’entreprise tout entière coule plutôt que se séparer d’une partie du personnel. On comprend que ceux qui ne croient pas à la coopération utilisent cet argument, qui leur permet de sous-entendre que le choix démocratique d’un dirigeant aboutit forcément à sélectionner des personnes peu compétentes, voire incompétentes, et donc que mieux vaut la sélection par les détenteurs du capital, qui n’auront pas d’état d’âme, que par les salariés eux-mêmes. Au surplus, si cet argument était fondé, on ne comprendrait pas que, trois ans après leur création, 74 % des Scop soient toujours en vie (alors que ce chiffre n’est que de 66 % pour l’ensemble des entreprises classiques autres qu’individuelles) et que, lorsqu’il s’agit d’une reprise d’entreprise en difficulté, le taux de réussite de celles qui ont choisi le statut coopératif est plus élevé également que le taux de réussite de celles qui ne l’ont pas choisi. Bref, quand bien même le choix du dirigeant dans les Scop se porterait sur des personnes de moindre capacité ou de compétence que dans les entreprises classiques – ce qui est loin d’être prouvé –, la motivation du personnel dans les coopératives est un atout qui fait plus que compenser la faiblesse que pourrait représenter le choix d’un dirigeant éventuellement moins efficace.

On me permettra sur ce point un témoignage personnel : à sa création, Alternatives économiques ne disposait d’aucun capital. Toute la réussite de l’entreprise reposait donc sur le travail, et il fallait en fournir davantage que cela n’aurait été le cas avec un apport de fonds qui aurait permis – par exemple – de faire appel à des sociétés de services pour la publicité, la mise en pages, le graphisme, etc. Tout cela était donc fait en interne, de façon quasi amateur. Mais cela se traduisait par des journées de travail fort longues que la coopérative n’était pas en mesure de payer. Croit-on un instant que les salariés de l’époque – ils étaient bien peu nombreux – auraient accepté ces conditions de travail si cela avait eu pour résultat, en cas de réussite, d’enrichir le patron ? J’ai coutume de dire à ce propos que, sans la formule coopérative, Alternatives économiques n’aurait sans doute pas franchi sa prime enfance et ne serait jamais devenu le deuxième titre de la presse économique mensuelle en France.

Mais c’est justement le point faible des grandes coopératives. Mobiliser le personnel devient plus difficile, car les liens qui unissent chacun des salariés à la coopérative sont forcément plus distendus que dans les plus petites entreprises. La tentation de jouer les passagers clandestins y est plus forte : lorsque la situation devient plus difficile, il est sans doute vraisemblable qu’une partie, voire la majorité, des salariés comptent sur les autres pour franchir le cap difficile. Les Scop, comme toutes les coopératives, sont des sociétés de personnes : quand chacun se connaît, et que le dirigeant connaît chacun, les choses sont plus simples, et chacun comprend vite que, pour sauver le bateau, tout le monde doit faire le maximum et que nul ne peut s’en exempter. Mais dans les grandes Scop, la division technique du travail devient assez vite une division sociale, concrétisée par des écarts de salaires relativement importants, par exemple entre la maîtrise et les ouvriers, ou entre le bureau d’études et le personnel de fabrication, car il faut tenir compte de l’échelle des salaires qui prévaut sur le marché du travail si l’on veut disposer des compétences requises. Et ces différenciations fonctionnelles, hiérarchiques, salariales et en même temps sociales réduisent le niveau de confiance et de capacité coopérative qui peut exister dans une petite Scop (cf. Laurent, 2012). Le « nous » se transforme fréquemment en une différenciation entre « eux » et « nous ». L’obstacle n’est pas irrémédiable, et les formes de gouvernance peuvent être adaptées pour faciliter les capacités d’expression de chacun et créer ces liens sans lesquels une Scop fonctionne mal. Mais ce n’est pas toujours le cas.

À cette première cause de difficulté liée à la taille, s’en ajoute une autre, particulièrement forte dans les Scop industrielles : la nécessité de financer sans appel au marché financier non seulement le besoin en fonds de roulement, mais aussi les investissements en recherche-développement et les équipements, en général coûteux et rapidement obsolètes, sans lesquels l’entreprise elle-même est menacée. Or l’industrie est un secteur d’activité très capitalistique (au sens où il lui faut beaucoup de capital technique par salarié pour fonctionner). Au contraire, les travailleurs associés sont pauvres en capital financier. Quand leur entreprise est installée sur une « niche » à forte valeur ajoutée, ou dans une activité où la petite taille initiale n’est pas un handicap (bâtiment, imprimerie par exemple), elle demeure viable et peut grandir… à condition que les résultats soient très largement, voire totalement réinvestis. Mais la pression des travailleurs associés en faveur d’un partage de ces résultats est forte.

Dans une entreprise classique, il est toujours possible de limiter les dividendes, en faisant valoir que le réinvestissement de l’essentiel des résultats contribue à faire monter la valeur des actions : les actionnaires voyaient leur patrimoine se valoriser. C’est ce qui s’est passé jusqu’au début des années 1990, avant que le capitalisme financier – les fonds de pension ou d’investissement – imposent le versement de dividendes extravagants. Mais, dans une Scop, le capital ne peut se valoriser. Aussi, quand l’entreprise est bénéficiaire, la pression des travailleurs associés est particulièrement forte pour obtenir une part conséquente de ces résultats, fruit de leur travail. En moyenne, la moitié des résultats est ainsi distribuée en « part travail » ou en « participation aux résultats » (cette dernière étant bloquée durant cinq ans au moins dans l’entreprise). Le problème est que, lorsqu’une mutation technologique se produit et qu’il faut lourdement investir pour se mettre à jour – le passage de la montre mécanique à la montre électronique par exemple –, les fonds nécessaires manquent à l’appel, et il n’est pas possible de faire appel à des actionnaires extérieurs qui viendraient les injecter dans le capital. En Espagne, les Scop ont même la possibilité de réduire les salaires des travailleurs associés lorsque les choses vont mal. En France, ce n’est pas possible [2]. Les grandes coopératives industrielles sont alors particulièrement fragilisées, puisque la possibilité de faire rentrer des apporteurs de capitaux pour gonfler les fonds propres est de fait exclue (même si, au sein du mouvement, des organismes financiers spécifiques ont la possibilité de consentir des prêts « participatifs », sans droits de vote). Bref, d’une certaine manière, les Scop – et notamment dans l’industrie où le besoin de fonds propres est important – volent sans parachute et doivent impérativement faire des bénéfices pour ne pas être menacées de disparition.

C’est sans doute ce qui explique la faiblesse du mouvement : chaque année il se crée à peine plus de Scop industrielles ou du bâtiment qu’il n’en disparaît. En outre, il ne faut pas se cacher que d’autres raisons n’incitent pas les créateurs d’entreprises ambitieux à choisir la forme coopérative. En cas de succès, leur entreprise peut être revendue fort cher, et ils encaissent alors une considérable plus-value. Une Scop qui réussit n’enrichit pas ses créateurs, puisque le capital (au sens d’apport des associés en fonds propres) ne peut être valorisé (au mieux, l’associé qui s’en va peut se faire rembourser ses parts sociales au prix d’acquisition majoré de l’inflation). Pour les créateurs qui prennent le risque de se lancer, la sanction est la même en cas d’échec, mais en cas de réussite, ceux qui ont choisi la voie classique encaissent le gros lot, et pas ceux qui ont choisi la voie coopérative.

Alors, les Scop sont-elles condamnées à n’être que marginales, alors même que, d’un point de vue micro-social, on l’a vu, elles contribuent à démocratiser le système productif, à donner la parole et le pouvoir aux salariés, à réduire les inégalités salariales et à bannir l’exploitation du travail par le capital? Ce qui précède pourrait le laisser penser. Mais, paradoxalement, la crise environnementale dans laquelle nous sommes plongés – et plus particulièrement l’épée de Damoclès du réchauffement climatique qui se trouve au-dessus de nos têtes – change la donne du tout au tout. Cette crise, en effet, scie la branche sur laquelle le capitalisme est assis. Il apparaît clairement que la somme des intérêts particuliers (l’enrichissement) ne produit pas l’intérêt général, mais risque au contraire de déboucher sur le pire. Ce n’est pas vraiment une nouveauté, et il fallait la foi chevillée au corps pour penser, comme Adam Smith ou Friedrich Hayek, que la main invisible du marché contribuait forcément à l’intérêt général. Mais globalement, il faut bien reconnaître que le système capitaliste, malgré tous les vices dont il est porteur – l’exploitation, la concurrence déloyale, les crises, le chômage, les inégalités –, a fortement contribué à améliorer le niveau de vie de la plupart, au moins dans les pays de vieille industrialisation. Mais, avec le défi environnemental, la donne change. Réduire de trois quarts les émissions de gaz à effet de serre en moins d’une quarantaine d’années dans nos pays de vieille industrialisation ne peut résulter du seul marché. Il va falloir que, pour une part au moins, l’intérêt général de l’humanité tout entière guide les actions de chacun.

Or, dans le domaine de la production, les Scop sont bien mieux placées que les entreprises classiques pour opérer cette mutation. Elles ne s’appuient pas sur la soif d’enrichissement personnel, mais sur la coopération, pas sur l’intérêt individuel des actionnaires, mais sur l’intérêt collectif des travailleurs. En outre, leur mode de fonctionnement ne se fixe pas pour objectif de maximiser les gains, mais de pérenniser l’emploi : c’est la raison pour laquelle les statuts imposent que la « part travail » ne dépasse pas moitié du résultat, le reste étant affecté aux réserves, lesquelles sont impartageables (ce qui explique que la part de capital ne peut se valoriser). Certes, répondront les critiques : mais cela n’empêche pas que chaque Scop se soucie comme d’une guigne de l’intérêt de la société tout entière. C’est vrai. Mais les Scop peuvent bien plus facilement fonctionner dans un environnement sans croissance. Laquelle risque fort de ne plus être au rendez-vous, si l’on souhaite prendre en compte les impératifs climatiques, comme le montre à l’évidence Michel Husson, un économiste français, sur son site (voir Croissance sans CO2 ?). Il va donc falloir réduire les inégalités et les problèmes sociaux non plus par la fuite en avant dans une course éperdue vers une croissance désormais prédatrice, mais par des formes de partage de l’emploi et de réduction des inégalités au sein même des entreprises. Ce qui implique que celles-ci deviennent des organisations plus solidaires, soucieuses de qualité (du travail, des produits et des relations sociales) davantage que de quantité, assument leurs responsabilités sociales et environnementales et ne fassent pas du profit maximal la finalité de leur existence.

C’est un boulevard qui semble s’ouvrir à l’économie sociale en général, et aux Scop en particulier. Elles sont mieux en mesure de répondre aux défis de demain que les organisations capitalistes. Les Scop sont des entreprises plus petites, mais plus enracinées sur leur territoire, plus solidaires, plus attentives à l’emploi et plus démocratiques dans leur fonctionnement : l’avenir leur appartient, dans une économie qui demeurera, longtemps encore sans doute, une économie de marché, mais où les impératifs de la rentabilité cèderont davantage aux impératifs de la sobriété.

Référence

Eloi, Laurent (2012), Économie de la confiance, Paris coll. «Repères», éd. La Découverte.

Espagne, François (2006), Histoire, problèmes et projets de la coopération ouvrière de production en France.

Gazier, Bernard (2003), Tous « Sublimes », vers un nouveau plein emploi, Paris, Flammarion.

Voir aussi Le site des Scop

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[1]  Les travailleurs manuels très qualifiés ne sont plus classés parmi les ouvriers, mais parmi les  « techniciens » ou « contremaîtres ».
[2]  C’est ce qui explique que, lorsque la coopérative Fagor a pris le contrôle du fabricant français de lave-linge et de cuisinières Brandt, les salariés ont refusé le statut coopératif qui leur était proposé, car il se serait accompagné d’un salaire fixe nettement plus bas, majoré d’une part travail proportionnelle aux résultats : la crainte que cela se traduise par une réduction de la rémunération, notamment les années sans bénéfices, a fait pencher la balance en faveur du maintien d’un statut classique. A noter que la CGT (syndicat majoritaire chez Brandt), avait pris position contre le passage en Scop, pour cette raison.

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