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Volume 2, no 3 |
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Une conception du développement durable en termes de justification (2e partie) |
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Pour télécharger le fichier pdf, cliquez ici Une conception du développement durable en termes de justification (2e partie)Bernard BILLAUDOTProfesseur émérite de sciences économiques, LEPII-CNRS-UPMF-Grenoble bernard.billaudot@wanadoo.fr
La première modernité : le monopole de la « priorité du juste » dans l’espace public L’exclusion de la sacralisation (de la référence à la religion) a eu pour effet de disqualifier la logique de rationalisation en termes de « priorité du bien » dans la mesure où, en raison de leur proximité, les opposants à l’exclusion de justifications générales (de règles sociales) commandées par la religion confondaient les deux, de même que la grande majorité des partisans de l’exclusion, à commencer par les Lumières. À ce titre, Spinoza se présente comme un des rares philosophes qui ne se range pas en faveur de l’une ou l’autre des deux logiques. Autrement dit, l’exclusion s’est faite au prix d’une mise à l’écart de la « priorité du bien » au profit de la seule « priorité du juste », les valeurs de référence étant alors conçues comme des valeurs sociales. Cette lutte idéologique a pris du temps. Progressivement des sens communs de ces trois valeurs se sont imposés (voir le tableau 3). Toutes les sociétés modernes réellement existantes, ou celles dont le processus de modernisation est bien avancé (comme la Chine ou l’Inde), relèvent de ce modèle particulier de modernité - il n’implique pas nécessairement que la liberté ait sa place parmi les valeurs de référence mobilisée à propos de l’institution de l’ordre politique (en premier lieu l’État). C’est ce modèle de modernité qui est proposé aux pays dits « en développement » d’Asie ou d’Afrique. Ce modèle particulier peut être qualifié de première modernité (ou encore de modernité occidentale, étant entendu qu’il n’y a pas de modernité orientale, le terme « occidental » indiquant seulement le « lieu » de naissance… et encore, puisque le Maroc est en Occident !).
La liberté-compétition est celle dont on dit qu’elle finit où commence celle des autres ; il s’agit d’une liberté sans temporalité ; en effet, la compétition se joue entre les présents, les générations futures étant laissées de côté. L’efficacité technique instrumentale s’entend sans prendre en compte les effets dans le temps long de « l’exploitation scientifique de la nature ». Quant au collectif-nation, il s’agit d’un nous exclusif défini à l’échelle des seuls humains: certains humains présents sont exclus, en l’occurrence ceux des autres nations, les citoyens nationaux passés et futurs étant formellement inclus dans le « nous ». Ainsi, la cosmologie naturaliste, celle qui consiste à se représenter la « nature » comme étant extérieure à l’Homme, est constitutive des trois valeurs en question. Cette cosmologie est propre à la « priorité du juste ». Elle ne détermine pas seulement le sens de l’efficacité technique comme étant instrumentale, ce que retiennent, me semble-t-il, beaucoup de ceux qui critiquent cette représentation, à commencer par Hannah Arendt et Bruno Latour. L’impératif catégorique de Kant - « Agis de telle sorte que tu puisses également vouloir que ta maxime devienne une loi universelle » - relève de cette conception du couple « bien-juste » en termes de coordination efficace, si ce n’est qu’elle est souvent comprise comme si elle mettait l’accent sur la liberté au risque d’accréditer l’idée illusoire et fallacieuse que la liberté et la justice seraient deux valeurs concurrentes à même d’être retenues comme valeurs suprêmes. Toujours est-il que cet impératif est focalisé sur le présent. Les biens supérieurs qui sont associés à ces valeurs sociales et qui sont alors, comme on l’a vu, des biens visés, ont aussi des sens précis : ce sont la richesse-avoir, la puissance-avoir et la reconnaissance-avoir (voir le tableau 3). On peut ajouter que la mise en œuvre précise du marchandage, en référence à la liberté-compétition, se spécifie en première modernité par la mise en place de marchés. La crise de la première modernité : la « priorité du bien » s’est invitée dans l’espace public au tournant du XXIe siècle Dans l’histoire, aucune société n’a été encore instituée sur la base unique ou primordiale de la logique de rationalisation en « priorité du bien ». Et rien ne permet de dire que cela devrait être le cas dans l’avenir. Le seul constat que l’on peut faire est que, en certains domaines, cette conception s’est invitée dans l’espace public au tournant du XXIe siècle, ce qui rend manifeste une crise de la première modernité. Les principaux « faits », qui sont les manifestations les plus visibles de cette crise et qui suscitent des débats dans lesquels les valeurs éthiques se sont invitées, sont la montée en puissance de la question écologique, l’affirmation de démarches ou de pratiques qui se veulent responsables et la mondialisation qui se substitue à l’internationalisation, sans oublier la « haine de l’Occident » qui s’exprime au Sud et les débats soulevés par les recherches récentes sur le vivant et la possibilité de les breveter (la bioéthique). Cette crise de la première modernité n’est pas celle de la modernité. Comme quasiment tout le monde identifie la modernité à la seule première modernité telle que définie supra, certains analysent la période actuelle comme si son enjeu était l’avènement d’une société postmoderne. Si « postmoderne » veut dire « seconde modernité », alors ce propos ne pose pas de problème. C’est uniquement une affaire de vocabulaire. Mais si on jette le bébé (la modernité) avec l’eau du bain (la première modernité), cette proposition se révèle vide de sens. Si ce n’est pas une crise de la modernité « en général », alors les trois triades « modernes » sont encore d’actualité. Les trois valeurs possibles de référence sont toujours la liberté, l’efficacité technique et le collectif ; mais en « priorité du bien », elles sont comprises précisément comme des valeurs éthiques (et non plus comme des valeurs sociales) et elles s’appliquent au bien qui, de façon générale, est l’excellence de vie. Pour que l'on puisse parler d’une valeur éthique de référence, il doit exister un horizon commun de signification entre les personnes qui justifient en se référant à cette valeur. Il s’avère que les horizons communs de signification des trois valeurs comme valeurs éthiques ne sont pas encore construits dans l’espace public : leurs sens sont en débat. La principale opposition qui se manifeste est celle entre les « communautaristes » de toutes obédiences et les « universalistes » (ou encore les partisans du cosmopolitisme). Il en va donc de même pour les sens de l’excellence sous l’égide de la liberté, de l’efficacité technique et du collectif. Et aussi de même pour les biens supérieurs associés (la richesse-être, la puissance-être et la reconnaissance-être), le point commun étant, rappelons-le, qu’ils ne sont alors considérés que comme des moyens au service de l’excellence de sorte qu’un plus d’un de ces biens n’est pas forcément un bien (au sens de quelque chose qui va permettre de parvenir à une plus grande excellence). Globalement, l’impératif kantien serait remplacé par un nouvel impératif – « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre » – et la responsabilité s’en déduirait comme d’une responsabilité engageant l’avenir et pouvant entrer en conflit avec la responsabilité juridique. À ce titre, le débat porte sur le sens à donner à « authentiquement humaine ». Pourquoi le mode de justification en vigueur dans les sociétés modernes réellement existantes conduisait-il à ne pas se préoccuper de la durabilité du développement ? Nous disposons maintenant de tous les éléments pour répondre à la question cruciale, celle dont la réponse commande la compréhension de ce qui doit changer pour que le développement puisse devenir durable. La réponse proposée coule de source, si on accepte tout ce qui précède : on ne s’est pas préoccupé du fait que le développement n’était pas durable parce que le développement réellement existant s’effectuait dans le cadre de règles publiques (d’institutions publiques) exclusivement justifiées en « priorité du juste ». L’argumentation en faveur de cette réponse est la suivante. 1. Le niveau de structuration spatiale à l’échelle duquel on institue les règles publiques en les justifiant est la nation. Ce n’est pas le monde, c'est-à-dire l’humanité tout entière. On ne se préoccupe pas d’instituer des règles mondiales qui devraient être justifiées en considérant les inégalités entre les hommes à l’échelle mondiale. À cette échelle, on ne connaît que les rapports entre États, c'est-à-dire les traités ou les accords qu’ils établissent entre eux de façon bilatérale ou multilatérale. La question de la pérennité dans le temps long de l’humanité ne se pose pas dans un tel cadre. La seule qui se pose est celle de la pérennité de la nation. 2. La cosmologie qui va de pair avec la priorité du juste est la cosmologie naturaliste : les humains d’un côté, tout le reste, regroupé sous le terme de « nature », de l’autre. L’un est extérieur à l’autre. Ce n’est donc pas ce qui se passe dans la « nature » qui peut porter atteinte aux humains. On peut parler d’une aliénation à la terre, qui redouble l’aliénation au monde vue au point précédent – rappelons que « aliénation » veut dire « perte de lien ». 3. La logique de justification en place se réfère à la coordination efficace (socialement efficace). On se représente donc le progrès social comme étant une progression de la richesse, de la puissance ou de la reconnaissance. Plus est mieux ! Pour avoir à la fois plus de richesse, plus de puissance (santé, instruction, sécurité) et plus de reconnaissance (biens patrimoniaux), il faut accroitre la richesse d’ordre économique de la nation (le PIB, comprenant la production non vendue des administrations publiques). Même si on oublie alors beaucoup de choses, le mot d’ordre commun est « Vive la croissance (d’ordre économique) ». Tant que cette croissance n’est pas bloquée par un manque de ressources et tant que ses effets négatifs sur certains biens de la richesse (dégradation de la qualité des productions animales ou végétales, etc.), sur certains biens de la puissance (effets négatifs sur la santé) et sur certains biens patrimoniaux (dégradation ou perte du patrimoine naturel) sont limités, aucune préoccupation particulière concernant l’absence de durabilité à long terme ne se fait jour. Si la croissance se poursuit, on n’a pas à se soucier des générations futures puisqu’elles auront plus que les présentes. Que faut-il changer dans la façon de justifier pour que le développement (car il y en a toujours un) puisse devenir durable ? La réponse à cette question concernant l’avenir se déduit immédiatement de celle qui vient d’être donnée à la précédente : pour que l’on ait une chance que le développement devienne durable, il faut rompre avec le monopole de la « priorité du juste ». Tous ceux qui parlent de développement durable et qui restent accrochés à la seule « priorité du juste » (en l’occurrence à ce qu’elle « porte » - les institutions qui sont justifiées en s’y référant ; l’idée que le progrès technique nous apportera la réponse ; l’idée que plus est mieux, etc. – ne sont que des marchands d’illusions ou des personnes qui sont dans le déni. On ne peut être pour un développement durable est ne pas être un « objecteur de croissance ». Mais cette rupture ouvrant sur une seconde modernité peut être envisagée selon deux voies tout à fait distinctes. Laquelle choisir ? Deux voies distinctes pour une seconde modernité : l’alternative ou la conjugaison (transformation) Rompre avec le monopole de la priorité du juste peut se faire logiquement de deux façons différentes. La première, la voie de l’alternative, consiste à remplacer un monopole par un autre. On substitue au monopole de la « priorité du juste » le monopole de la « priorité du bien » dans l’espace public. La seconde voie est celle de la conjugaison : les règles sociales doivent pouvoir être justifiées des deux points de vue (voir la figure 5).
Dans les deux cas, l’enjeu est la construction d’horizons communs de signification pour les valeurs de référence comme valeurs éthiques. Même si l’idée universaliste selon laquelle le collectif doit être le « nous » de l’humanité tout entière, et non pas telle ou telle communauté à l’échelle mondiale, a fait du chemin, rien n’est encore acquis. D’autant que l’on assiste à un retour en force de la sacralisation (voir les évangélistes aux États-Unis du côté de la chrétienté et les islamistes du côté des musulmans) qui n’est pas, loin s’en faut, bien distinguée de la « priorité du bien » à inventer. De même, la conception de la liberté comme « accomplissement personnel », qui est bien un sens éthique, est dotée d’un horizon de signification commun à un nombre croissant de personnes. Mais dans le même temps, cet idéal d’accomplissement est bien souvent rabattu sur une culture de l’épanouissement de soi très narcissique (sans « care »). Quant au sens comme valeur éthique de l’efficacité technique, il parait bien difficile de repérer l’affirmation d’un sens dominant à même de devenir commun. Qu’y a-t-il en effet de commun entre les partisans de la Deep écologie qui pensent que la nature est porteuse d’un sens du bien et du mal, les détracteurs de la science (voir le groupement Pièces et main-d’œuvre à Grenoble) et ceux qui restent convaincus que « hors de la science (et non pas le scientisme), point de salut » ? Dans les deux voies, il faut mettre sur la touche toutes les règles publiques qui ne peuvent être aussi justifiées en « priorité du bien » (si tant est qu’un accord se fasse à son sujet). Mais ces deux voies sont tout à fait différentes. Beaucoup des règles que les partisans de la voie révolutionnaire de l’alternative voudraient voir advenir ne sont pas celles qui sont justifiables dans la voie réformiste de la conjugaison (voir la figure 5). Pour toucher du doigt cette différence, quelques exemples sont utiles :
Concernant plus particulièrement la construction européenne : Quelle voie choisir ?J’ai parlé jusqu’à présent en tant que chercheur en science sociale mobilisant les travaux des philosophes. Le choix entre les deux voies ne peut être que celui du citoyen éclairé par le chercheur, étant entendu que ce dernier s’en tient à l’existence de deux voies sans en imposer une. En tant que citoyen, je suis un « objecteur de croissance », partisan de la voie réformiste pour la construction d’une seconde modernité. Je ne suis donc pas un partisan de la « décroissance », si on considère que ceux qui prônent la décroissance sont, sans le dire dans les termes que j’emploie, des partisans de la voie de l’alternative. Par définition, ce choix est « essentiellement contestable ». Donc sujet à débat. J’espère seulement avoir quelque peu clarifié les termes de ce débat. BibliographieBillaudot B. (2008), « Institution et justification », Revue française de socio-économie, n° 1. Boltanski L. et Thévenot L. (1991)*, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard. Commons J. R. (1934)*, Institutional Economics. Its Place in Political Economy, The University of Wisconsin Press, 1959, 2 vol. (1° ed. 1934, Macmillan). MacIntyre A. (1988)*, Whose Justice ? Which rationality ? University of Notre Dame Press, Indiana (trad. fr. Quelle justice ? Quelle rationalité ?, Léviathan, Paris, PUF, 1993). Rawls J. (2003)*, La justice comme équité. Une reformulation de théorie de la justice, Paris, La Découverte.
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