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Volume 1, no 1 |
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Repenser le modèle québécois de développement |
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Pour télécharger en format PDF, cliquez ici Repenser le modèle québécois de développementBenoît LévesqueProfesseur émérite à l'École nationale d'administration publique (ÉNAP) et à l'Université du Québec à Montréal (UQAM) Gilles L. BourqueCoordonnateur général, Les Éditions vie économique
Dans les années 1960, la Révolution tranquille a été l'occasion d'une modernisation de l'État et des infrastructures socioéconomiques et réglementaires, ainsi que d'une prise en main des principaux leviers économiques, en particulier dans les secteurs de la finance et des ressources naturelles. Il faut dire qu'en comparaison du reste du monde, où l'État providentialiste était depuis longtemps en place, cette transformation a été particulièrement tardive au Québec. C'est probablement l'une des raisons qui expliquent que le modèle de développement, alors créé, soit apparu original à bien des égards. La période des années 1980 qui a suivi a été marquée par une succession de crises et par une révolution technologique (les TIC) qui ont bouleversé la réalité socioéconomique québécoise. Comme partout ailleurs, les institutions du modèle québécois ont été confrontées à de nouvelles problématiques et à de nouveaux enjeux. Pour y répondre, elles se sont enrichies d'une dimension sociale innovante. Dans la foulée des politiques de développement de la main-d'œuvre, de développement régional et de développement industriel des années 1990, le modèle s'est ajusté aux changements de valeurs et de pratiques qui ont traversé le monde occidental à travers la création d'un ensemble de nouvelles institutions qui visaient à faciliter la concertation entre les acteurs socioéconomiques. C'est ainsi que sont apparus au Québec de nouveaux lieux de concertation, tant sur le plan territorial que sectoriel, qui ont stimulé la participation et l'innovation. On peut donc dire que le modèle québécois issu de la Révolution tranquille s'est profondément transformé. De l'État entrepreneur, on est passé à un État facilitateur qui a cherché à mettre en place les conditions pour la réalisation des stratégies gagnantes des acteurs économiques et sociaux. Les résultats et les défis du modèle québécoisSi, à l'aube d'une crise économique globale qui va frapper durement l'ensemble des pays développés, on faisait le bilan du modèle québécois, on pourrait démontrer que l'État québécois a été économiquement et socialement performant, au moins relativement. Selon les professeurs Alain Guay et Nicolas Marceau, économistes à l'UQAM, pendant les vingt dernières années, les principaux indicateurs économiques mesurés per capita montrent que le Québec a su réduire son écart avec la moyenne canadienne, dépassant même cette moyenne lorsqu'on en exclut l'Alberta. Ils expliquent cette performance par plusieurs facteurs, mais les principaux découlent directement du rôle joué par l'État québécois. En premier lieu, on retrouve les avantages du système québécois d'innovation : les dépenses en recherche et développement (R&D) en proportion du PIB sont les plus élevées de toutes les provinces canadiennes grâce à des avantages fiscaux et à des choix stratégiques de l'État. L'autre facteur important est celui de la réduction significative de l'écart des niveaux de la scolarisation de la main-d'œuvre. Évidemment, cette réduction plus significative a exigé des dépenses aussi plus significatives. Graphique 1 : dépenses en R&D
Selon les professeurs Guay et Marceau, la taille de l'État québécois ne se différencie pas significativement de la moyenne canadienne, à l'exception de l'Alberta et de l'Ontario. Or, les performances québécoises des vingt dernières années dépassent celles de l'Ontario dans la mesure où dans tous les domaines les écarts se réduisent entre les deux provinces. En ce qui concerne l'Alberta, il n'est pas nécessaire d'expliquer les raisons de sa situation exceptionnelle, incomparable. Sauf pour indiquer que cette province profite le plus des effets positifs de ses rentes énergétiques, alors que ce sont les provinces centrales qui en subissent les effets négatifs. Enfin, l'étude des professeurs de l'UQAM démontre que la croissance de l'économie québécoise s'accompagne en même temps d'un développement social plus harmonieux. Le modèle québécois est caractérisé par une action plus redistributive et le Québec dans son ensemble connaît les taux de pauvreté et de criminalité les plus bas au Canada. Comme le montre clairement l'indice de Gini, le Québec se distingue du reste du Canada par la plus grande inégalité des revenus avant impôt, mais par la plus faible inégalité après la prise en compte de l'intervention publique (impôt et transfert aux particuliers). Tableau 1 : indice de Gini
Pour terminer sur ce point, il faut cependant admettre que sur le plan des finances publiques, la dette québécoise, lorsqu'on la compare à ses homologues canadiens, est dans une situation moins favorable. Mais là-dessus, malgré les scénarios catastrophiques énoncés par certains économistes, il faut souligner que cette situation s'améliore sur le long terme et que, d'autre part, les Québécois font solidairement le choix d'une démarche plus progressive de réduction de la dette, démarche qui ne remet pas en question la mission sociale du modèle. Bien que, depuis 2003, le gouvernement libéral de Jean Charest ait eu l'agenda d'en découdre avec le modèle québécois, il faut convenir qu'après cinq années de ce gouvernement, malgré les mesures qui ont été prises, la résilience du modèle n'est plus à démontrer. Cela confirme qu'il est solidement enchâssé dans la culture économique et dans un ensemble d'arrangements institutionnels. Par ailleurs, après un bref séjour dans un gouvernement minoritaire et dans la foulée d'une crise financière et économique qui marque la faillite de la pensée ultralibérale, il faut aussi constater que le Parti libéral du Québec (PLQ) prend maintenant acte d'un retour de balancier concernant le rôle de l'État et s'en fait dorénavant le promoteur, quoique de façon bien modérée. Pourtant, face à des enjeux comme nous en avons rarement connu dans l'histoire, le modèle québécois doit maintenant relever de nouveaux défis en intégrant une dimension trop longtemps marginalisée : la dimension environnementale. Pour répondre aux enjeux du XXIe siècle, des changements majeurs s'imposent. D'une part, il faut trouver des solutions particulières aux secteurs d'activités qui engendrent un déficit écologique. Ce dernier hypothèque en effet le développement et la qualité de vie des générations futures. D'autre part, il faut renouveler le compromis social qui, seul, permettra d'envisager une mobilisation des forces sociales autour de nouvelles valeurs et de nouveaux objectifs communs. Repenser l'économieDe toute évidence, on ne peut ajouter la dimension environnementale sans re-questionner nos manières de penser, d'agir et de faire l'économie, sans un changement de paradigme sociétal. Un paradigme qui permettrait de tenir compte des enjeux globaux apparus depuis une trentaine d'années et qui reconnaîtrait la pluralité des logiques en présence dans la vie économique contemporaine. De nouveaux courants de pensée issus de la sociologie et de l'économie (hétérodoxe) nous aident à comprendre cette transformation. La nouvelle sociologie économique (NSÉ) et la socio-économie établissent de manière convaincante que l'ensemble de l'économie, y compris l'entreprise capitaliste, est sociale et plurielle. L'économie est sociale et plurielle par ses inputs, qu'il s'agisse des subventions, de l'engagement des employés qui vont au-delà du contrat de travail, des biens collectifs et publics, du système social d'innovation, des collectivités locales qui apportent un capital social et des dotations institutionnelles et culturelles. Elle l'est aussi par ses outputs que sont, non seulement les biens et services produits, mais aussi les externalités telles que les emplois, le développement des collectivités, les apprentissages collectifs, le rapport à l'environnement, la qualité de vie, etc. De plus, la NSÉ ajoute que l'économie est aussi sociale et plurielle par le fait que le marché lui-même constitue une forme institutionnelle (il est une institution gouvernée par des normes et des règles) et une forme organisationnelle (le marché constitue l'une des formes de coordination des activités économiques) qui sont autant de constructions sociales qui varient dans le temps. Ainsi, la coordination des activités économiques et la circulation des biens font appel, non seulement au marché et à la hiérarchie, mais en outre à des gouvernances basées sur l'engagement social comme c'est le cas des associations, des réseaux, des alliances, des communautés et des collectivités les plus diverses. En somme, tant sur le plan des ressources mobilisées (ressources marchandes et non marchandes, voire non monétaires comme c'est le cas du don et de la réciprocité) que des logiques d'action (diversités des modes de représentation), des modalités de coordination et des modes de régulation, l'économie dans son ensemble (et donc y compris capitaliste) apparaît non seulement sociale, mais aussi plurielle. Si l'économie dans son ensemble est sociale et plurielle, pourquoi certaines pratiques et activités économiques sont-elles associées à l'économie sociale et solidaire? À quelques exceptions près, les entreprises capitalistes, comme d'ailleurs la science économique néoclassique, ne reconnaissent pas la dimension sociale et plurielle de l'économie. Les conventions existantes, qui enveloppent les relations sociales dans des « mondes », des univers de référence, ne se mesurent trop souvent qu'à l'aune de leurs propres principes de justice. Ainsi, malgré une pluralité des mondes en présence dans la vie économique, les agents économiques font surtout appel aux principes marchands, à plus forte raison si ces principes (par exemple le principe du prix du marché) s'institutionnalisent dans des normes, des règles et des lois aux dépens des principes des autres mondes présents. Sous cet angle, l'encastrement social de l'économie existe bien, mais cet encastrement est instrumentalisé au profit d'une économie foncièrement capitaliste et rivée sur le court terme. La NSÉ montre assez explicitement comment l'économie, telle que considérée par la plupart des économistes néoclassiques, est une économie tronquée qui se limite au marchand, qui rend encore plus problématique les politiques ne misant que sur la redistribution étatique et sur l'aide internationale pour rétablir l'équilibre, a fortiori pour penser un développement durable. De même, la NSÉ questionne une vision également tronquée du politique, qui s'en remet au politique institutionnalisé, de manière à prendre également en considération l'engagement citoyen et les initiatives socioéconomiques de la société civile. Ce qui n'est pas sans montrer encore plus les limites d'un ultralibéralisme mettant de l'avant l'autorégulation marchande. La reconnaissance de la dimension sociale et plurielle de l'économie, telle que le réalise l'économie sociale et solidaire (au moins dans le meilleur des cas puisque ce potentiel n'est pas toujours actualisé), suppose un fonctionnement démocratique, non seulement une démocratie représentative et une démocratie participative, mais aussi une démocratie délibérative transversale aux deux premières. En effet, le social et le durable (le soutenable) sont multidimensionnels de sorte que leur reconnaissance est toujours une construction sociale complexe et difficile, une construction susceptible de varier considérablement selon les périodes, les sociétés, les régions, les groupes considérés et les paradigmes sociaux prédominants. Si le bilan comptable des entreprises repose sur des normes relativement reconnues, une comptabilité socioéconomique suppose une sorte d'entente entre les parties sur ce que l'on peut reconnaître à un moment donné comme valeur sociale, y compris en termes économiques, sociaux et environnementaux comme le propose le développement durable. Même si elle ne peut être spontanément décrétée par l'État, cette reconnaissance est éminemment politique, puisqu'un comportement socialement responsable se doit de veiller à tenir compte de la diversité des logiques (plus ou moins antagonistes) des parties prenantes à la vie économique. Même si le potentiel de l'économie sociale et plurielle n'est pas toujours pleinement actualisé, cette dernière fournit quelques principes et règles qui pourraient former un point de départ pour penser concrètement le développement durable et une économie socialement responsable. Cependant, comme nous le disions plus haut, le paradigme du développement durable exige un saut qualitatif pour l'ensemble de l'économie, puisque la prise en charge de l'environnement et de la qualité de vie, la reconnaissance du social, notamment de l'équité intra et inter générationnelle et des rapports plus équilibrés entre le Nord et le Sud, supposent non seulement une transformation de l'ensemble du système de production et du système de consommation, mais aussi une démocratisation économique et la mise en place d'instances appropriées de régulation qui dépassent le seul niveau national. Comme projet politique, le caractère novateur du développement durable réside alors moins dans les problèmes sociaux identifiés (inégalités sociales et géographiques, risques liés au développement, dégradation de l'environnement, etc.) que dans la façon « radicalement différente » de les poser. Dans cette perspective, on peut avancer l'idée d'un nouveau paradigme sociétal en vertu duquel le développement durable s'impose comme un cadre référentiel légitime pour penser le présent et l'avenir des diverses sociétés : celles du Nord où le développement économique entraîne des dégâts dont les coûts sont de plus en plus élevés; celles du Sud où la dégradation de l'environnement et les inégalités forment souvent un couple malheureux, voire infernal. En conséquence, c'est de plus en plus à partir du développement durable que les grandes questions et les grandes oppositions, voire les grands conflits sociaux et sociétaux, s'affirment. Le paradigme du développement durable est une construction sociale et historique qui s'est élaborée progressivement. Il re-questionne les enjeux classiques de l'action publique et exige une révision du cloisonnement sectoriel des enjeux. Mais, comme ce paradigme donne à tous les acteurs sociaux la légitimité et même la capacité d'argumenter sur le sens des activités productives, il en résulte des points de vue et des prises de position opposés quant au développement lui-même, d'où la nécessité de tenir compte du pluralisme et de faire une place importante à la délibération. Autrement dit, même si l'on admet le bien-fondé du développement durable, les interprétations sur sa portée restent ouvertes, notamment en ce qui concerne les formes de solidarité. Le paradigme émergent du développement durable élargit également les formes de solidarité, non seulement avec les plus démunis du temps présent, mais aussi avec les générations à venir de sorte que la réduction des inégalités sociales et géographiques (notamment entre le Nord et le Sud) représente également une priorité. Ce paradigme, qui s'impose de plus en plus à tous, ne fait pas disparaître les conflits, mais en identifie les objets qui s'imposent aux acteurs individuels et collectifs. Autrement dit, les principaux conflits présents et à venir concernent et concerneront le développement durable. Le cadre intégrateur que représente le développement durable donne ainsi lieu à des interprétations fortement contrastées. En raison de la double obligation dont il est porteur, le nouveau paradigme de développement durable réintroduit la question éthique, la question du sens, au sein de l'analyse économique. Dans cette visée, les nouveaux mouvements sociaux peuvent s'approprier l'activité économique en opposant à la seule efficacité économique, une économie qui impose de tenir compte explicitement des performances sociales et environnementales de l'activité des organisations. Réintégrer la dimension territoriale et les solidarités de proximitéD'où la question de savoir quelle place et quelle reconnaissance le paradigme du développement durable accorde à l'économie plurielle et secondairement comment l'économie plurielle, notamment le développement territorial et l'économie sociale et solidaire, peut à son tour contribuer à la matérialisation de ce paradigme. Si l'économie sociale et le développement territorial entendu comme développement local reposent sur l'économie plurielle, sans doute différemment, la question de leur participation respective au développement durable ne saurait être occultée, notamment dans la perspective d'un développement territorial durable. De fait, il existe de nombreuses convergences entre le développement durable et le développement territorial. En premier lieu, le développement territorial et l'économie sociale sont à la fois plus ouverts à l'économie plurielle en rupture avec l'approche néoclassique de l'économie, y compris le paradigme dominant du développement. En deuxième lieu, on retrouve de part et d'autre une grande préoccupation pour la transformation de l'économie, ce qui entraîne souvent des approches explicatives qui n'hésitent pas à adopter des perspectives normatives. En troisième lieu, le partenariat, la participation des citoyens, la gouvernance ouverte aux parties prenantes, la démocratie participative et la transversalité comme préoccupation sont considérés comme nécessaires, voire incontournables, aussi bien pour le développement territorial que pour le développement durable. Enfin, l'équité, la qualité de vie, le capital social et l'attention apportée aux inégalités entrent dans le cadrage que réalisent aussi bien le développement territorial et l'économie sociale que le développement durable. On doit admettre que la prise en charge de l'environnement est beaucoup plus explicite et surtout plus centrale dans le développement durable que dans le développement territorial et dans l'économie sociale. Plus généralement, le niveau d'intégration des dimensions sociale, économique et environnementale de même que la nécessaire transformation des modes de production et de consommation découlant du programme d'action du développement durable dépassent nettement les approches de développement territorial. En somme, un développement territorial qui se veut durable au sens du développement durable se doit de réaliser un saut qualitatif tant sur le plan du contenu que de la démarche. Mais la pertinence des collectivités locales pour le développement durable s'impose si l'on considère que plusieurs domaines décisifs pour l'environnement et la qualité de vie en relèvent, qu'il s'agisse du transport, du logement, de la gestion des matières résiduelles, de l'urbanisme et de l'aménagement, sans oublier la mixité sociale et la participation citoyenne. On estime qu'environ « les deux tiers des émissions de gaz à effet de serre, provenant de l'habitat et du transport, relèvent de domaines où les collectivités peuvent intervenir ». L'économie sociale et solidaire présente par ailleurs plusieurs convergences avec le développement durable, notamment une préoccupation de faire de l'économie un moyen au service d'une finalité sociale, une gouvernance souvent ouverte aux parties prenantes, une forme de propriété et de partage des surplus favorable à la pérennisation de l'entreprise, un ancrage généralement fort dans les collectivités locales, des formes de solidarité horizontale, une capacité à dégager l'intérêt collectif, voire l'intérêt général. Repenser les institutionsLa deuxième entrée que nous fournissent la sociologie économique et la socio-économie est celle des institutions et de la pluralité des arrangements institutionnels au sein des sociétés. La conflictualité des rapports sociaux au sein des sociétés et des activités économiques exige des règles reconnues par les diverses parties, sans quoi les acteurs se retrouveraient dans des luttes sans fin. Ces règles et institutions dans une société peuvent prendre diverses formes dont l'architecture peut être remise en cause par une grande crise, comme celle que nous avons connue à partir des années 1970 ou celle qui s'est récemment ouverte avec la crise financière mondiale. Dans cette perspective, il faut comprendre que les sociétés et les économies peuvent connaître diverses configurations dans le temps (marchande au XIXe siècle et fordisme au XXe), mais aussi dans l'espace, comme le suggèrent les approches en termes de variétés du capitalisme et les analyses des modèles en émergence. Selon ces diverses configurations institutionnelles et trajectoires territorialisées de développement, l'économie à l'échelle du monde serait plus ou moins plurielle. De plus, une configuration donnée favorise certaines formes organisationnelles comme on a pu l'observer avec le fordisme qui mettait de l'avant le couple marché/État ou si l'on veut le monde marchand et le monde civique, alors que l'ultralibéralisme promeut principalement le monde marchand et secondairement le monde domestique (charité, compassion, renforcement de la famille). La conjoncture mondiale actuelle est devenue plus favorable à un retour à la social-démocratie : après avoir aidé les grandes institutions financières en utilisant l'argent des contribuables, il sera difficile d'oublier les individus et les familles durement touchées par cette crise. Cependant, cette dernière ne signifie pas la fin du capitalisme. Mais le vent semble bien avoir changé de bord, au moins à l'échelle des pays développés. De nombreux analystes affirment le besoin d'une régulation internationale alors que les dirigeants politiques du G20 mettent de l'avant également une régulation renforcée, voire une refondation du capitalisme. Les grandes crises peuvent être l'occasion de grandes transformations, mais cela ne va pas de soi. La crise globale que nous vivons révèle plus spécifiquement deux chocs frontaux : la crise de la régulation des marchés financiers et la crise de la répartition des revenus. Qu'on le veuille ou non, les répercussions de ces deux chocs vont affecter la trajectoire que nous connaissions depuis trois décennies. Depuis la révolution conservatrice du début des années 1980, les financiers et les grandes firmes transnationales ont imposé une nouvelle vision de l'intérêt général selon lequel nous serions tous, comme épargnants et consommateurs, gagnants du modèle de la mondialisation libérale. Comme consommateurs, nous profitions de prix défiants toute concurrence; comme épargnants, nous profitions de rendements au-delà de toute attente. Mais, si cette conception s'est largement diffusée c'est que, d'une part, les revenus des classes moyennes stagnaient, voire diminuaient, et que, d'autre part, la capacité des individus à assurer leur niveau de vie à la retraite s'amenuisait de façon importante. Pendant ce temps, les dirigeants d'entreprises et les financiers voyaient leur revenu exploser. Si on y ajoute le choc causé par les répercussions croissantes des changements climatiques, on conçoit aisément que le nouveau paradigme sociétal, qui pourra répondre à ces enjeux, devra permettre de repenser les relations entre le mode de production (y compris le système de répartition des revenus) et le mode de vie (consommation). Il implique de renouveler le compromis social permettant de mobiliser toutes les parties prenantes associées à ces enjeux autour d'objectifs communs en faisant appel à d'autres principes que ceux du monde marchand. Pour transformer nos pratiques économiques, il faudra faire appel, au cœur même de nos activités économiques de producteurs, d'épargnants ou de consommateurs, aux principes relevant de la citoyenneté, de la proximité, de la solidarité, de l'équité et de la responsabilité. Les défis politiques sont majeurs. Avec l'ouverture des frontières (et les interdépendances qui en résultent), le potentiel des moyens de communication et d'information, les changements dans la structure sociale et les nouvelles valeurs qui se sont imposées, dont la conscience de la fragilité de la planète, il ne saurait être question d'un retour pur et simple à la social-démocratie telle qu'esquissée dans la première moitié du XXe siècle. Cependant, le renouvellement de la social-démocratie présente des défis nouveaux et de taille. En premier lieu, le point de départ ne peut venir que d'initiatives visant à poser les bases d'un nouveau compromis social même si ce dernier est beaucoup plus difficile à obtenir qu'auparavant, notamment en raison de la complexification de la société. À la différence du tripartisme (représentants syndicaux, patronaux et de l'État), le multipartisme fait entrer les diverses composantes d'une société civile qui s'est diversifiée et fragmentée, comme on a pu l'observer depuis le milieu des années 1990. En deuxième lieu, la démocratie est traversée par des conflits de valeurs et d'intérêts en bonne partie alimentée par un pluralisme qui pourrait contribuer à l'enrichir. Ainsi, les valeurs de liberté, d'égalité et de fraternité, fondement de la démocratie, sont de plus en plus dans des rapports de complémentarité et de tension, interdisant les simplifications dans un sens ou dans l'autre. Cette solidarité ne peut être décrétée d'en haut, mais il est possible d'en favoriser la construction par la participation du plus grand nombre, par la reconnaissance et l'action d'une société civile proactive et responsable, et par le renouvellement des institutions démocratiques. Le pluralisme des identités et des appartenances a pour conséquence positive de faire émerger une pluralité d'intérêts collectifs qui, bien que ne correspondant pas à l'intérêt général, ne sauraient être réduits à des égoïsmes collectifs. Toutefois, à l'échelle de la société, l'intérêt général ne peut se limiter à l'addition de ces intérêts collectifs, non seulement en raison de l'incompatibilité existant entre certains d'entre eux, mais aussi parce que le changement d'échelle exige de dégager une vision largement partagée et de construire un bien commun qui n'est donné par aucun intérêt individuel, ni même collectif tel qu'entendu. Le défi d'une nouvelle social-démocratie, basée sur la notion de « multi-parties prenantes », est alors de se donner des mécanismes qui permettent la participation, non seulement des individus comme citoyens, mais aussi des associations et autres composantes de la société civile. Si les institutions de la démocratie représentative se doivent d'être revalorisées pour qu'elles soient plus représentatives et plus ouvertes à la délibération, la reconnaissance des intérêts collectifs dans le processus de construction de l'intérêt général suppose une certaine formalisation de la concertation ou mieux de la démocratie participative. L'approche de la concertation et de la démocratie participative ne remet pas en cause la démocratie représentative dans la mesure où celle-ci l'encadre et préside en dernière analyse à la régulation des conflits, comme on a pu l'observer dans les sociétés européennes, dont les pays scandinaves. Ainsi, dans une économie misant sur la connaissance et sur des biens intangibles comme le sont la recherche ou même le climat social, les dépenses dans le domaine de l'éducation et de la cohésion sociale peuvent désormais représenter des investissements sociaux qui ont de fortes retombées économiques. Dans un tel cas, il n'est pas nécessaire d'attendre de créer la richesse avant d'investir dans le développement social puisque ce dernier peut enclencher ou favoriser le développement économique. Dans cette perspective, il s'agit moins de réparer les dégâts du passé, que de se préparer à relever les défis de demain. En témoigne bien le cas des CPE qui préparent les jeunes enfants à mieux réussir à l'école de façon à leur assurer, dans un avenir plus éloigné, une éducation qui leur permettra de s'insérer beaucoup plus facilement dans un marché du travail complexe et exigeant. Les CPE permettent par ailleurs aux parents de mieux participer au monde du travail, si tel est leur désir, entraînant ainsi une augmentation du revenu des couples avec enfants et des familles monoparentales. De même, dans le développement économique, il est préférable d'intervenir à partir d'une offre dite intégrée, soit en investissant moins pour sauver les entreprises en difficulté que pour faire émerger ou renforcer celles qui s'imposeront. Dans ce cas, l'État se préoccupe de facteurs jouant sur l'offre tels l'accès au financement, la R&D, l'innovation, les services aux entreprises, la formation de la main-d'œuvre. Ce nouveau cercle vertueux (à construire) fait en sorte que les frontières entre développement social et développement économique sont de moins en moins étanches. Le cercle vertueux que pourrait construire une social-démocratie renouvelée suppose, comme on l'a vu, un compromis social « multi-parties prenantes », une démocratie plurielle de même qu'une économie plurielle. Une démocratie plurielle exige, non seulement l'articulation de la démocratie représentative et de la démocratie participative, mais la revitalisation de chacune d'entre elles, entre autres à partir de la démocratie délibérative et la mise en place de procédures légitimes et appropriées. Une économie plurielle repose, non seulement sur une économie mixte (entreprises privées et entreprises publiques), mais aussi sur des entreprises et des organisations relevant de l'économie sociale et plus largement de la société civile. L'économie capitaliste n'a jamais été constituée exclusivement d'entreprises privées, elle a toujours été plurielle. Outre la reconnaissance de son caractère pluriel, ce qui est nouveau c'est que la nouvelle économie s'alimente de plus en plus de biens non marchands et qu'un nouveau cercle vertueux peut résulter d'une articulation du développement économique et du développement social. Tout cela rend l'économie plurielle éminemment souhaitable et acceptable dans le cadre d'un compromis social. Enfin, la démocratie plurielle couplée avec des gouvernances distribuées et décentralisées rend possible une mobilisation des divers acteurs sociaux et des diverses régions tout en profitant des appartenances multiples qui les différencient. La rationalité n'est pas absente dans de tels engagements bien qu'il s'agisse en bonne partie d'une rationalité substantive, d'une rationalité orientée par des valeurs et des convictions. Pour que ces choix puissent s'inscrire dans ce que tous et chacun considèrent comme relevant de l'intérêt général, il existe des préalables, à commencer par une démarche qui donne confiance. Cela suppose d'un gouvernement un diagnostic partagé sur les enjeux et une vision également partagée des défis à relever. Dans cette perspective, la politique ne saurait se limiter à la gestion courante de la chose publique, elle implique aussi une vision de l'avenir qui suscite de l'espoir et qui donne du sens à l'engagement public. Un modèle québécois durableL'affaiblissement du modèle capitaliste anglo-saxon, fondé sur la liberté des marchés, permet aux forces sociales émergentes de proposer des modèles alternatifs pour réguler les activités économiques de façon durable. C'est sous le titre « Investir dans l'environnement, une occasion historique pour relancer l'économie et la création d'emplois au 21ème siècle », que le Programme des Nations Unies pour l'environnement (PNUE) lançait récemment un appel à un New Deal planétaire pour une économie verte qui relancerait l'économie mondiale. À l'image du programme du président Roosevelt dans les années 1930, l'initiative du PNUE appelle à un nouveau compromis entre les principaux acteurs sociaux qui permettrait d'engager l'économie mondiale dans un cercle vertueux du développement. Aux États-Unis même, on peut croire qu'avec la pression des crises à résoudre et du soutien des forces progressistes qui ont appuyé sa campagne, le nouveau président Barack Obama ira au-delà d'un simple plan de relance avec sa politique économique. Dans les faits, on devrait assister à une réforme de la législation du travail pour faciliter la syndicalisation des travailleurs états-uniens, renforçant ainsi le pouvoir d'influence du mouvement syndical qu'il avait irrémédiablement perdu depuis les années 1980, et voir ce pays s'engager activement dans la lutte contre les changements climatiques. En Europe, ce sont les Verts qui mettent de l'avant le Green Deal dans le cadre des élections européennes de 2009. Le député Vert européen Alain Lipietz explique que ce New Deal « vert » passe par une reconversion industrielle selon les normes du développement durable, ce qui représente un gisement d'emplois et de croissance extraordinaire, en même temps qu'une recomposition des forces sociales en présence. Si le New Deal rooseveltien était basé sur une nouvelle régulation du marché du travail et du secteur financier, auquel était associé un vaste plan de relance, le New Deal « vert » exigerait quant à lui une relance et une reconversion verte des industries polluantes, de nouveaux montages et formes de régulation qui n'existent pas encore. Dans un tel contexte, la situation est mûre pour un renouvellement du modèle québécois de développement sur la base d'une économie plurielle et durable. Le Québec est bien outillé pour s'engager dans une telle trajectoire. À l'exception notable d'une très grande partie du patronat qui reste enfermé dans une vision ultralibérale aveugle, les acteurs sociaux québécois sont bien positionnés pour soutenir un virage vers un modèle de développement plus durable. Ces acteurs n'exigent pas une rupture totale avec l'économie libérale. Pour la plupart, ils sont déjà engagés, selon leur moyen, dans la mise en place de nouveaux dispositifs qui permettent d'insérer les marchés dans de nouveaux arrangements institutionnels : la présence forte d'un mouvement syndical pluraliste et pragmatique, qui est devenu l'un des acteurs majeurs dans le mouvement de la finance responsable (tant au niveau des investissements directs en entreprise que des placements sur les marchés financiers); un mouvement de l'économie sociale dont les deux grandes familles (coopérative et communautaire) rivalisent d'imagination pour innover et intervenir dans le développement de nouvelles activités et pour soutenir le développement territorial; la force croissante du mouvement de la consommation responsable, qui parvient à construire des alliances larges multipartites sur des enjeux tels que l'énergie, le transport ou la souveraineté alimentaire. On voit ainsi se construire une nouvelle économie libérale, traversée par des espaces de transformation qui graduellement en solidifient le caractère démocratique et solidaire. Cependant, malgré que le gouvernement québécois semble prendre acte du retour de l'État dans le contexte de crise actuel, il est peu probable de le voir jouer un rôle pionnier vers un renouvellement progressiste du modèle. On peut pourtant attendre davantage de leadership de la part des acteurs politiques locaux et régionaux. Par ailleurs, malgré un discours prolixe sur l'environnement, la responsabilité sociale et le rôle clé des ressources humaines, le patronat constitue actuellement un obstacle majeur au renouvellement du modèle québécois. Culturellement influencé par les courants ultralibéraux et socialement conservateurs nord-américains, dont la pensée est relayée par les travaux de l'Institut économique de Montréal, ce groupe social reste politiquement réfractaire aux principes qui sont à la base du nouveau paradigme du développement durable. Les initiatives qui émergent du milieu des affaires dans les domaines de la responsabilité sociale des entreprises, de l'écologie industrielle et de la triple reddition de comptes restent relativement marginales. Elles constituent néanmoins autant de lieux de contamination, au sein même des entreprises, pour repenser la manière de faire des affaires. Surtout, il semble que la relève entrepreneuriale, davantage plurielle, va accélérer le mouvement en ce sens. L'arrivée au pouvoir du PLQ en 2003 à Québec, tout comme celle des Conservateurs à Ottawa en 2007, ne peut être analysée comme une nouvelle tendance forte d'un virage à droite de la société québécoise. Depuis plus d'une décennie, la succession des crises financières au niveau international annonce bien au contraire le caractère insoutenable du projet ultralibéral. Aujourd'hui, dans un contexte de crise financière, économique et écologique exceptionnelle, la situation nous paraît plutôt favorable aux projets portés par les acteurs de la société civile, qui convergent vers un paradigme commun de plus en plus étroitement partagé dans la mesure où ils s'expriment dans des propositions concrètes de nouvelles pratiques économiques responsables. En fait, ne faudrait-il pas voir que ces mouvements de la société civile sont en train d'établir les principes et de construire les règles de base d'un nouveau système de régulation, en phase avec le développement durable, au même titre que le mouvement associatif (syndical, coopératif et mutualiste) du XIXe siècle avait établi et mis en œuvre les principes des systèmes de sécurité sociale avant leur mise en place par les États occidentaux? En somme, si la crise actuelle incite au pessimisme à court terme, les nombreuses initiatives, qui laissent entrevoir les contours d'une grande transformation (comme nous l'avons suggéré), nous invitent à un optimisme à long terme. |
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