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Volume 2, no 3
Les sources de l'AÉCG : le libre-échange fidèle à lui-même

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Les sources de l’AÉCG : le libre-échange fidèle à lui-même


Par Claude Vaillancourt
Coprésident d’Attac-Québec


Lors du débat télévisé de la campagne électorale de 2007, Jean Charest a dévoilé sa vision de l’avenir. Il voyait le Québec au centre d’un vaste espace économique qui s’épanouirait de trois manières. D’abord par un plan Nord qui permettrait le développement des vastes zones septentrionales de notre province. Puis par un accord de libre-échange entre le Québec et l’Ontario. Et enfin par un second accord de libre-échange négocié avec l’Union européenne. Tout cela, ajouté à l’ALENA, donnerait au Québec une place stratégique au cœur des échanges commerciaux entre le Canada, les États-Unis et l’Europe.

On a constaté par la suite que le plan Nord était en vérité vide, même si l’intention d’aller chercher le plus grand nombre de ressources naturelles dans cette région reste confirmée. Un Accord de commerce et de coopération a bel et bien été signé entre le Québec et l’Ontario, mais sans débat public. Les provinces canadiennes ont, quant à elles, signé un Accord sur le commerce intérieur (ACI), lentement construit depuis 1994, et le Canada a négocié à son désavantage l’accord Buy American avec les États-Unis, ouvrant de nombreux marchés publics aux entreprises étatsuniennes sans obtenir une contrepartie équivalente de son partenaire.

Les accords de libre-échange combinés forment ainsi une grande toile qui inclut toujours un plus grand nombre de secteurs de l’économie sans qu’aucun réel bilan ne soit fait de ces entreprises, sans que l’on prenne la peine d’informer sérieusement les citoyens à la fois sur l’état des négociations et les conséquences de pareilles ententes. Les liens entre ces accords sont le plus souvent difficiles à établir : négociés séparément (mais souvent par les mêmes équipes), ils mènent à des ententes complexes, qui recoupent les mêmes secteurs, avec de nombreuses variations. Chose certaine, par un effet de spirale, les gains de l’un se reconduisent dans un autre, dans le but d’en arriver à une marchandisation toujours plus élaborée des biens et services.

L’accord de libre-échange entre le Canada et l’Union européenne, ou Accord économique et commercial global (AÉCG), est en voie de se réaliser et s’ajoutera à cette savante construction. En avril prochain, sept séances de négociations auront été menées. Si tout va comme prévu, le processus de ratification devrait s’amorcer au printemps 2011 et l’accord pourrait être conclu avant la fin de l’année 2011.

L’idée d’un accord de libre-échange entre le Canada et l’Europe n’est pas nouvelle. Elle s’inscrit dans les ambitieux objectifs des gouvernements des années 1990 d'étendre le libre-échange le plus largement possible. Selon le journaliste Bernard Leduc, de Radio-Canada, le concept d’un accord avec l’Europe «avait déjà été proposé, en vain, à deux reprises par l'ex-premier ministre libéral Jean Chrétien».

Un premier projet

Un sommet Canada/UE tenu à Ottawa le 19 décembre 2002 permet de préciser la nature d’une première version de l’accord. Le site du gouvernement canadien mentionne que l’on cherche à «élaborer un nouveau type d’accord bilatéral axé sur l’avenir et de large portée, visant à renforcer le commerce et l’investissement (ARCI)». Les objectifs visés se rapprochent beaucoup de ceux de l’AÉCG : ils sont particulièrement ambitieux et les négociations comprennent la coopération en matière de réglementation, le commerce des services, les entrées temporaires, la reconnaissance des qualifications professionnelles, les services financiers, le commerce électronique, les marchés publics, la facilitation des échanges, l’investissement, la concurrence, le développement durable, les droits de propriété intellectuelle, la coopération scientifique et technologique, les petites et moyennes entreprises, le règlement des différends et arrangements constitutionnels.

La majorité, sinon la quasi-totalité, de ces matières se retrouvent négociées dans l’AÉCG, parfois sous d’autres dénominations. Curiosité : ce projet d’accord parle de «consultation de la société civile», qui vise à établir un dialogue avec des organisations représentatives d’intérêts divers :  « Un tel dialogue pourrait comporter divers mécanismes de consultation pour encourager la participation directe de représentants des organisations non gouvernementales, des associations d’entreprises ou d’autres groupes d’intérêts particuliers ou sectoriels à des débats relatifs à tout un éventail de questions commerciales horizontales et de dossiers connexes. » Il est évident que cette belle intention n’a pas été respectée dans le cadre de l’AÉCG et que les seules organisations de la société civile invitées à donner leur avis ont été les associations de patrons.

Les négociations ont été lancées à Bruxelles en mai 2005, mais l’ACRI a été abandonné après trois séances de négociations. Les deux parties considéraient que cet accord faisait double emploi avec les négociations entreprises à l’OMC : « Le Canada et l’UE ont décidé d’un commun accord en mai 2006 qu’il serait plus opportun d’observer une pause dans les négociations sur l’ARCI à ce stade et d’attendre le résultat du cycle de Doha de l’OMC avant d’aller plus loin. » Le cycle de Doha s’est bel et bien effondré en juillet 2006. Il est curieux de constater que cette décision a été prise alors qu’on ne donnait déjà pas cher de l’avenir du cycle de Doha. En fait, selon les observateurs, il semble surtout que les offres canadiennes n’étaient pas suffisantes pour les Européens. Comme le dit Scott Sinclair : « deux questions ont retardé les pourparlers : 1) les fonctionnaires fédéraux canadiens étaient hésitants à s’engager sur des questions de compétence provinciale et 2) les Européens s’opposaient à la « sélection aléatoire » et insistaient sur une entente globale et ambitieuse, ou absolument aucune [1] ».

La relance

Il faudra attendre deux ans avant que les négociations entre le Canada et l’Europe soient relancées. Des événements majeurs ont transformé la situation. La crise économique a beaucoup affaibli le partenaire étatsunien, si bien que les gens d’affaires considèrent désormais important de diversifier les partenaires économiques. Mais en vérité, l’accord entre le Canada et l’Europe relève surtout d’une politique de continuité. Jamais le libre-échange n’a été remis en question. Devant l’échec de la mise en place d’accords multilatéraux, la stratégie des pays occidentaux devient alors de négocier le plus grand nombre d’accords bilatéraux.

L’initiative du gouvernement du Québec a beaucoup joué dans la remise en marche des négociations. Mais il faut signaler que le projet d’accord convient particulièrement bien au milieu des affaires, tant québécois que canadien, qui n’a jamais cessé de le soutenir. Le 16 octobre 2008, soit plus de six mois avant le début des négociations, le Conseil canadien des chefs d’entreprise (CCCE) publiait sur son site Web un article où les dirigeants d’entreprise du Canada réaffirmaient « leur vigoureux appui à la conclusion d’une ambitieuse entente de partenariat économique entre le Canada et les 27 États membres de l’Union européenne (UE) ». Ce texte, plus qu’une prise de position, était un véritable programme pour les négociations qui reprend et précise les intentions de l’ACRI. Thomas d’Aquino, président du CCCE, dégageait les priorités à établir :

 •  l’élimination de toutes les barrières tarifaires et non tarifaires restantes;
 •  l’ouverture des marchés financiers et d’autres services à tous les niveaux;
 •  un meilleur accès réciproque aux achats publics;
 •  des mesures assurant la mobilité de la main-d’œuvre et des fournisseurs de service qualifiés, ainsi que des progrès rapides vers la reconnaissance mutuelle des qualifications professionnelles;
 •  une meilleure protection de la propriété intellectuelle;
 •  un accord de libéralisation des services aériens;
 •  une entente énergétique et environnementale durable, y compris des mesures pour stimuler le développement technologique et encourager une plus étroite collaboration Canada-UE dans les négociations internationales sur le changement climatique;
 •  un ambitieux accord de coopération en matière de réglementation assorti d’un engagement à agir dans les secteurs prioritaires;
 •  la convergence accélérée de la politique en matière de concurrence et de l’administration de la fiscalité;
 •  un mécanisme complet de résolution des différends entre États qui serait exécutoire.

Ce que nous connaissons de l’état des négociations de l’AÉCG nous montre que ce projet est largement en voie de se réaliser.

Un article de Jean-Benoît Nadeau [2] montre bien les liens serrés entre Jean Charest et le milieu des affaires. Cet article attribue à Jean Charest le mérite de lancer l’accord, sans mentionner les précédentes tentatives. Les grands patrons ont fait pression sur le premier ministre pour qu’il soutienne fermement cet accord. Tout en chantant les louanges de Jean Charest d’avoir été si audacieux dans la défense des intérêts du Québec, sur un ton clairement propagandiste, le journaliste raconte assez méticuleusement «trois années de tractations» qui ont mené aux négociations entre l’Europe et le Canada. Ainsi, l’article explique le rôle de Christos Sirros, délégué du Québec à Bruxelles, qui «fera le lien entre Jean Charest et les PDG» en 2006. Il mentionne un dîner qui rassemble «une douzaine de vice-présidents aux affaires intergouvernementales de sociétés telles Alcan, Bombardier, BCE», ainsi que des rencontres au Forum économique de Davos. L’article reste muet toutefois sur la présence de Power Corporation et de Paul Desmarais, dont les intérêts dans les secteurs des assurances, des médias, de l’eau et du pétrole s’alignent parfaitement avec la signature d’un accord comme l’AÉCG. On retrouve cependant Power Corporation parmi le «lobby influent» qui a soutenu le projet d’un accord entre le Canada et l’UE mentionné par le journaliste Bernard Leduc de Radio-Canada [3].

Si le Québec défend cet accord de façon si prosélyte, c’est qu’il croit y trouver un grand intérêt. Une présentation Power Point du gouvernement du Québec intitulée Le nouvel espace économique du Québec (non datée) en explique clairement les enjeux. Selon le document, « les exportations du Québec vers les États-Unis, de loin son premier partenaire commercial, ont plafonné, puis décru à leur niveau d’il y a dix ans ». On reprend donc cette inquiétude déjà mentionnée du milieu des affaires devant la baisse des échanges commerciaux avec notre voisin. Le marché européen s’impose alors d’emblée, par sa relative proximité avec le Québec et parce qu’il est gigantesque.

Le gouvernement du Québec adhère aussi à cet accord pour des raisons idéologiques : « Dans un contexte de crise économique avérée, l’ouverture des négociations de cet accord envoie un signal sans équivoque au monde entier d’ouverture des marchés et de refus de l’option du repli protectionniste ». Selon les principes du néolibéralisme, le libre marché, naturellement bon, s’oppose au «protectionnisme», nécessairement mauvais, sans que l’on prenne la peine d’examiner ce qu’implique réellement chacun de ces deux termes. L’idée de bien paraître devant le «monde entier» semble plus importante que de peser le pour et le contre d’un choix de la politique économique qui aura des conséquences très larges sur les populations du Québec, du Canada et de l’Europe.

Le gouvernement québécois voit enfin dans cet accord une victoire diplomatique. «Cette négociation marquera un tournant dans la nature des relations fédérales-provinciales», a dit Pierre-Marc Johnson, négociateur en chef du gouvernement du Québec à la revue L’Actualité [4]. « Rappelez-vous que pour l’ALENA, les provinces faisaient antichambre. Maintenant nous sommes à la table. » Pierre-Marc Johnson a répété ses propos lors d’une conférence à l’UQAM le 29 octobre 2009, à laquelle assistaient deux membres du RQIC. Il a aussi ajouté que dans toute négociation, c’est «donnant donnant» et que tout était sur la table.

Cette attitude ne manque pas d’inquiéter. Les Européens, par exemple, ont transformé plusieurs de leurs services publics en société avec actionnaires (électricité, eau, poste, autoroutes à péage, transports). Pour obtenir l’accès au marché européen, les négociateurs ne seront-ils pas tentés de céder des services publics et des monopoles d’État – du moins partiellement – qui, on le sait, intéressent les grandes entreprises européennes œuvrant dans ces secteurs et qui se cherchent de nouveaux débouchés? Les entrepreneurs québécois ont, quant à eux, signifié à diverses reprises que ces marchés les intéressent.

Des consultations bien ciblées

Pour ne pas avancer à l’aveuglette, les négociateurs s’appuient sur un important Questionnaire relatif à l’accord économique global entre le Canada et l’Union européenne [5]. Les entreprises devaient entre autres identifier les «obstacles techniques au commerce» auxquels elles ont fait face : « Veuillez fournir le plus de détails possible, tels les produits visés, les règles et les règlements précis, les pays membres de l’UE et tout autre document pertinent. » Il semble clair que l’AÉCG, comme les autres accords du même type, vise d’abord et avant tout une importante déréglementation.

Le Canada et l’Union européenne ont commandé une imposante étude conjointe intitulée Évaluation des coûts et avantages d’un partenariat économique plus étroit entre l’Union européenne et le Canada. Cette étude se penche surtout sur la façon dont fonctionnent les deux partis et sur leurs engagements internationaux, notamment à l’OMC. Elle constate le faible niveau global des tarifs entre le Canada et l’UE (sauf dans certains secteurs). Par contre, elle « examine un ensemble de mesures non tarifaires qui, selon des parties intéressées du secteur privé, nuisent au commerce dans les cadres d’action tant canadiens qu’européens, telles que des approches réglementaires différentes au regard d’objectifs socio-économiques communs » (p.vi). Les obstacles au commerce sont donc clairement réglementaires plutôt que tarifaires. Le commerce des services est le plus atteint par ces réglementations.

Les Européens considèrent « que les marchés publics par les autorités canadiennes à tous les niveaux offrent les plus importantes opportunités pour les exportateurs et investisseurs européens » (p.ix). Les Canadiens voudraient un accès plus facile au marché européen pour des produits tels les aliments transformés, les produits agricoles primaires et les produits chimiques (p. 210). Ce qui laisse entendre que les Canadiens veulent tenter de s’attaquer aux barrières qui empêchent d’introduire des OGM en Europe, ou à la directive REACH concernant les produits chimiques. La question des OGM est d’ailleurs mentionnée explicitement dans le document : les représentants du secteur privé consultés par le Canada et l’Europe « ont fait ressortir l’importance de la conclusion éventuelle d’une entente visant à éliminer les obstacles non tarifaires au commerce des produits OGM entre l’UE et le Canada » (p.180).

La partie 4 du document, «Points de vue du secteur privé», rend compte des consultations de l’Europe et du Canada auprès des gens d’affaires sur les obstacles au commerce. Les résultats sont assez semblables à ce qui est développé dans l’introduction. De part et d’autre, les marchés publics restent les plus convoités. Assez unanimement, les tarifs douaniers, mêmes bas, sont blâmés ; on voudrait les voir réduits ou les supprimer. Les Européens sont mécontents des lois qui restreignent la propriété étrangère dans les télécommunications et aimeraient une ouverture du secteur des énergies renouvelables. Les Canadiens souhaitent une amélioration de la mobilité de la main-d’œuvre.

Une conception qui n’évolue pas

Il semble clair aujourd’hui que l’ensemble de ces documents préparatoires a nettement orienté les négociations. Mais la mise en place de l’AÉGC montre certains vices de base qui, eux, ne semblent pas être corrigés. Mentionnons d’abord l’absence totale de consultation de la société civile, à l’exception du milieu des affaires. À cela correspond le manque de transparence dans les négociations (que les négociateurs justifient tant par une «tradition» que par l’utilité de bluffer). Pourtant, un accord de ce genre ne concerne pas uniquement les grandes entreprises, mais la totalité de la population qui en subira les conséquences.

Ensuite, il est important de souligner l’embrigadement idéologique serré qui lie les négociateurs : seule est envisageable la plus grande ouverture des marchés, sans que jamais n’en soient étudiées les conséquences. Aucun retour sur les contrecoups des accords de libre-échange précédents n’a été fait, pas plus que l’on ne cherche à comprendre l’effet des ouvertures de marchés sur les travailleurs et les travailleuses. Les demandes de plusieurs représentants du mouvement social d’inclure des clauses sociales et environnementales n’ont pas été entendues. Les effets des déréglementations sur l’économie, malgré la crise qui sévit depuis 2008, n’ont pas été abordés.

L’AÉCG correspond à la poursuite de la logique des accords de libre-échange tels qu’ils ont été conçus dans les années 1990, et largement combattus par la société civile : l’ALENA, la ZLEA, les accords de l’OMC dont l’AGCS. On peut se demander comment l’Europe et le Canada en sont venus à négocier un pareil accord sans que l’on tienne compte de ce qui a évolué depuis quelques années : notons, entre autres, un discours plus critique envers le libre-échange, une crise qui a appauvri les populations et remis en cause certains principes de l’économie néolibérale, la volonté du mouvement social de se faire entendre sur les décisions qui concernent l’ensemble des populations.

___________________________________________ 

[1] Dans L’AÉCG est une menace pour les politiques d’approvisionnement et les services publics, Centre canadien de politiques alternatives, 2010.
[2]
  «Comment Jean Charest conquit l’Europe», L'Actualité, 1er novembre 2009.
[3]
  Op. cit.
[4]
  Jean Benoît Nadeau, op. cit.
[5]
  Les Européens ont aussi émis un semblable questionnaire.

 

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Canada/Union européenne : un accord économique pour qui ?
février 2011
L'une des particularités du projet d'entente Canada/Union européenne sera l'inclusion des provinces dans le processus de négociations parce que celles-ci s'occupent de secteurs particulièrement attirants pour les Européens : l'énergie, la santé, l'éducation, l'eau, la culture et de lucratifs marchés publics.
     
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