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Sommaire
Volume 2, no 3
L'Union européenne, grande fossoyeuse des services publics

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L'Union européenne, grande fossoyeuse des services publics


Frédéric Viale
Auteur de l'Horreur européenne, Paris, Tatamis, 2010
.


Peut-être les Canadiens seront-ils étonnés : l'Union européenne ne défend ni ne promeut les services publics. Tout au contraire, elle les démantèle, consciencieusement, méthodiquement, et ce, depuis les années 1980, lorsque Leon Britten a été nommé commissaire au marché intérieur à la demande de Margaret Thatcher. Plus généralement, elle ne sert pas davantage de bouclier aux effets néfastes de la mondialisation financière : tout au contraire, elle en est une promotrice ardente.

Plusieurs raisons à cela.

Première raison, les Traités européens

Dès lors que la concurrence est au centre des traités, la notion de services publics n'est conçue que comme une verrue dérogatoire au droit commun qu'il s'agit d'extirper.

Dans le texte fondateur, le Traité de Rome, le terme «service public» n'apparaît qu'une seule fois, à l’article 73, et encore est-ce seulement pour autoriser les aides publiques dans les transports pour «certaines servitudes inhérentes à la notion de service public». Mais c'est l'article 86 du traité qui pose problème. Son alinéa premier dispose que «les États membres, en ce qui concerne les entreprises publiques […] n'édictent ni ne maintiennent aucune mesure contraire aux règles du présent traité, notamment à celles prévues aux articles 7 et 85 à 94 inclus». Comme l'article 7 interdit tout traitement différencié en raison de la nationalité et que les articles 85 à 94 sont consacrés au bon fonctionnement de la concurrence, le premier alinéa de l'article 86 indique donc que les entreprises publiques doivent respecter les règles de la concurrence. Le deuxième alinéa, après avoir semblé donner de la marge aux «services d'intérêt économique général»,  précise que «le développement des échanges ne doit pas être affecté dans une mesure contraire à l'intérêt de la Communauté». L'article 86 se termine en conférant à la Commission la charge de mettre en œuvre ces dispositions : elle n'a pas manqué de le faire depuis le début des années 1980, avec la vague libérale thatchérienne. Désormais, les services publics sont des exceptions : ils ne doivent leur survie qu'à leur capacité à faire en permanence la preuve qu'ils ne sont pas un obstacle au développement des échanges dans l'Union. Comme tout ce qui est dérogatoire, ils sont temporaires, et voués à la disparition [1].

Deuxième raison : l'idéologie néolibérale a profondément pénétré les cercles de la décision politique

Que se soient les libéraux affirmés (qui se classent le plus souvent parmi les conservateurs), ou les libéraux ralliés (qui trouvent plus commodes de se classer «à gauche», et d'agrémenter leur discours de «préoccupations sociales»), l'horizon des gouvernants depuis vingt ans est celui du libéralisme. Plusieurs justifications sont ordinairement avancées. Parmi celles-ci, permettre aux opérateurs de se positionner dans le monde. Il faut dire que ce genre de justification vient d'un changement de perspective insidieux concernant la légitimation des services publics. À la faveur des années 1980, qui auront été celles du triomphe du néolibéralisme, on est passé peu à peu de l'idée que les services publics doivent fournir un service optimal pour tous, sur tout le territoire à un prix le plus bas possible à une autre idée : celle que les opérateurs de services doivent faire des bénéfices, qu'ils soient ou non publics ou chargés de services publics. Ainsi, EDF (Énergie de France) privatisée engrange des bénéfices pour le plus grand profit de ses actionnaires. La Poste française s'implante dans plusieurs pays d'Europe et dans le monde [2] sans que l'on s'inquiète si le courrier est mieux distribué ou non. Il se trouve que la recherche de bénéfices à tout prix passe par une rationalisation de l'organisation axée sur la baisse des coûts et que, naturellement, ceux liés aux contraintes inhérentes au service public sont réduits au maximum.

En conséquence, le service est toujours plus mal rendu. Libéralisation des transports? Nous avons l'exemple britannique : matériel vétuste et dangereux, accidents graves de personnes, voyageurs comme salariés ; hausse vertigineuse des prix ; service peu et mal rendu ; précarisation du travail des personnels, suppressions massives d'emplois. Libéralisation de l'électricité? Nous avons l'exemple français : augmentation des tarifs, infrastructures de plus en plus mal entretenues. Même chose avec la libéralisation du gaz et de l'électricité au Royaume-Uni. Pour la Poste, tous les pays européens en voient les conséquences directes d'ores et déjà : tarifs en hausse, inégalité d'accès au service alors que celui-ci cesse d'être rendu régulièrement, sans oublier les déstructurations des territoires, certains se transformant en déserts sans services publics. L'année 2010 voit le tour de la libéralisation du fret ferroviaire.

Par ailleurs, le fait que le citoyen soit floué d'un service de plus en plus cher et mal rendu, mais encore que le patrimoine collectif soit bradé lors des privatisations qui suivent immanquablement toute libéralisation alors que ce patrimoine a été payé par les impôts n'ont pas ému outre mesure ni les autorités européennes ni les gouvernements.

En somme, la raison fondamentale est que la concurrence se trouve au centre de la construction européenne


Il faut dire que le cadre général dans lequel s'inscrit l'Union européenne est tracé par deux textes peu connus, la stratégie de Lisbonne (qui ne se confond pas avec le Traité), à quoi s'est récemment substitué le document stratégique intitulé UE2020 [3].

La stratégie de Lisbonne se veut initialement une stratégie globale qui vise à «préparer la transition vers une société et une économie fondées sur la connaissance [4]». Pour cela, elle se fixe l'objectif de développer la recherche et le développement, tout en accélérant les «réformes structurelles pour renforcer la compétitivité et l'innovation». L'objectif stratégique pour 2010 est de «devenir l'économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d'une croissance économique durable accompagnée d'une amélioration quantitative et qualitative de l'emploi et d'une plus grande cohésion sociale». Devant l'échec manifeste de cette ambition, la Commission persiste avec UE2020, portant le même type d'ambition mais repeinte en vert (il est souvent question de « développement durable » et d'utilisation de technologies « vertes »). La stratégie est claire : l'Union se fixe pour objectif de faire en sorte que les firmes européennes se développent et forment autant de «champions européens». La priorité au «business» implique une forte libéralisation du marché intérieur, notamment des services, et l'accès des entreprises transnationales aux marchés extérieurs par une exacerbation du libre-échange commercial. Pour atteindre de tels objectifs, il est important que la Commission soit à l'écoute des priorités formulées par les milieux d'affaires. Il n'est pas étonnant, avec ce type de programme, que les services publics soient libéralisés.

L'article 86  du Traité de Rome n'a pas été utilisé par la Commission sans y associer les gouvernements. Aucun gouvernement européen n'a jugé que la sauvegarde des services publics valait la peine de remettre en cause le traité : au nom du «il ne faudrait pas être hors jeu [5]», antienne resservie constamment, tous les renoncements ont été avalisés.

Dès lors, la liste est longue des services publics mis en pièces. Les télécommunications ont servi de banc d'essai avant que l'ensemble des services publics en réseau soient touchés, énergie, transports, poste.

Point de départ : la remise en cause du tarif. Alors qu'avec un service public, le tarif payé par les usagers relève de la décision politique d'opérer une péréquation (les gros utilisateurs financent les plus petits, les villes les campagnes, etc.), le principe que la Commission veut faire rentrer dans les faits est que «les tarifs doivent tendre vers les coûts». Cette remise en cause frontale des péréquations tarifaires existantes sape les fondements même du service public. Et d'ailleurs, la Commission veut y substituer la notion de service universel [6]. Cette notion est floue [7], elle évacue la question de l'égalité de traitement des usagers et ne fait que permettre l'accès à un service de base restreint, voire misérable, qui d'ailleurs ne sera pas financé par les opérateurs privés. La Commission ne s'est pas privé de clamer son credo : le 20 septembre 2000, si elle affirme que «la Communauté protège les objectifs d'intérêt général et la mission de service public», elle précise immédiatement que «dans bien des cas, le marché [est] le meilleur mécanisme pour fournir ces services [d'intérêt économique général]». Pour la Commission, l'intérêt général et «le respect de la concurrence et du marché intérieur» sont à mettre sur le même plan. Cela implique que «les moyens utilisés pour remplir la mission d'intérêt général ne créent pas d'inutiles distorsions commerciales». Dans cette logique, le marché est la règle et les services publics doivent faire la preuve qu'ils n'en perturbent pas «inutilement» le fonctionnement.

La concurrence est donc une fin en soi. Ainsi, il s'agit d'aller toujours plus loin. Après les télécommunications, la Poste (directive de 2002 [8]), libéralisation du marché de l'électricité et du gaz pour tous les consommateurs autres que les ménages à partir de 2004, libéralisation des transports, notamment ferroviaires, mais aussi maritimes. Partout, on aboutit à des désastres, les prix augmentent, le sous-investissement chronique des opérateurs privés entraîne une obsolescence des matériaux, le service est toujours plus mal rendu. Mais le principe de la sacro-sainte concurrence est mis en œuvre...

Par ailleurs, la Commission pratique une «méthode ouverte de coordination» : puisque c'est désormais au niveau européen que les questions doivent se régler, la Commission propose ses bons offices. Elle intervient par exemple dans l'éducation, suscitant par le « Processus de Bologne » une vaste contre-réforme des universités aboutissant à sa marchandisation [9].

Qu'en est-il des «services d'intérêt général»?

On pouvait imaginer que les autres services publics, les «services d'intérêt général» (i.e. «non économiques»), ne soient pas soumis aux logiques de la concurrence. En fait, dans son rapport sur les services d'intérêt général, rédigé à l'occasion du Conseil européen de Laeken à la fin de l'année 2001, la Commission indique qu'il n'est «pas possible d'établir a priori une liste définitive de tous les services d'intérêt général devant être considérés comme non économiques». Il faut dire que la Cour de justice a décidé que «constitue une activité économique toute activité consistant à offrir des biens et des services sur un marché donné [10]». Avec un raisonnement pareil, toute activité pourrait être considérée comme activité économique et donc être soumise au droit de la concurrence et aux règles du marché unique. Tous les services publics sont donc concernés.

Il faut le constater, dans un contexte de promotion de libre-échange, les services publics ne pèsent pas lourd. Il s'agit non seulement de les libéraliser, mais encore de les brader pour s'assurer qu'en retour les entreprises transnationales «européennes» puissent capter des marchés à l'étranger. La santé, l'éducation, les transports, l'énergie et les autres services publics sont aussi libéralisés pour que grandes banques, entreprises de services, de distribution d'énergie et de téléphone se taillent des parts de lion sur les marchés à l'étranger.

Dans ce cadre, les négociations entre l'UE et le Canada prennent toute leur signification. L'accord prévu touche tous les aspects de l'activité économique ou peu s'en faut, il touche à l'investissement, à la propriété intellectuelle. Il met en place un système équivalent au chapitre 11 de l'ALENA permettant que les entreprises poursuivent devant un organe de règlement des différends institué par l'accord  et de faire condamner les États et les collectivités publiques infra-étatiques (régions) qui voteraient des réglementations pouvant contrarier leurs bénéfices potentiels. Que de ce côté-ci de l'Atlantique, nul n'en doute : l'UE recherche essentiellement le bénéfice de ses entreprises transnationales, elle veut avoir accès aux matières premières, aux marchés publics (notamment locaux), à tous les marchés. Elle ne négligera rien pour y parvenir.

____________________________________________________________

[1]  De rares arrêts de la CJCE qui ont pu, un temps, sembler poser quelques digues. Il s'agit notamment des arrêts Corbeau (1993), d'Almelo (1994), Altmark (2003). Les arrêts Corbeau et d'Almelo indiquent une limite à l'application des règles de la concurrence dans le cadre de la mise en œuvre de mesures d'intérêt général. L'arrêt Altmark concernent les subventions publiques pour des obligations de service. Cette jurisprudence n'a pas pesé lourd face à la vague de libéralisations-privatisations des années 1980.
[2]
  Par l'intermédaire de ses filiales, la Poste française est désormais implantée en Allemagne (réseau DPD), en Espagne (Seur), en Grèce (Interatika), en Turquie (Yutici Cargo), au Royaume-Uni (Parceline), dans des pays de l'Est et hors d'Europe (Afrique du Sud, Inde). Voir Thierry Brun, «Rien n'oblige à privatiser», Politis, 20 novembre 2008, p. 7.
[3]
   Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions, Initiative phare Europe 2020,Une Union de l’innovation, SEC(2010) 1161, Bruxelles, 6.10.201, COM(2010) 546 final.
[4]
   Sauf indications contraires, les citations suivantes sont tirées du site de la Commission européenne
.
[5]
   Philippe Herzog, L’Humanité, 15 décembre 2004.
[6]
   D'après la Commission, un service universel est «un ensemble de services d'une qualité donnée auquel tous les utilisateurs et les consommateurs ont accès, compte tenu de circonstances nationales spécifiques, à un prix abordable».
[7]
   Qu'est-ce qu'un service «abordable» pour la Commission? On ne le saura pas.
[8]
   Ouverture à la concurrence pour tous les objets de plus de 100 grammes, ouverture totale en 2009.
[9]
   Voir Frédéric Viale, L'Horreur européenne, Paris, Tatamis, 2010, p. 82 à 87.
[10]
   CJCE, C-180-184/98.
 

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