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Volume 1, no 1 |
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Les leçons de la crise: qui peut le mieux sauvegarder les biens publics ? |
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Pour télécharger en format PDF, cliquez ici Les leçons de la crise: qui peut le mieux sauvegarder les biens publics ?Denis ClercÉconomiste, éditorialiste à Alternatives Economiques
Nous voici rentrés dans une crise majeure et nul ne sait ni quand, ni comment nous en sortirons. Mais tous savent que, pour en sortir, il va nous falloir changer beaucoup de choses dans la gouvernance de nos économies. Non seulement pour sortir de la mauvaise passe dans laquelle la trop grande confiance à l'égard du caractère bénéfique du marché nous a mis, mais aussi pour relever les défis environnementaux que notre modèle de croissance a engendrés. Car, si nous devions « sortir de la crise » en renouant simplement avec ce modèle - une augmentation continue des quantités produites et des inégalités de conditions de vie, des prélèvements accrus sur les ressources naturelles et des rejets accrus de nos déchets dans l'environnement -, l'embellie risquerait fort de n'être que de bien courte durée, du moins à l'échelle d'une génération. Nous aggraverions en effet des problèmes environnementaux qu'il nous faut au contraire réduire de toute urgence. En ce sens, la crise actuelle est une chance : elle nous donne l'occasion de tout « remettre à plat », de pratiquer quelque chose qui pourrait être de l'ordre de ce que le dessinateur humoristique français Gébé (aujourd'hui décédé) préconisait lors de la « crise pétrolière » des années 1970, « on arrête tout, on réfléchit et c'est pas triste » et qu'il appelait « l'An 01 ». Un peu comme Saint Augustin s'écriant « Felix culpa » - bienheureuse faute qui nous a donné un tel rédempteur -, la crise pourrait être une bienheureuse opportunité si, en nous contraignant à changer ce qui ne marche pas, ou mal, elle nous amenait à passer à l'acte en vue d'arrêter cette course vers l'abîme qui caractérise jusqu'ici notre modèle de production. Mais, en même temps, ce double enjeu (économique et social aussi bien qu'environnemental) complique singulièrement une tâche qui, sur le seul plan économique, est déjà loin d'être simple. Dans une économie mondialisée, puiser dans l'arsenal keynésien classique des relances ne suffit plus pour sortir de la crise économique et financière, et pourrait même se révéler contre-productif pour sortir de la crise environnementale. Bref, il nous faut avancer largement à l'aveuglette, en veillant à ne pas tomber de Charybde en Scylla. Sans prétendre vouloir tracer ce que pourrait être le bon chemin - tâche qui requerra de nombreux échanges et de nombreuses expérimentations -, cet article a pour ambition de tirer quelques leçons, aussi bien théoriques que concrètes, de la situation présente et de mettre l'accent sur quelques opportunités qui s'offrent à nous. Des leçons à tirerDans une centaine d'années, les choses seront sans doute plus claires pour l'observateur qu'elles ne le sont aujourd'hui pour nous qui vivons « le nez dans le guidon », plus attentifs aux cailloux de la route qu'à la direction que nous prenons. Néanmoins, avec un minimum de recul, il est déjà possible de discerner le sens des évolutions observées depuis une vingtaine ou une trentaine d'années. Sans doute est-il trop présomptueux de vouloir en présenter une description détaillée, mais certains indicateurs clés suffiront à donner les tendances d'ensemble à gros traits. La première chose à souligner est que, en termes de croissance économique, jamais le monde dans son ensemble n'avait connu de progression aussi rapide que depuis le début des années 1990. Durant la dernière décennie du siècle passé, le rythme annuel moyen a été de 2,9%, et il est passé à 4,1% entre 2000 et 2007 inclus. Même durant ce que l'on a appelé les « Trente glorieuses » (celles durant lesquelles les pays d'Europe occidentale ruinés par la guerre se sont reconstruits puis ont rattrapé, ou peu s'en est fallu, les États-Unis), on n'avait pas enregistré un pareil rythme parce que la croissance d'alors était principalement axée sur ce rattrapage, tandis que les pays de ce que l'on appelait alors le « Tiers Monde » connaissaient des évolutions beaucoup plus lentes. Certes, une partie de ce résultat d'ensemble tient au fantastique essor des « BRIC » (Brésil, Russie, Inde et Chine), surtout depuis le début de la présente décennie, avec des rythmes moyens de l'ordre de 8% par an. Mais les pays exportateurs de matières premières (pétroliers ou non) ont vu leur croissance tirée par cette demande très dynamique (en Afrique, la croissance moyenne a été de 5,6% par an depuis 2000, soit le chiffre le plus élevé jamais observé sur ce continent), tandis que les pays de vieille industrialisation n'ont pas été à la traîne, avec des rythmes annuels de l'ordre de 2,5% malgré le ralentissement dû à l'explosion de la « bulle Internet ». Bref, tout semblait aller pour le mieux dans le meilleur des mondes... économiques. Car, bien entendu, l'envers du décor - les émissions de gaz à effet de serre aussi bien que le creusement des inégalités au sein de la plupart des pays -, bien que n'étant pas ignoré, n'était guère pris en compte dans les bulletins de victoire des institutions financières internationales, qui célébraient à l'envi les mérites de la mondialisation et du libéralisme comme accélérateurs de croissance et réducteurs de la pauvreté à l'échelle mondiale. Jamais autant de personnes n'avaient été en emploi, jamais autant de « richesses » n'avaient été produites, jamais autant de revenus n'avaient été distribués, et, en conséquence (le lien entre ces deux ordres de phénomène ne faisant de doute pour quiconque), jamais autant de pauvreté n'avait été éliminée dans les pays du Sud. Jamais, en somme, l'avenir du capitalisme - pardon, de l'économie de marché, car il existe des mots politiquement incorrects : mieux vaut parler de personnes âgées que de vieillards - n'avait semblé aussi radieux. Et, du coup, jamais l'analyse libérale ne s'était aussi bien portée. Puisque les faits semblaient sonner le triomphe du marché, la théorie ne devait pas être en reste. Dans ce petit monde de la théorie économique, les deux grands concurrents potentiels de Hayek avaient rendu les armes. Keynes parce que ceux qui se réclamaient de lui et se faisaient fort de relancer la dynamique des « Trente Glorieuses » au lendemain du choc pétrolier n'avaient, en réalité, relancé que l'inflation ; Marx parce que l'effondrement du socialisme réellement existant avait fait du capitalisme le seul horizon possible, donnant ainsi le coup de grâce à une analyse déjà très sclérosée et qui prétendait en outre que l'inverse devait prévaloir. Robert Lucas, un économiste états-unien (prix de sciences économiques de la Banque de Suède en mémoire d'Alfred Nobel en 1995) chef de file d'un courant de pensée dit des « nouveaux classiques », qui régna un temps - entre 1985 et 1995 - en maître sur l'analyse économique, affirmait en 1994 que « dans les séminaires de recherche, la théorisation keynésienne n'était plus prise au sérieux, l'assistance se mettait à bavarder et à rire. » Restait donc Hayek, chantre du marché autorégulateur et des vertus de la concurrence. Que les structures économiques réellement existantes soient très éloignées de l'idéal walrasien, que la concurrence soit très imparfaite et les agents économiques très mal informés, tout cela n'a aucune espèce d'importance pour ce vieil adversaire de Keynes qui reçut, en 1974, le prix de la banque de Suède en mémoire d'Alfred Nobel. Le mécanisme des prix finit toujours par faire son œuvre et par fournir une information qui, même approximative, même imparfaite, guidera peu à peu les innombrables agents économiques vers la solution la plus intéressante pour tous, tandis que la concurrence, un peu comme la marée, finira toujours par faire prévaloir le producteur qui aura su le mieux tirer parti de ses atouts. Dans un monde hayekien, il y a bien des victimes, et certaines peuvent même mourir sur le champ économique. Mais leur mort même ou les échecs lamentables de ceux qui se sont trompés et ont choisi les mauvaises voies rendent d'infinis services à tous les autres, qui ne répèteront pas les mêmes erreurs et seront donc amenés à faire de meilleurs choix ou à prendre de meilleures décisions. Le darwinisme économique permet de baliser les chemins du progrès et de délaisser ceux du déclin ou de l'inefficacité. Nul n'est en mesure d'en savoir autant que les millions d'acteurs économiques qui oeuvrent quotidiennement sur le marché, et ce dernier est le meilleur guide qui soit, pour peu que nulle institution ne prétende guider leurs choix et que les mêmes règles de « juste conduite » - le respect des contrats, de la propriété, des personnes, etc. - s'appliquent à tous. Ces trente dernières années, nous avons ainsi vécu dans un monde hayekien. Oh certes, l'État n'y avait pas la taille modeste et effacée que Hayek rêvait de lui assigner, et un peu comme dans une ville en évolution, il restait encore bien (trop) de constructions des temps antérieurs, qu'elles soient keynésiennes, comme les banques centrales, la protection sociale obligatoire et les déficits budgétaires, ou qu'elles soient marxiennes, comme l'existence de syndicats, de droit du travail ou de salaire minimum. Mais on juge une œuvre par sa dynamique autant que par sa situation à un moment donné et, incontestablement, depuis que Ronald Reagan et Margaret Thatcher avaient porté les premiers coups de boutoir, le travail libéral avait sensiblement avancé. Et les résultats étaient là ! Comme la théorie l'expliquait depuis Adam Smith, le marché transformait les multiples recherches par chacun de son intérêt individuel en une gigantesque avancée vers une société sans cesse plus prospère, sans cesse plus efficace, sans cesse plus innovante. En un mot, sans cesse plus heureuse. Les freins à la création d'entreprises étaient en voie de disparition, tout comme les entraves à la libre initiative, au libre commerce et au libre échange, tandis que l'impôt reculait, tout comme les innombrables actes prédateurs qui, sous prétexte d'une « justice sociale », ne sont en réalité qu'une « inepte incantation » (l'expression est de Hayek). Comme si empêcher le chat d'attraper des oiseaux était un pas vers un monde plus juste, alors que, en les attrapant, le chat permet d'éliminer une partie des oiseaux les moins aptes et libère de la nourriture pour ceux qui restent pour qu'ils puissent avoir une descendance ! Dans ce monde hayekien (au moins en devenir), s'estompaient peu à peu les souvenirs du grand traumatisme de la crise de 1929. Milton Friedman, autre grand héraut libéral, mais d'une école de pensée concurrente de l'école « autrichienne » (celle de Hayek), l'école « monétariste » qui (comme les nouveaux classiques de Robert Lucas) croit à la rationalité, au calcul, aux maths, à l'économétrie et aux modèles, avait déjà expliqué, statistiques et équations à l'appui, que cette crise était uniquement due aux erreurs d'une banque centrale qui, dans un premier temps, s'était montrée trop laxiste et avait accordé du crédit à tout va et, dans un deuxième temps, quand la Bourse s'effondrait, avait cessé de prêter au moment précis où il aurait fallu le faire. L'État et les bureaucrates qui se croient maîtres du monde alors qu'ils ne comprennent rien à rien, voilà les responsables de la crise, concluait Friedman, dont l'incontestable talent pédagogique et le prestige du prix de sciences économiques de la Banque de Suède en mémoire d'Alfred Nobel, décroché en 1976, ont fait merveille pour pousser la cause du libéralisme sur la scène politique. La crise, une conséquence du marché incapable de s'autoréguler? Allons, allons, soyez sérieux et regardez les faits : partout où le libre marché progresse, partout la richesse ruisselle, alors qu'ailleurs, la pénurie, l'inflation et les désordres de toute sorte entraînent les pays dans le déclin - regardez la France et ses institutions archaïques, ses impôts démesurés et ses bureaucrates bornés - ou, pire encore, dans la débâcle, comme dans l'URSS de Brejnev ou le Nicaragua d'Ortega. Moins de contrôle, moins de protection sociale, moins d'impôts, voilà les recettes du succès. Dans le monde libéré de la tutelle pesante et sclérosante de l'État, qu'il puisse y avoir une crise était une incongruité : la crise ne pouvait venir que de ce qui bridait les énergies d'individus à la recherche de leurs intérêts de producteurs ou de consommateurs. Après les « Trente Glorieuses », qui se sont terminées par l'échec du keynésianisme, se sont affirmées les « Trente Libérées », annonciatrices d'une nouvelle aube pour l'humanité, du moins pour celle qui, comme la Chine, avait fait le bon choix, celui du libre marché, de la libre concurrence et du libre enrichissement. Et la finance, en se mondialisant et en se libéralisant, devait permettre une meilleure adéquation entre offre et demande, chaque épargnant, à la limite, trouvant le profil de placement correspondant exactement à ses exigences et chaque emprunteur également, tandis que les excès d'épargne des uns allaient financer les excès d'investissement des autres, proposition vite résumée en « l'épargne du Nord ira irriguer le développement du Sud ». Proposition à l'évidence erronée, puisque, à l'inverse, c'est l'épargne chinoise qui irrigue la soif de crédits états-unienne. Or cette soif de crédits, jointe à la voracité d'une minorité prête à tout pour arrondir sa pelote, a débouché sur le gigantesque gâchis que l'on connaît aujourd'hui. Faute de mémoire, faute de culture, faute d'histoire, faute de raison, les États, partout, ont laissé le champ libre au marché, détricoté contrôles et régulations, privilégié le gain issu du risque comme support de l'enrichissement collectif, exalté le rôle des entrepreneurs et réduit celui des institutions. De la même manière que les tenants du socialisme étaient persuadés que la main de fer de l'État était capable d'omniscience, les tenants du libéralisme se sont persuadés que la main invisible du marché était capable d'omnipotence. Le résultat est sous nos yeux. Les joueurs de flûte du libéralisme ont subjugué les États crédules comme, cinquante ans plus tôt, les joueurs de flûte du socialisme avaient subjugué les prolétaires crédules. Que faire alors, sur le plan économique? Trois choses essentiellement. D'abord, reprendre le contrôle de la finance. Car elle joue un rôle trop important pour la laisser aux mains des seuls financiers : le monde en a besoin à la fois pour faire en sorte que l'épargne des uns puisse financer les investissements des autres, mais aussi pour assurer les risques qu'engendre inévitablement toute opération économique. Ainsi, dans un monde où les monnaies flottent, c'est à la finance d'assurer le risque de change tant que des accords internationaux n'auront pas limité l'ampleur des fluctuations possibles. Mais, livrée à elle-même, elle s'est transformée en prédateur majeur. Interdire les opérations de gré à gré sur les marchés de produits dérivés, asphyxier les paradis fiscaux dans lesquels sont domiciliés la grande majorité des fonds spéculatifs, imposer des règles « prudentielles » aux organismes financiers qui n'y sont aujourd'hui pas soumis et renforcer celles qui sont imposées aux banques en échange de la prise en charge par les contribuables de leurs actifs « toxiques », voici les grandes lignes de ce que pourrait être un assainissement financier majeur. Ensuite, maîtriser la mondialisation. La gouvernance par les marchés, du type de celle que l'OMC s'efforce de mettre en place, engendre trop de problèmes sociaux et environnementaux pour que l'on puisse la considérer comme acceptable. Le retour au protectionnisme n'est pas davantage acceptable, puisque, par le jeu des rétorsions, il finit par pénaliser tout le monde. Il ne s'agit pas davantage de bloquer les efforts de développement du Sud en leur fermant les marchés du Nord. Mais de faire en sorte que les gains de l'échange servent à développer les pays, pas à appauvrir une partie de leurs populations, que le surplus de croissance qu'en tirent les pays du Sud serve à améliorer les conditions sociales de leurs travailleurs, pas à les exploiter, et que, enfin, les agricultures paysannes qui font vivre souvent une majorité de la population dans les pays du Sud ne soient pas écrasées sous le rouleau compresseur de la concurrence de l'agro-business. Les quotas d'émission de gaz à effet de serre pourraient aussi servir à financer des formes de développement « propres » dans l'ensemble du monde, les producteurs « sales » étant pénalisés par des taxes à l'importation, les technologies propres devenant des « biens publics mondiaux » avec libre accès en échange d'attribution de quotas d'émission gratuits aux entreprises qui les auraient mises au point et expérimentées. Enfin, moraliser la répartition des revenus, dans le haut de la distribution en écrêtant par l'impôt les rémunérations dépassant un certain seuil (chaque pays demeurant maître d'œuvre dans la détermination de ce seuil, mais qui pourrait être par exemple de dix fois le salaire minimum en vigueur), dans le bas, en soutenant par des formes d'impôt négatif dégressives les revenus inférieurs à un certain seuil. Mais cette réduction de l'éventail des revenus ne servirait pas à grand-chose si, dans le même temps, un effort particulier n'était pas entrepris pour que tous les citoyens de chaque pays puissent accéder aux services collectifs de santé et de formation sans lesquels les inégalités de situation reviendraient par la porte après avoir été chassées par la fenêtre. Ainsi encadré par des exigences éthiques et fiscales fortes, le capitalisme pourrait mettre son dynamisme au service des populations, au lieu de le réserver aux couches sociales les mieux placées, tout en réduisant les inégalités entre nations que la mondialisation a eu tendance à accentuer au détriment des pays qui n'ont pas suivi l'essor de la Chine. De la même manière qu'entre 1929 et 1950 l'ancien capitalisme libéral a donné naissance à un capitalisme devant composer avec un État providence, plus ou moins développé selon les pays, de la même manière entre 2008 et 2015 - par exemple - le capitalisme libéral des années 1980 doit pouvoir donner naissance à un capitalisme plus social et plus environnemental. Car nous savons que l'extension au monde entier des standards occidentaux, et encore davantage des standards nord-américains, n'est pas possible. Il s'agit donc de faire en sorte que les uns puissent se développer tandis que les autres puissent réduire leur « empreinte environnementale ». Aujourd'hui, même si nous réapprenons l'histoire et tenons compte des leçons du passé, le mal est fait. Mais, puisqu'il nous faut reconstruire largement un système économique qui, tout en restant une économie de marché, sera moins capitaliste qu'avant, c'est-à-dire moins basé sur la soif de profits censée produire des effets bénéfiques pour tous, profitons-en pour faire en sorte que le développement à venir soit soutenable (ou durable, comme l'on voudra). Car le piège majeur serait de penser moraliser le système économique sans voir que la prédation, dont il s'est rendu coupable, n'était pas uniquement économique, mais aussi - surtout - environnementale. Ce n'est pas seulement de morale dont nous avons aujourd'hui besoin, c'est aussi de sobriété. Des biens publics à sauvegarderLes économistes sont d'incorrigibles optimistes. On compterait sur les doigts d'une main, ou guère plus, ceux qui pensent que la croissance n'est pas une bonne réponse à n'importe quel problème ou presque. Même parmi ceux qui sont sensibles aux questions environnementales, et qui voient dans le climat ou la biodiversité des « biens publics » à sauvegarder, c'est-à-dire des éléments générateurs de retombées positives pour l'ensemble de l'humanité, la croissance est généralement créditée d'effets positifs importants... Les économistes croient en effet au « progrès technique » et imaginent volontiers que des réponses techniques permettront de solutionner les problèmes aujourd'hui sans réponse. Au contraire, ils avancent que, plus la croissance sera forte, plus importants seront les budgets que l'on pourra engager dans des programmes de « développement propre » et plus rapidement les solutions technologiques adaptées apparaîtront. Ils évoquent volontiers le célèbre précédent de Stanley Jevons, un économiste britannique de la fin du XIX° siècle, qui est l'un des trois fondateurs de l'analyse néoclassique (avec Menger et Walras) et qui estimait que la raréfaction du charbon en Angleterre aurait pour effet inévitable d'asphyxier l'essor industriel. Les économistes rigolent volontiers de ce surdoué qui n'avait même pas compris que des énergies alternatives étaient envisageables et qu'il suffisait de mettre de l'argent dans le tuyau de la recherche et des investissements pour que, à l'autre bout, jaillisse du pétrole, du nucléaire, du solaire ou de l'hydrogène. Intarissable inventivité humaine : comment pourrait-elle caler devant un obstacle dès lors qu'on y met le prix? Les économistes ne manquent pourtant pas de talons d'Achille. On peut leur faire remarquer que, curieusement, la croissance du Produit intérieur brut ne s'accompagne pas d'une amélioration sensible - et parfois même s'accompagne d'une dégradation - des indicateurs sociaux [1] ou du sentiment de bien-être. Ou que les problèmes de société ne se règlent pas par des artefacts techniques, lesquels les aggravent souvent plus qu'ils ne les arrangent. Ou que l'erreur d'hier peut devenir vérité de demain, comme le montre la réhabilitation de Malthus annonçant, il y a un peu plus de deux siècles, qu'un fossé se creuserait inévitablement entre besoins et production si la croissance démographique n'était pas freinée. Mais rien n'y fait, tant est ancrée chez eux la conviction que l'infinie marée des désirs humains est génératrice d'un infini besoin de croissance et qu'il y aura donc toujours place pour cette forme particulière de rationnement par les prix qu'est l'économie. Ils se moquent autant de Marx et de ses lubies d'une humanité délivrée de l'empire de la nécessité et vivant dans l'empire de la liberté, que de Stuart Mill [2] et de son état stationnaire ou de Jevons et de ses problèmes énergétiques. Tous ces gens sont ringards à leurs yeux : le changement technique (qualifié habituellement de « progrès » technique) ouvre aux économistes un avenir infini de course poursuite entre désirs et production. Mais le principe de réalité marque chaque jour des points, même si les économistes jouent les autruches. C'est, par exemple, Bernard Perret, un grand spécialiste de l'évaluation qui écrit : « L'humanité a sous ses pieds suffisamment de pétrole et de charbon pour éradiquer la civilisation », précisant un peu plus loin : « On ne peut se permettre d'attendre ni l'épuisement des combustibles fossiles (pétrole, puis gaz, puis charbon, à un horizon de quelques décennies) ni l'aggravation catastrophique des symptômes du réchauffement pour limiter nos émissions de gaz à effet de serre. » [3] En d'autres termes, quand nous sentirons le vent du boulet, ce sera trop tard. Comme en écho, Jean-Pierre Dupuy, autre éminent intellectuel (polytechnicien lui aussi), écrit : « Si nous voulons éviter le désastre irréversible que serait une augmentation de la température de 3 degrés à la fin du siècle, l'humanité doit s'astreindre impérativement à ne pas extraire du sous-sol dans les deux siècles qui viennent plus du tiers du carbone aujourd'hui connu qui s'y trouve accumulé, sous forme de pétrole, de gaz et de charbon. Conclusion : ce n'est pas de rareté qu'il faut parler, mais de surabondance. » [4] Il ne s'agit pas de verser dans le catastrophisme, mais seulement de regarder la réalité en face : si nous voulons laisser aux peuples, aujourd'hui confrontés à des situations socialement dramatiques, la possibilité d'accéder eux aussi à des conditions d'existence humainement acceptables, il faut que les peuples qui disposent en moyenne de beaucoup plus que le minimum réduisent fortement leur « empreinte écologique », notamment dans le domaine énergétique. L'objectif, nous rappellent les scientifiques du Groupe d'experts intercontinental sur le climat, doit être de réduire nos consommations d'énergie génératrices de gaz à effet de serre de trois quarts d'ici 2050, et d'au moins 20% d'ici 2020. Or, nous n'en prenons pas le chemin. Si nos consommations par tête diminuent actuellement, c'est uniquement en raison de la crise qui fait tourner les usines sidérurgiques, les cimenteries et les papeteries au ralenti. On ne voit se profiler aucun transfert des déplacements de la route vers le rail, aucune modification de l'urbanisme commercial (toujours caractérisé par des zones de chalandise très éloignées des zones d'habitation) ou de l'urbanisme tout court [5]. Pis : l'un des moteurs essentiels de cette soif de consommation qui caractérise nos sociétés fonctionne toujours à plein. Il s'agit de l'effet de distinction, bien mis en évidence par Veblen il y a près d'un siècle, qui suscite des frustrations majeures chez tous ceux qui ne peuvent suivre tandis que les heureux gagnants s'efforcent par tous les moyens de creuser l'écart et de ne pas être rattrapés par la « masse ». C'est ce mécanisme qui pousse à ce que « trop ne soit jamais assez », que la saturation n'existe pas, que les désirs de consommation paraissent infinis et que la production de marchandises en quantité accrue soit signe de bonne santé... économique. De ce point de vue, la réduction des inégalités sociales apparaît comme une condition (nécessaire, mais sans doute insuffisante) pour calmer ce jeu suicidaire. Hervé Kempf, dans un livre intéressant [6], soutient avec brio cette thèse. Il insiste aussi, non sans raison, sur le caractère nocif du capitalisme qui, dans sa logique acquisitive, pousse dans le même sens. Toutefois, il y a quelque contradiction à vouloir, dans le même mouvement, faire reposer la responsabilité de ce désir de croissance à la fois sur la demande (l'effet Veblen) et sur l'offre (l'effet Marx, pourrait-on dire), car, justement, le capitalisme a montré à de multiples reprises qu'en voulant maximiser les profits, il aboutissait à restreindre la demande, à créer de la rareté en quelque sorte. C'est Keynes qui a le plus apporté de l'eau à ce moulin, en soulignant le divorce profond (le no bridge) entre les logiques microéconomiques de chacune des entreprises cherchant à comprimer ses coûts, notamment salariaux, et la logique macroéconomique d'ensemble qui a besoin de débouchés, donc de revenus salariaux en progression. Faut-il alors, pour arrêter ce fol essor d'une consommation débridée, en venir à substituer au capitalisme existant d'autres logiques sociales? Sans doute, mais Hervé Kempf se fait quelques illusions en affirmant que l'économie « sociale », celle composée des mutuelles, des coopératives et des associations (tous organismes n'ayant pas le profit comme mobile premier), serait un substitut bien meilleur. Ce sont des banques coopératives qui, en France, ont le plus trempé leurs doigts dans le pot à confiture de la spéculation ces dernières années et qui en subissent douloureusement les effets aujourd'hui. Ce sont des coopératives qui poussent le plus à la consommation de masse sous les enseignes Leclerc ou Intermarché. Ce sont des associations qui ont installé à leur tête des gérontes immuables autoproclamés « porteurs de l'intérêt général ». Que l'économie qui se dit sociale soit effectivement souvent beaucoup plus vertueuse, beaucoup plus soucieuse d'équité et de justice sociale, cela ne fait pas l'ombre d'un doute. Mais la vertu ne va en général pas jusqu'à souhaiter une baisse de son chiffre d'affaires parce que cela irait dans le sens de l'intérêt général ou que cela permettrait de mieux respecter les biens publics mondiaux. La « République coopérative » que souhaitait Charles Gide ne s'est jamais concrétisée, pas davantage que le phalanstère dont rêvait Charles Fourier. Dans les deux cas, il ne s'agit pas de hasard, mais du fait que ce n'est pas du marché (ou, si l'on préfère, des acteurs économiques de base) que naissent les régulations d'ensemble. Qu'on l'aime ou pas, importe peu : l'État est le seul acteur capable d'imposer - le terme n'est pas excessif - un modèle de développement compatible avec l'environnement. À coup de taxes, d'interdits, de contraintes : toutes les composantes d'une « économie de guerre », comme le remarque à juste titre Bernard Perret. Les citoyens peuvent aider, ils peuvent adopter spontanément des comportements responsables. Les entreprises également, et elles le feront d'autant plus facilement qu'elles obéiront à des règles de type éthique autant qu'économique, comme le voudrait l'économie sociale. Mais à eux seuls, les acteurs de la base, aussi admirables soient-ils, ne seront pas autre chose que des accélérateurs d'un mouvement qui doit être général. Cela est aussi vrai pour sortir de la crise économique que pour sortir de la crise environnementale. C'est bien là le raisonnement d'un indécrottable Français, me répondra-t-on, puisque les Français ont la réputation (méritée, hélas) de vouloir tout ramener à l'État. Ce n'est effectivement pas de gaieté de cœur que quelqu'un qui, dans sa vie, a créé trois coopératives (dont une seule a bien fonctionné), qui a toujours plaidé pour l'autonomie des acteurs sociaux et l'importance d'une démocratie sociale dans laquelle chaque voix compte pour une, aboutit à cette conclusion. Mais quand il s'agit ni plus ni moins que de l'avenir de la planète, il faut arrêter de prendre nos désirs pour des réalités : l'élection d'Obama fera sans doute plus pour le progrès des personnes de couleur aux États-Unis que la multitude d'initiatives communautaires depuis Martin Luther King. Face à la puissance des intérêts économiques qui nous précipitent vers l'abîme, il nous faut un contre-feu politique. Le rôle des citoyens est d'élire les dirigeants qui seront capables d'instaurer ce contre-feu, il n'est pas d'essayer de construire une autre société. S'ils s'y essayent, ils arriveront trop tard...
[1] On pourra se référer à Jean Gadrey et Florence Jany-Catrice, Les nouveaux indicateurs de richesse , coll. Repères, éd. La Découverte, Paris, 2007, ou à Dominique Méda, Qu'est-ce que la richesse ?, éd. Aubier, Paris, 1999, ainsi qu'au prochain rapport Stiglitz-Sen commandé par Nicolas Sarkozy aux deux lauréats du prix de la Banque de Suède sur ce thème. [2] Pour un panorama des thèses pessimistes sur la croissance, voir Denis Clerc, « La décroissance : un concept flou », L'économie politique, n° 22, avril 2004. [3] Bernard Perret, Le capitalisme est-il durable?, éd. Carnets Nord, Paris, 2008. [4] Jean-Pierre Dupuy, La marque du sacré, éd. Carnets Nord, Paris, 2008. [5] Voir sur ce point (mais très fortement axé sur le cas français) Denis Clerc, Claude Chalon, Gérard Magnin et Hervé Vouillot, Pour un nouvel urbanisme, co-éd. Yves Michel, Gap, et ADELS, Paris, 2008. [6] Hervé Kempf, Pour sauver la planète, sortez du capitalisme, éd. du Seuil, Paris, 2009. |
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