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Sommaire
Volume 1, no 1
Économie, démocratie et solidarité

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Économie, démocratie et solidarité

 

Jean-Louis Laville [1]
Sociologue, professeur au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)
Codirecteur du Laboratoire Interdisciplinaire pour la Sociologie Économique (LISE) (CNRS-CNAM)

 

Contrairement au discours dominant dans les dernières décennies, il n'existe pas de convergence naturelle entre marché et démocratie. Au contraire, comme le note Karl Polanyi, il importe de reconnaître le risque que la société de marché fait peser sur la démocratie et de ne pas nier la tension irréductible entre capitalisme et démocratie que souligne Jürgen Habermas. La question des relations entre démocratie et économie n'est donc pas résolue, elle est devant nous. Mais une rétrospective peut nous aider à penser les défis d'aujourd'hui.

La démocratie moderne a pour ambition que chacun assume une position de citoyen et de producteur. En cela, elle se différencie de la démocratie antique où ceux qui étaient citoyens étaient justement exonérés de l'économie. Cette caractéristique nous renvoie à une difficulté récurrente dont nous ne sommes pas sortis, celle d'articuler cette démocratie qui se veut ouverte à toutes et tous avec l'économie. À ce propos, trois temps successifs peuvent être distingués.

Question sociale et associationnisme solidaire

Le premier temps, c'est celui que l'on peut voir dans des pays européens comme la France, dans la première moitié du XIXème siècle. À partir d'un certain nombre d'écrits fondateurs, dont l'œuvre d'Adam Smith est emblématique, le marché est mis en avant. Cette tendance est congruente avec le mouvement d'une modernité qui veut se séparer d'un certain nombre de dépendances traditionnelles. Mais cette mise en exergue du principe du marché qui nous distingue des sociétés antérieures va être contestée, car le marché n'apporte pas l'harmonie sociale. Certes, quand on fait du « doux commerce », on ne se fait pas la guerre, mais en même temps l'extension du principe du marché, au lieu d'apporter la paix, va apporter l'émergence de la question sociale dès le début du XIXème siècle. Apparaît alors l'idée que l'économie, en totalité ou en partie, selon les approches, peut être fondée sur la solidarité.

La solidarité met en évidence la reconfiguration des principes économiques que sont la réciprocité et la redistribution. L'économie n'a jamais été fondée sur un seul principe qui est celui du marché, mais toujours sur trois principes pondérés différemment selon les sociétés et qui trouvent des formes diversifiées. Le principe du marché a existé dans les sociétés humaines bien avant la nôtre. Mais il y a aussi le principe de la redistribution : il suppose qu'il existe une autorité qui réaffecte des ressources en fonction de ce qui lui est conféré comme pouvoir. Et en même temps il y a la réciprocité, qui peut être définie comme la circulation de biens et de services dans laquelle, comme le disait Mauss, « le lien précède le bien ». Il ne s'agit pas d'un contrat marchand, mais de la volonté d'entretenir le lien social entre des groupes ou entre des personnes.

Ce que l'on voit surgir avec la question sociale, c'est l'idée selon laquelle, certes le marché a une place dans la modernité, mais il y a aussi une place pour la solidarité qui est une nouvelle façon d'envisager la réciprocité de manière égalitaire : une réciprocité entre citoyens libres et égaux. Leroux, quand il introduit dans le français philosophique du XIXème siècle le mot de solidarité, l'aborde comme ce qui succède à la charité dans nos démocraties. La charité supposait une dissymétrie entre donateurs et donataires, comme la philanthropie, alors que la solidarité démocratique est basée sur un lien horizontal égalitaire. Il peut donc y avoir des formes de productions basées sur ce lien solidaire qui est l'expression volontaire, horizontale, égalitaire.

Le problème posé dans la première moitié du XIXème siècle, c'est donc comment peut-on fonder une économie qui inclut le principe de solidarité démocratique. De nombreuses associations ouvrières et paysannes essaient d'avancer dans ce sens-là. Cette première période est clôturée avec la date symbolique de 1848 en France. Puis la deuxième moitié du XIXème siècle va progressivement aboutir à une dépolitisation de cette question économique. Le mouvement qui avait essayé de fonder la solidarité en économie va à la fois laisser des traces et être cantonné par la montée de l'idéologie du progrès, un progrès industriel fondé sur l'économie de marché.

Marché et État social

Commence alors un deuxième temps dans lequel on va confondre économie et marché. C'est clair au niveau de la théorie économique avec l'avènement de la théorie néoclassique (en particulier Walras, Menger et Jevons). L'étude de la richesse matérielle et de la richesse marchande peut être autonomisée par rapport à tout ce qui se passe dans le reste de la société. Il y a une façon de penser l'économie qui naturalise le marché.

D'un côté, l'économie de marché tend, de plus en plus, à être synonyme d'économie moderne ce qui était loin d'être le cas auparavant. D'un autre côté, de manière à la fois cloisonnée et complémentaire, va se mettre en place progressivement l'État social comme correctif à cette économie de marché. On a bien alors une société basée sur deux piliers : le pilier de l'économie de marché qui génère une dynamique de la croissance marchande et le pilier de l'État social. Il est éclairant, à cet égard, de reprendre l'histoire de l'économie sociale. Les coopératives essaient de réussir sur le marché. Les associations sont liées, pour beaucoup d'entre elles, à l'implantation des politiques de l'État social. Donc une séparation s'opère entre composantes de l'économie sociale et une partie de sa portée politique est perdue à travers l'intégration dans ces deux piliers. Certes, l'économie sociale accentue son poids économique, mais la séparation entre ses différentes entités atténue sa capacité de questionnement sur le modèle de développement.

À partir de la seconde moitié du XIXème siècle et jusqu'à la période des « Trente Glorieuses » (1945-1975), la croissance marchande équivaut à une amélioration du niveau de vie et des conditions de vie. Il y a une assimilation historique qui est compréhensible entre progrès, croissance marchande et matérielle.

L'État social, quant à lui, va être justement une manière de fonder la redistribution publique sur la base de doits sociaux. Dans le prolongement de certaines formes d'auto-organisation ouvrière et paysanne, on va voir comment l'action publique peut fonder une redistribution. Le changement est important. La redistribution en démocratie est fondée sur des droits et non pas sur la commisération, la bienveillance des puissants. Mais ce que l'on oublie, c'est la dimension plus réciprocitaire, plus horizontale de la solidarité démocratique. On va penser que la correction par l'État social suffit à amender l'économie de marché et à permettre de concilier économie de marché et justice sociale. C'est le projet de ce qui deviendra ensuite la social-démocratie : la solidarité est dépendante de la croissance marchande et c'est sur les réussites de la croissance marchande que l'on peut se permettre de faire de la solidarité par une redistribution publique démocratique.

Société de marché ou économie plurielle

C'est tout à fait nécessaire, mais une question est posée aujourd'hui dans un troisième temps : est-ce suffisant ? On est dans une autre conjoncture qui amène une radicalisation des choix sur les rapports entre économie et société. Alors qu'on avait pensé trouver avec la social-démocratie en Europe un compromis socioéconomique définitif, cette question est rouverte par l'internationalisation sous ses formes contemporaines, mais elle l'est aussi par la tertiarisation de l'économie, c'est-à-dire le fait que les économies dans lesquelles nous sommes aujourd'hui sont fondées à plus de 70% sur les services alors que l'industrie représente moins de 25% de l'emploi total. En outre, au sein des services, ceux qui prennent de plus en plus d'importance aujourd'hui dans le tissu productif sont ceux qui étaient considérés à l'époque industrielle comme secondaires. Services aux personnes, services sociaux, santé, hôtellerie, tourisme, restauration sont les grands secteurs qui ont développé l'activité et l'emploi, ces dernières décennies dans les pays de l'OCDE.

Dans cette foulée, deux tendances antinomiques se sont fait face. D'une part, la position selon laquelle les « lois » de l'économie ne seraient pas questionnables par les citoyens s'est réaffirmée avec force avec la montée des courants ultralibéraux. D'autre part, de nouvelles initiatives socioéconomiques plurielles essaient de contribuer à une démocratisation renouvelée de l'économie. Pas à partir uniquement d'une extériorité sociale, mais à partir de nouvelles formes de mixages entre le social et l'économie.

Ce mouvement, constatable en France, l'est aussi dans beaucoup d'autres pays. Il s'est retrouvé en partie sous l'appellation d'économie solidaire et manifeste la volonté de réarticuler économie et solidarité.

Il ne s'agit plus simplement d'entreprendre autrement, d'avoir une propriété différente de la propriété capitaliste. Il s'agit de retrouver, pour l'économie, sa place de moyen au service de finalités humaines, c'est-à-dire de finalités sociales, environnementales, culturelles, éducatives. D'où l'idée d'un développement durable solidaire. L'économie redevient un moyen que se donne la collectivité humaine pour aboutir à des finalités qui ne peuvent pas être d'ordre économique. On retrouve, à travers ces émergences de l'économie solidaire, ce que Weber appelait les activités à orientation économique, des activités qui ne se comprennent pas par rapport à une fermeture de l'économie sur elle-même, mais qui se comprennent par le fait que l'économie est un moyen au service d'objectifs qui ne peuvent être définis au sein de l'économie elle-même, mais doivent être examinés dans le cadre d'un débat de société beaucoup plus large.

Dans le prolongement de l'économie sociale, les expériences solidaires récentes ont posé deux autres questions qui sont celle des processus participatifs et celle du lien avec l'action publique.

Comment, au-delà de la propriété collective, peut-il y avoir des processus de production qui soient participatifs, c'est-à-dire basés sur une prise en compte démocratique ? L'acuité de cette interrogation est liée au mouvement de tertiarisation de l'économie. Un certain nombre de services relationnels, de services de proximité aux personnes peuvent être organisés sur le mode marchand, mais il y a aussi une véritable créativité, inventivité institutionnelle qui est liée à leur mise en œuvre démocratique. Le fait d'avoir un processus de production qui fait appel aux parties prenantes et qui démocratise la conception du service permet d'inventer des services différents de ceux que peut proposer le marché.

On voit dans les plans de développement de l'emploi pour les services aux personnes qu'il y a un véritable choix entre société de marché et économie plurielle. Soit, on considère que l'on confie tous les services au marché, ce qui signifie une extension du marché comme on ne l'a jamais connu dans des activités économiques qui touchent à l'intimité de la personne. Soit, au contraire, on pense qu'il y a une pluralité de voies dans le développement de ces services, qu'il convient de les mettre en débat. En particulier, des services peuvent bénéficier d'une créativité démocratique pour inventer autre chose que des services purement fonctionnels comme ceux que proposent les multinationales qui ont décidé de se développer dans ce champ.

Au-delà de la propriété, il y a à réinvestir la question des processus de production basés sur des processus démocratiques. Cette option se heurte à la vision dominante de l'économie qui a assimilé pendant un siècle économie et marché.

Aujourd'hui, le fondamentalisme du marché qui voudrait étendre le marché au brevetage du vivant comme aux services personnels rentre en contradiction avec un projet qui réaffirme le rôle de la solidarité dans la performance globale des sociétés. Ce dernier passe par le renforcement de services publics renouvelés et le soutien à l'économie sociale et solidaire.

L'économie plurielle est une conception qui refuse la société de marché en couplant, plutôt, l'acceptation de l'économie de marché avec celle d'autres composantes, garantes de cohésion sociale et territoriale. Pour que cette économie soit légitime, un nouveau dialogue entre responsables publics et formes auto-organisées de la société civile est indispensable. Et on voit comment, en reprenant ce fil, on retrouve l'élément fondateur de la solidarité démocratique. Comme souligné au départ, la solidarité démocratique est fondée à la fois sur l'auto-organisation de la société civile sur un mode égalitaire et sur un certain nombre de formes de redistributions publiques qui sont liées aux instances de la démocratie représentative. Les deux ne sont pas substituables. On n'est pas du tout, contrairement au discours selon lequel l'État serait bureaucratique et la société civile vertueuse, dans la perspective où cette dernière devrait remplacer l'État social. Le problème auquel on est confronté est celui de la démocratisation réciproque de l'État et de la société civile. La société civile n'est pas forcément vertueuse, elle peut conduire à des enfermements, par exemple de l'ordre du communautarisme, donc il y a nécessité de démocratisation de la société civile. Mais il y a aussi nécessité de démocratisation de l'État par une participation renouvelée des citoyens aux formes de redistribution publique.

Conclusion

En conclusion, ces défis auxquels nous sommes confrontés aujourd'hui amènent à se démarquer de l'idée trop simple selon laquelle l'économie marchande serait productrice de richesses et l'économie non marchande parasitaire. L'économie de marché bénéficie de nombreux investissements collectifs et l'amélioration de la vie quotidienne suppose la multiplication de services mixtes, en partie marchands, en partie non marchands, du fait des bénéfices collectifs ou de l'utilité sociale dont ils sont porteurs. Nous en sommes encore aux prémisses d'un questionnement plus général sur ce qu'est l'économie et comment l'économie peut être au service d'une société démocratique. Différentes pistes sont toutefois identifiables et j'en ai cité quelques-unes sur le blogue d'« Alternatives Economiques », en espérant des remarques et réactions de la part des lecteurs.

 


 [1] Jean-Louis Laville vient de publier :

Le travail. Une nouvelle question politique, Paris, Desclée de Brouwer, 2007.

La Gouvernance des associations. Sociologie, économie, gestion, Toulouse, Editions Erès, 2007 (codirigé avec Christian Hoarau)

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