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Sommaire
Volume 2, no 3
Les dilemmes de l'action syndicale internationale : vers un droit international privé du travail ?

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Les dilemmes de l'action syndicale internationale: vers un droit international privé du travail ?


Sid Ahmed SOUSSI
Professeur au département de sociologie, membre du CRISE, UQAM


Introduction

Cet article dresse un bilan critique, et très certainement sommaire, des accords transnationaux d'entreprise dont le développement contribue à la mise en place progressive d'un système international de régulation sociale privée du travail répondant largement aux aspirations des entreprises transnationales. Paradoxalement, ce sont les composantes internationales du mouvement syndical qui, dans la quasi-totalité des cas, sont les initiatrices de ces accords. Comment expliquer le développement d'une telle tendance à l'échelle internationale ?

Les États industriels se sont dotés depuis longtemps de dispositifs nationaux de régulation du travail, autrement dit d'un droit du travail qui a permis de gérer la conflictualité naturellement attachée à toute relation d'emploi. Depuis la crise du compromis fordiste, et à la faveur de la globalisation de l'économie qui a conduit les entreprises transnationales à s'émanciper progressivement des modes de régulation économique nationaux, un phénomène s'est imposé: l'individualisation du rapport salarial. Les rapports collectifs du travail se désagrègent sous la pression des stratégies de gestion dites «nouvelles» des entreprises. La désyndicalisation systématisée des espaces du travail n'est pas attribuable à la seule «crise du syndicalisme». Elle traduit la perte de tout pouvoir de négociation des individus au travail. Ces stratégies trouvent une caisse de résonance particulièrement favorable à l'échelle transnationale.

L'histoire du syndicalisme est caractérisée par une constante au niveau des espaces nationaux: œuvrer à la formation d'une régulation sociale publique à travers une action sociopolitique axée sur la mise en place d'un droit du travail public. Dans l'ensemble des sociétés industrielles, ce dispositif a permis, sous diverses formes, la pérennisation de l'action syndicale à travers l'institutionnalisation du mouvement syndical et la préservation juridique des «acquis sociaux» par la négociation institutionnelle. Or, sur le plan international, des indicateurs de plus en plus nombreux montrent une orientation de l'action syndicale en rupture avec celle qui a historiquement caractérisé le mouvement syndical, toutes tendances doctrinales confondues. Comment expliquer cette fracture, dans les pratiques et les discours syndicaux, entre les stratégies nationales et les dimensions internationales de l’action syndicale? Y a-t-il des facteurs externes, hors de portée de ces stratégies, permettant de comprendre cette fracture? Ou faut-il stigmatiser les orientations politiques du mouvement syndical international (MSI) pour expliquer son incapacité à produire un discours, des modes de représentation et des pratiques d'action collective conséquentes face aux stratégies transnationales des entreprises?

La première partie de ce texte expose les grands enjeux que doit affronter le MSI dans le contexte d'une division internationale du travail soustraite de facto aux dispositifs de régulation de la conflictualité du travail tels qu'ils existent dans les espaces nationaux. La deuxième se focalise sur les accords transnationaux d'entreprise (ATE), y compris les accords-cadres internationaux (ACI) qui en constituent une grande partie. Ces accords s'imposent comme les principaux instruments actuellement à l'œuvre en matière de régulation internationale du travail. La troisième partie propose un bilan – nécessairement sommaire et provisoire – de la portée et des limites des initiatives prises par certains des principaux acteurs du mouvement syndical, notamment les fédérations syndicales internationales (FSI, voir la liste en annexe), instigatrices d'une grande partie de ces accords, en particulier des ACI dont elles détiennent, seules, la légitimité du paraphe syndical. La synthèse de ces perspectives montre comment ces dispositifs tendent, en dernière instance, à constituer un mode de régulation internationale du travail pour le moins ambivalent. Cela, en raison de certains de ses effets pervers rendant encore plus hypothétique la perspective, même embryonnaire, d'un droit du travail international public, objectif historique, s'il en est, de l'action syndicale internationale.

1. Les nouveaux enjeux de la division internationale du travail

Le syndicalisme est un phénomène sociohistorique dont la naissance et l'évolution sont, depuis la Révolution industrielle, inséparables de celles du capitalisme. Les grandes phases de transformation du syndicalisme ont chaque fois redéfini son rôle sociopolitique, de même que l’équilibre des forces dans le rapport travail/capital. La globalisation économique et l’accélération des échanges commerciaux ont progressivement affecté ces rapports dans leurs réalités locales et nationales, mais surtout au niveau, global, des mécanismes internationaux de régulation, là où l’absence du troisième acteur, l’État, n’est pas sans conséquences. Les contrecoups qui en découlent sur les dynamiques syndicales, nécessairement nationales, varient selon les régions du monde.

De nombreuses études ont souligné ces dernières années les transformations des modes d'organisation du travail. Si des divergences y subsistent quant à la nature des nouvelles formes d’organisation du travail ou de ce qui est aussi qualifié de « travail atypique », un constat commun demeure: celui de la réduction substantielle du taylorisme en tant que mode d'organisation du travail presque monopolistique ainsi que de ses corollaires en matière de rapports collectifs du travail. Ces derniers étant les vecteurs des identités professionnelles des collectifs du travail attachés d'abord au taylorisme historique et ensuite au compromis fordiste qui en ont pérennisé la vigueur entre le New Deal et la crise des années 1970. Ces trente dernières années ont consacré la quasi-disparition du taylorisme des processus productifs des capitalismes du Nord par la cession systématisée de leurs activités industrielles et de services vers les pays émergents, là où le capitalisme industriel a développé une nouvelle vigueur historique, notamment en raison de la quasi-absence de toutes formes coercitives d'encadrement juridique de la conflictualité du travail.

Une réalité prend donc forme concernant le travail à l'échelle internationale: le développement fulgurant du taylorisme et de ce «nouveau» capitalisme industriel qui a affecté non seulement les pays dits émergents mais progressivement l'ensemble des pays du Sud, faisant de ces derniers, cette «armée de réserve du capital» autrefois évoquée par Marx. «Nouveau» parce que ce capitalisme se distingue du capitalisme industriel historique en ce sens que l'histoire du travail et celle du syndicalisme ne s'y confondent pas. Ce «nouveau» capitalisme s'accommode mal de toute forme de régulation institutionnelle coercitive du travail et, encore moins, de l'action syndicale qui l'accompagne. Nombreux sont les exemples de pays – émergents ou non – où ce capitalisme industriel a-historique a pris une proportion telle que leur poids économique sera plus lourd que celui jusque-là dominant des pays dits du G8. Ce caractère transnational traduit une figure nouvelle de la division internationale du travail caractérisée avant tout par des réseaux de production transnationaux inégalement répartis sur la planète et répondant aux seules exigences des entreprises transnationales (ETN). « Je définirais la globalisation comme la liberté pour mon groupe d’investir où il veut, le temps qu’il veut, pour produire ce qu’il veut, en s’approvisionnant et en vendant où il veut, et en ayant à supporter le moins de contraintes possibles en matière de droit du travail et de conventions sociales [1]. »

Tout se passe donc comme si cette logique d'externalisation tend à rendre caducs non seulement les modes de régulation nationaux du travail mais également les capacités de l'action syndicale en matière de représentation et de négociation des rapports collectifs du travail. Ou encore comme si les causes prennent une configuration internationale, mais avec des effets (de dérégulation) dont les réalités sont bel et bien nationales. Face à des stratégies de gestion déployées par les entreprises à l'échelle internationale, l'action syndicale demeure naturellement caduque en raison de sa subordination au mode d'encadrement juridique des relations du travail des États. Le «droit international du travail», ou tout au moins certains de ses acteurs fondateurs, peuvent pourtant se prévaloir d'une longue histoire, qui remonte au moins à la naissance de l'Organisation internationale du travail [2] (OIT) en 1919.

Quelles sont les principales conséquences de cette dynamique en matière de «droit international du travail» ? Quel état des lieux peut-on dresser des différentes tentatives entreprises jusque-là, notamment par les «acteurs sociaux internationaux», en termes de régulation de la conflictualité du travail sur le plan international ?

2. La régulation internationale du travail et ses limites: «droit mou» et rapport travail/capital déséquilibré

Évoquer l'idée d'une «régulation internationale du travail» tient moins du constat des faits que de la perspective à laquelle aspirent certains acteurs de ce «dialogue social international» régulièrement promu par l'OIT, mais dont la seule définition donnée vise à servir de référence aux dialogues… nationaux. « Le dialogue social inclut tous types de négociation, de consultation ou simplement d’échange d’informations entre les représentants des gouvernements, des employeurs et des travailleurs ». C'est dans cet esprit qu'elle confie à son organe exécutif, le Bureau international du travail (BIT), la fonction suivante :

Le BIT entend aider les États Membres à mettre en place ou à renforcer les cadres légaux, les institutions, les dispositifs ou les processus de dialogue social bipartite ou tripartite dans les États Membres. Il entend également promouvoir le dialogue social au sein des États Membres ou des groupements régionaux ou sous-régionaux pour favoriser l’établissement d’un consensus, le développement social et économique, et promouvoir la bonne gouvernance.

Au regard de cette organisation internationale, considérée comme une des principales sources productrices du droit international du travail, l'État demeure donc la référence majeure, sinon exclusive, de toute forme de dialogue social.

Face à la poussée de la mondialisation et des grands espaces commerciaux continentaux comme ceux de l'Union européenne, l'ALENA, ou le Mercosur, se sont adjoints à ces cadres juridiques des dispositifs visant la création d'espaces de négociation sociale transnationaux et régionaux. Les ambitions de ces cadres demeurent pour le moins modestes. Il en est ainsi de l'Accord nord-américain de coopération dans le travail (ANACT), pour l'ALENA, de la Déclaration sociale et du travail de Montevideo pour le MERCOSUR ou de la Charte des droits fondamentaux pour l'Union européenne.

Constat: le droit international n’offre pas, en matière de relations du travail, d’encadrement juridique imposant des normes comparables à celles élaborées par les États dans leur souci de réguler la conflictualité du travail.

Les conventions internationales

Si l’on considère, d'un point de vue sociologique, que les deux principaux repères sociohistoriques de l’institutionnalisation nationale du mouvement syndical renvoient au droit d’association et au droit de négociation, sur le plan international, deux références, produites par l'OIT, peuvent être repérées actuellement: la convention nº 87 (1948) concernant la liberté syndicale et la protection du droit syndical et la convention nº 98 (1949) portant sur l’application des principes du droit d’organisation et de négociation collective. Aucune des deux ne prévoit, sur le plan transnational, de conditions juridiques de représentativité permettant aux organisations syndicales (OS) d’assurer la représentation collective, à l’instar des modes d'encadrement juridique des relations du travail nationaux («accréditation» au niveau de l’entreprise, de l’établissement, sur les plans sectoriel, catégoriel, professionnel ou autre). Comme toutes les conventions de l'OIT, leur vocation se veut internationale, mais elles s'adressent à des États: paradoxalement, ces deux conventions ont une portée essentiellement… nationale.

S'agissant du droit d’association, la C-87 reconnaît (art. 5) le droit des travailleurs et des employeurs de s’affilier à des organisations internationales. Cependant, concernant le droit de négociation collective, les dispositions de la C-98 ont été conçues pour s’appliquer avant tout au principe de la négociation nationale. Dans plusieurs pays occidentaux, les exemples ne manquent pas qui montrent toute la portée nationale de ces conventions, ces dernières ayant été très souvent utilisées comme références juridiques pour invalider des lois ou des projets de législation sur le travail [3]. Concernant les pays du Sud, plusieurs responsables syndicaux rencontrés insistent sur la vocation nationale de ces conventions en ce sens qu'elles constituent aussi pour leurs OS des moyens juridiques efficaces pour faire respecter les droits d'association et de négociation.

La vocation nationale de ces conventions est d'autant plus claire que n’y figure pas la moindre indication établissant les conditions de représentativité des OS dans un contexte de négociation collective multinationale ou, encore moins, transnationale. Faut-il préciser que dans la plupart des systèmes de relations industrielles, les critères et les conditions de la représentation collective sont garantis par l'État. Tout se passe comme si la vocation nationale de ces conventions était balisée pour éviter précisément un empiètement sur les prérogatives des États en matière de représentativité.

La multiplication, ces dernières années, des ATE montre, paradoxalement, le pragmatisme de certaines composantes du MSI qui, ce faisant, peuvent déjà se prévaloir d'un nombre critique de cas dont l'instrumentalisation pourrait contribuer à l'encadrement juridique du dialogue social international. Le chemin demeure long cependant entre ce corpus et la validité jurisprudentielle dont il pourrait faire l'objet comme ensemble de pratiques suffisamment reconnues, en droit, pour y être incorporées en tant que «coutume internationale». En tout état de cause, force est de constater que les  conventions et recommandations de l'OIT figurent toujours parmi les sources principales du droit international public du travail. À ce constat se conjugue celui des limites inhérentes à la nature même de ces sources – caractérisée par un défaut de dispositifs de mécanismes d’application de leurs dispositions – et au processus qui les a produites, incertain et cahoteux en raison du faible taux de ratification des conventions par de nombreux États.

Les déclarations de principe

Face aux mutations du travail et aux stratégies de gestion des entreprises qui en sont à l'origine, les structures d’encadrement juridique des relations du travail sont demeurées réduites, hormis quelques dispositifs rares et imparfaits. Il y a, notamment, la déclaration des principes tripartite de l’OIT sur les entreprises multinationales et les politiques sociales - adoptée en 1977 et modifiée en 2007 – et le corpus des principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales. La première se présente comme un instrument de portée universelle proposant des « principes destinés à guider les entreprises multinationales, les gouvernements, les employeurs et les travailleurs dans les domaines tels que l’emploi, la formation, les conditions de travail et de vie ». Comme l'indiquent leurs libellés, les seconds sont destinés aux entreprises multinationales, mais ils se présentent sous forme de « recommandations non contraignantes adressées aux entreprises par les gouvernements qui y ont souscrit. Leur objectif est d'aider les entreprises multinationales à agir en conformité avec les politiques gouvernementales et les attentes de la société. » Ces sources promeuvent des codes de conduite à adopter sur une base volontaires.

L'ensemble de ces mécanismes tend à former ce droit mou si caractéristique, aux yeux de la plupart des observateurs, du droit international du travail [4].

D'aucuns associent le développement de ces mécanismes visant la mise en place d'un droit mou au développement concomitant des dispositifs privilégiant essentiellement les droits fondamentaux dont l'adoption fait converger plus aisément les parties (États et ETN) vers le consensus, au détriment de véritables dispositions juridiques encadrant de façon contraignante les obligations de l'employeur à l'échelle transnationale. En termes de droit international public du travail, l'accent est ainsi exclusivement mis sur les droits fondamentaux.

Bien que l'engagement des ETN au respect de ces droits constitue en soi un pas en avant en matière de régulation, ses retombées demeurent aléatoires, car assujetties aux choix de gestion conjoncturels des entreprises. Les limites de ce type d'engagement se manifestent à travers plusieurs indicateurs. Il y a d'abord la non-participation des travailleurs à un dispositif univoque sur le plan décisionnel: plutôt que de constituer un facteur d'équilibre du rapport employeur-employé, il élargit les prérogatives d'autorité et de gestion des directions et réduit de facto l'espace potentiel de la négociation collective. À cet avantage stratégique tangible s'ajoute celui, pour les ETN, de renforcer ce qu'il faut bien appeler un processus de privatisation du droit international du travail. Cette stratégie de l'engagement unilatéral, par le biais des codes de conduites par exemple, produit donc trois avantages majeurs. Elle contribue à l'amélioration de l'image de marque de l'ETN, elle diminue sensiblement le champ de la négociation collective et, sous le couvert même de la volonté affichée de régulation de la conflictualité du travail et de protection des salariés, elle prive ces derniers de tout droit de regard ou, encore moins, de négociation.

3. Vers un droit international du travail privé ?

Prenant acte des limites d'un tel rapport de force, les OS internationales ont réorienté leur action collective vers une autre stratégie permettant l'expression des salariés par le biais d'une certaine forme de négociation collective: celle des accords transnationaux d'entreprises (ATE). Les premières expériences de négociation transnationale au niveau de l'entreprise remontent au début des années 1970, notamment dans les secteurs de la métallurgie, de la chimie et de l'alimentation. À cette volonté syndicale se conjugue celle des ETN, dont certaines veulent réduire les impacts des nombreuses campagnes d'opinion engagées contre elles, visant à éviter la formation d'une instance mondiale où le MSI bénéficierait d'un rapport de force plus favorable. Un exemple de ce repositionnement est celui d'une sorte de convention atypique, signée en 1989 entre le groupe Danone et l'UITA, prévoyant un engagement de l'entreprise transnationale en matière de droits sociaux minimaux. S'étant développé surtout en France jusqu'à la fin des années 1990, ce type d'entente se multiplie en s'élargissant à l'Europe du Nord d'abord et à l'ensemble de l'Union européenne ensuite, avant de prendre une dimension internationale plus étendue [5].

Leur nature hybride et leurs variantes parfois très éloignées les unes des autres, en contenu comme en forme, font que ces accords sont loin de présenter le caractère a priori homogène que leur confère le terme abusif d'accords-cadres internationaux (ACI). Aucun de ces accords ne ressemble à un autre. Ils ont fait l'objet de nombreuses typologies (Léonard, Sobczack, 2010), mais il est possible de les catégoriser grossièrement en trois sous-ensembles. Il y a d'abord les accords répertoriant les engagements des ETN en matière de droits sociaux, d'environnement, de gouvernance (lutte contre la corruption surtout). Ensuite, ceux qui se focalisent sur les conditions du dialogue social international, et enfin les accords dont l'ambition tient surtout des codes de conduite et des engagements unilatéraux des ETN, n'eût été leur signature par une FSI. Si un point est commun aux ACI, ce serait celui d'être paraphés par une fédération syndicale internationale (FSI), ainsi que le stipule une entente entre la Confédération syndicale internationale (CSI) et les FSI, une entente revue et renforcée en janvier 2007 par la formation du Comité des syndicats mondiaux [6] (CSM), à l'initiative de la direction de la CSI.

Autre point commun aux ACI, que stigmatisent nombre d'observateurs et d'OS (Léonard, Sobczack, 2010), c'est leur «manque de mordant [7]». Les ACI ont ceci de spécifique qu'ils sont signés par une FSI [8], sinon rien ne les distingue des autres ATE. Quoi qu'il en soit, dans la totalité des ATE (y compris les ACI), les OS signataires sont toujours nationales et relèvent de la même nationalité que celle du siège de l'ETN. D'où l'importance déterminante du système de relations du travail de l'État réceptacle de ces accords.

Au-delà de l'entente entérinée par la constitution du CSM et de la reconnaissance de ses acteurs auprès de l'OCDE – par le bais de la CSC [9] –, la légitimité des FSI en tant que parties prenantes dans les ATE et dans la négociation sociale internationale est d'abord attribuable au caractère historique de l'action menée par ces organisations qui ont, dès la fin du XIXe siècle, pris l'initiative de la représentation syndicale à l'échelle internationale. À cette légitimité historique se greffe une légitimité institutionnelle acquise tout au long du XXe siècle, notamment dans le contexte des activités de l'OIT.

Une autre limite des ATE est celle de la représentation des employeurs qui sont signataires de ces accords (y compris les ACI) à titre individuel. En tout état de cause, il n’existe pas de représentation collective par le biais d'organisations internationales d’employeurs, ces derniers ayant jusque-là systématiquement refusé une représentation internationale dans la mesure où elles tiennent à ce que les négociations soit engagées au niveau des entreprises. Il faut donc bien prendre acte de cette asymétrie juridique qui caractérise l'ensemble des ATE, y compris les ACI.

Le cas de l'Europe, zone de prédilection des ATE, montre que, à la différence des niveaux interprofessionnel et sectoriel, il n’existe pas de législation codifiant la négociation collective transnationale au niveau de l’entreprise qui attribuerait une validité juridique aux ATE. Citons à cet effet un inventaire de la Commission européenne (2008) recensant 147 ATE signés jusqu’en 2007 dont plus de la moitié (75) peuvent être considérés comme des accords européens (Da Costa et Rehfeldt, 2009). La plus grande partie (54) a été signée ou cosignée par un comité d'entreprise européen. Onze accords ont été cosignés par une fédération syndicale européenne (FSE) et cinq par une FSE seule.

Conclusion

Il faut bien admettre que le développement des modes privés de régulation internationale du travail n'est pas récent, son développement ayant été déjà largement porté par l'adoption des codes de conduite unilatéraux (O’Rourke, 2003). Cette tendance pose de nombreux problèmes et inquiète sérieusement le mouvement syndical en raison des impacts directs de ces modes de régulation en termes d’élargissement des zones de pouvoir des ETN et de restriction des espaces futurs de négociation collective. D’où la tendance concomitante des OS à renforcer également cette tendance vers la privatisation des processus d’élaboration du droit international qui relevaient habituellement des activités de l’OIT.

Au-delà de leur sujétion au droit privé, ces accords ont des substrats juridiques dont la portée minimaliste fait qu'ils ne peuvent être considérés comme un cadre à la négociation collective internationale. Ces substrats ne sont en rien comparables à ceux des conventions collectives consacrées par les systèmes nationaux de relations industrielles.

Certains observateurs ont, hâtivement, perçu les ATE – particulièrement les ACI – comme le signe d’un «renouveau syndical» dans la mesure où ils apparaissent comme un prolongement international des formes nationales de l'action syndicale. Les constats évoqués ici montrent que c'est loin d'être le cas. Pour d'autres, la reconnaissance des FSI, comme interlocuteurs légitimes dans la signature des ATE, les conduit à voir dans ces accords rien de moins qu'une «plate-forme pour les relations industrielles internationales» (Hammer, 2005). Dans un cas comme dans l'autre, ces points de vue ne peuvent avoir de sens que dans le cadre d'un espace-monde régi par un véritable droit international public du travail et non dans celui d'un espace international formé par la coexistence de plusieurs espaces… nationaux. Les constats exposés ici montrent qu'il y a loin de la coupe aux lèvres et que de tels accords sont loin de se présenter comme un cadre de négociation collective internationale.

Il est vrai que la spécificité des ATE tient au fait qu'ils consacrent l'aboutissement de la volonté politique du MSI pour qui : « En fait, les accords-cadres doivent se voir davantage comme des relations de travail à l’échelon mondial plutôt que comme relevant de la responsabilité sociale des entreprises, bien que la signature d’un accord-cadre soit une manière importante pour l’entreprise de démontrer que son comportement est socialement responsable » (CISL, 2004: 102). C'est dire toute l'ambivalence du discours syndical même, émanant des principales instances du MSI. Comment expliquer l'incapacité de ce dernier à s'orienter résolument vers la revendication et la construction d'un véritable système de relations du travail cosmopolitique, dont l'avènement ne peut passer que par la formation d'un droit international du travail résolument public? La question se pose d'autant plus que son caractère récurrent est désormais manifeste dans les rencontres tenues par les instances du MSI, au sein de ses propres structures (Bourque, 2008) comme dans celles des autres enceintes de prise de décision afférentes comme l'OIT, l'OCDE ou même la Banque mondiale où il a acquis un statut d'observateur.

Plusieurs raisons, d'ordre sociohistorique essentiellement, expliquent ce discours et les pratiques syndicales dont il légitime les choix sur le plan international (Soussi, 2010). Expliciter ces raisons reviendrait à déconstruire les logiques d'action et la rationalité qui ont jusque-là sous-tendu les dimensions internationales de l'action syndicale, notamment à partir de la résolution tardive des principales composantes du mouvement syndical international de prendre acte de la fin de la guerre froide à Vienne en 2006.

Bibliographie

- Bourque, Reynald. 2008. «L’action syndicale internationale et transnationale dans le contexte de la mondialisation», Nouvelles pratiques sociales, vol. 20, n° 2, 2008, p. 37-51.
- CISL. 2004. Guide syndical de la mondialisation, 2ème Bruxelles.
- Da Costa, Isabel et Rehfeldt, Udo. 2009. «Au-delà des frontières : l'action syndicale au niveau international», Sociologies pratiques, no19/2,  p. 83-96.
- Hammer, Nikolaus. 2005. «International Framework Agreements : Global Industrial Relations Between Rights and Bargaining», Transfer 4/05 11 (4) (Winter) p. 511-530.
- Léonard, Évelyne et Sobczack, André. 2010. «Les accords transnationaux d’entreprises et les autres niveaux de dialogue social», Courrier hebdomadaire, N° 2050-2051, Centre de recherche et d'information sociopolitiques (CRISP) Bruxelles.
- Moreau. Marie-Ange. 2006. Normes sociales, droit du travail et mondialisation. Confrontations et mutations. Paris, Dalloz.
- Soussi, Sid Ahmed. 2010. «L'action syndicale internationale et son ambivalence face à la dérégulation du travail: vers un droit international privé?» Cahiers de recherche du CRISES, Collection Études théoriques N° ET1009, Montréal, Centre de recherches sur les innovations sociales, UQAM.


Abréviations
ACI – Accords-cadres internationaux
ATE – Accords transnationaux d'entreprise
ETN – Entreprises transnationales
FSI – fédérations syndicales internationales
MSI – Mouvement syndical international
OS – Organisations syndicales

Liste des fédérations syndicales internationales
FIJ – Fédération internationale des journalistes
FIOM – Fédération internationale des organisations des travailleurs de la métallurgie
FITTHC – Fédération internationale des travailleurs du textile, du vêtement et du cuir
FMTI – Fédération mondiale des travailleurs de l’industrie
IBB – Internationale des travailleurs du bâtiment et du bois 
ICEM – Fédération internationale des travailleurs de la chimie, de l’énergie, des mines et des
secteurs connexes
ISP – Internationale des services publics 
UIM – Organisation internationale de l’énergie et des mines
UITA – Syndicat international de l’Association des travailleurs de l’alimentation, de l’agriculture, du secteur HORECA, du tabac et des secteurs connexes
UNI – Union Network International.

__________________________________

[1] Dixit le président de l'entreprise transnationale ABB, cité par Gélinas (2000: 43).
[2]
  Même si cette organisation voit le jour dans la foulée du traité de Versailles qui y voyait un instrument de «paix et de justice sociale», il n'en reste pas moins qu'à sa formation a été étroitement associée une des premières fédérations syndicales internationales, formée en Europe en substitution à un secrétariat international rassemblant les plus importantes confédérations syndicales européennes. Certaines fédérations sectorielles remontent à 1889, alors même que les organisation syndicales nationales ne se formeront que plus tard, comme la CGT (France) en 1895. En 1913, trente-trois secrétariats professionnels internationaux (SPI, rebaptisés FSI en 2002) sont déjà en place, qui œuvreront à la formation de l'OIT.
[3]
  À l'exemple des deux cas suivants. Celui sur la loi 30 au Québec (Confédération des syndicats nationaux c. Québec (procureur général), Droit du travail express (D.T.E). 2008T-2/Cour Supérieure, vol. 27, no 1. Et celui sur les services de santé de Colombie-Britannique (Health Services and Support-Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie-Britannique, C.S. Can., 2007-06-08).
[4]
  Les expressions hard law et soft law renvoient respectivement aux normes coercitives (sujettes à sanctions) contenant des dispositions obligatoires et des normes non contraignantes dont le respect est volontaire.
[5]
  En juillet 2006, 44 des 49 accords engagent des ETN européennes (Descolonges, Saincy, 2006). Depuis, la comptabilité exacte de ces accords pose problème en raison des critères choisis pour les répertorier. Entre 1989 et 2002, 35 accords sont signés, 35 en 2004, 44 en 2005 et 49 en juillet 2006.
[6]
  Ce CSM est également appelé Conseil des Global Unions et regroupe la CSI, la CSC-OCDE, et les FSI
.
[7]
  Expression reprise par plusieurs responsables syndicaux dans des entretiens réalisés lors des «trois congrès» (dissolution des CISL et CMT et fondation de la CSI, à Vienne en 2006). «Un ACI ça a autant de dents qu'un bébé de six mois!» avait noté l'un d'entre eux, dirigeant d'une OS sectorielle du Sud, membre de la FIOM, une FSI pourtant signataire, jusque-là, du plus grand nombre d'ATE.
[8]
  Les FSI ne sont pas mandatées pour négocier des ATE et elles délèguent cette prérogative aux OS nationales affiliées sur la base de règles pour le moment encore informelles, à l'exception de la FIOM et de l'UNI qui se sont dotées de critères précis pour l'attribution de ces prérogatives de signature d'ATE (Seguin, 2006; Léonard, Sobczak, 2010). En Europe, une grande partie (53 en 2010) des ATE est signée par des OS nationales (29), des comités d'entreprise (15) et des fédérations syndicales européennes (9), les FSI ayant endossé la signature de 63 ATE à vocation mondiale (Léonard, Sobczak, 2010).
[9]
  Commission syndicale consultative auprès de l'OCDE ou Trade Union Advisory Committee (TUAC).

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