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Sommaire
Volume 2, no 2
Le tiers secteur au coeur des transformations de l'État social

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Le tiers secteur au cœur des transformations de l’État social


Par Christian Jetté
Professeur à l’École de service social de l’Université de Montréal


Alors que les économies capitalistes semblaient voguer, voiles grandes ouvertes, depuis plus d’une dizaine d’années, sur une mer de croissance continue, la crise financière de 2008 est venue rappeler que les conditions de navigation peuvent changer brutalement, et qu’à défaut d’avoir prévu l’installation de stabilisateurs (jugés par certains trop lourds, trop encombrants et ayant la fâcheuse conséquence de ralentir le rythme…), une mer agitée pouvait bien faire chavirer le navire. C’est ce qui est arrivé avec la faillite de Lehman Brother et l’effondrement du marché immobilier aux États-Unis, prélude à la débâcle des marchés dans l’ensemble de la planète dans un contexte d’économie mondialisée. Cet épisode a toutefois eu une vertu pédagogique : il est venu rappeler aux timoniers des grandes économies mondiales les propriétés anticycliques de l’interventionnisme d’État et des politiques keynésiennes. Sans l’intervention vigoureuse de certains États, plusieurs pays auraient en effet sombré encore plus profondément dans la récession, voire dans la déflation (quoique cette possibilité ne soit pas encore écartée par certains analystes).

Comme nous sommes à même de le constater, ce rappel douloureux — d’une leçon pourtant durement apprise à la suite de la crise de 1929 — ne semble pas avoir entamé la foi de plusieurs dans la déréglementation et la supériorité du libre marché. Une fois le pire de la tempête derrière eux, plusieurs des opérateurs de l’économie mondiale se sont en effet empressés de revenir au credo du libéralisme, éludant ainsi une question qui nous apparaît pourtant centrale dans la conjoncture actuelle : quel rôle pour l’État dans ce capitalisme du XXIe siècle ? Quelle leçon tirer de cette crise quant à la place des différents principes économiques dans le modèle de développement (marché, redistribution et réciprocité) ? Ou encore, reformulé dans les termes de ce numéro de la Revue vie économique : que signifie le renouvellement de la social-démocratie en 2010 ? Car si cette crise a révélé une chose importante, c’est que sans balises institutionnelles et réglementaires, et sans mesures appropriées de l’État pour soutenir les laissés pour compte d’un marché libéré de toutes entraves, les populations ne pourront aspirer à un bien-être et à un développement qui soient stables et durables.

Cette réflexion sur le rôle de l’État, d’autres l’ont toutefois amorcée (gouvernements, syndicats, intellectuels, citoyens) avec des accents et des désignations qui varient selon les courants d’inspiration qui les ont vus naître. Pour certains, et c’est le cas de plusieurs gouvernements d’Amérique du Nord et d’Europe, le renouvellement de la social-démocratie ne peut se réaliser qu’en y insufflant une bonne dose d’entrepreneurship et de rationalisations budgétaires se traduisant par un nouveau partenariat entre l’État et l’entreprise privée. La France de Nicolas Sarkozy et la Grande-Bretagne de Tony Blair sont des exemples de ce type de remise en question de la social-démocratie. Plus près nous, le gouvernement de Jean Charest a pris une direction semblable en en appelant plutôt à la réingénierie de l’État. Ces approches du renouvellement de l’État-providence ont en commun de s’inspirer des principes de l’entreprise privée et de s’apparenter dans bien des cas davantage à un corporate welfare qu’à une action publique soucieuse de soutenir les composantes de la société les plus fragiles ou les plus exposées aux excès du libre marché.

D’autres vont plutôt opter pour une mise à jour des principes et des politiques sociales de l’État-providence traditionnel, mais en oubliant parfois que la conjoncture a évolué, et que ce dernier, malgré toutes les avancées qu’il a permises, n’avait pas que des vertus et que nombreuses sont les populations et les communautés qui sont restées sur les bas-côtés de la prospérité et du développement même au temps fort du providentialisme (les régions excentrées, les communautés dévitalisées, les personnes dont la situation se prête mal aux approches technicistes et programmées). Certaines organisations syndicales, collées sur une vision étroite de l’intérêt de leurs membres, et certains militants de gauche, nostalgiques d’un passé révolu où la révolution sociale semblait à portée de main, sont porteurs de cette vision figée de la social-démocratie. Leur position pourrait se résumer, à quelques nuances près, à celle de l’historien britannique Tony Judt, spécialiste de l’État-providence en Europe, qui affirmait récemment dans le Courrier international, que « la social-démocratie ne représente pas un futur idéal; elle ne représente même pas un passé idéal. Mais elle vaut mieux que toutes les autres possibilités qui s’offrent à nous aujourd’hui. » La social-démocratie comme un pis aller donc, puisqu’il ne semble pas être possible de la faire évoluer, ni d’en renouveler les fondements, si ce n’est en faisant référence à la performance du secteur privé, comme le font d’ailleurs plusieurs gouvernements depuis les années 1980. C’est là, de notre point de vue, une position défensive peu susceptible d’engendrer un véritable renouvellement des pratiques providentialistes puisque celles-ci, dans leur version classique, sont considérées comme indépassables.

D’autres enfin, dont nous sommes, pensent qu’il est possible de réformer de manière importante la social-démocratie, sans succomber aux sirènes de la performance et de l’efficacité instrumentale, mais à condition de considérer l’État dans toute son amplitude institutionnelle et organisationnelle. C’est-à-dire en ne considérant pas l’État uniquement comme un producteur de service, mais aussi en prenant la pleine mesure de son rôle politique en tant qu’instance de régulation chargée d’arbitrer de manière démocratique les demandes des divers groupes d’intérêts dans la société. C’est à travers cette fonction fondamentale que l’État est en mesure d’apporter un certain apaisement des tensions sociales, d’appliquer certaines règles de justice et de favoriser un meilleur équilibre des divers principes économiques au sein de la société. Et à ce titre, les connaissances et l’expérience que nous avons acquises depuis plus de 15 ans dans les milieux de la recherche nous ont démontré l’importance de revoir l’articulation de l’État avec ce que nous appelons — à la suite de plusieurs autres chercheurs — le « tiers secteur » au sein d’une démarche visant à renouveler la social-démocratie.

Le tiers secteur est constitué principalement d’OBNL, de coopératives et de mutuelles. Il forme un secteur d’activités à part entière distinct des secteurs public et privé. Il rayonne dans un faisceau large d’activités : logement, santé et services sociaux, agriculture, commerce équitable, développement local, développement international, etc. Ce secteur n’est pas nouveau. Ses organisations ont toujours fait partie des dispositifs de développement social et économique de la société québécoise, même si l’essor de l’État-providence a eu pour effet de refouler plusieurs d’entre elles aux marges de ce développement tant les possibilités de prise en charge des dispositifs publics paraissaient illimitées à une certaine époque. Elles ont toutefois continué à croître à l’ombre de cet État-providence (mais aussi avec son soutien), certaines d’entre elles, notamment sa composante liée à l’action communautaire autonome, se dotant d’une visée générale de transformation globale de la société sur la base des principes de justice sociale, d’autonomie  et de solidarité.

Cette mise à la marge de certaines composantes du tiers secteur au cours de la période providentialiste, principalement celles œuvrant dans le soutien aux personnes et aux communautés, se comprend à la lumière de la méfiance qu’a suscitée au Québec les institutions et les organisations apparentées aux dynamiques réciprocitaires perçues dès lors comme les éléments résiduels d’un système conservateur, clérical et stigmatisant. Il faut dire que la réciprocité à la manière « libérale » était une « réciprocité inégalitaire [1]» qui se caractérisait par la circulation de biens et de services au sein de réseaux fermés (la  famille, la paroisse, le village), à partir d’une vision fortement hiérarchisée des classes sociales qui perpétuaient les inégalités socio-économiques, tout en confortant le pouvoir de l’Église sur la gestion de la pauvreté et des autres misères sociales.

Cette mise à la marge du tiers secteur à partir des années 1960 se comprend également à la lumière du formidable outil de développement social et économique qu’a représenté l’État-providence pour le Québec. Il fut et continue d’être un important vecteur d’affirmation nationale, sociale, économique et culturelle dont il faut aujourd’hui protéger les acquis. Mais ce constat ne doit pas pour autant nous rendre aveugle à ses carences sur les plans de la solidarité de proximité et de la redistribution. Il faut donc renouveler certaines politiques et pratiques afin de maintenir sa pertinence, non seulement pour des raisons d’ordre budgétaire (qui sont le plus souvent invoquées), mais aussi pour des motifs liés à sa structure même et ses modes de fonctionnement qui se prêtent davantage à des interventions standardisées liées à des populations ciblées.

Dans ce contexte, ce sont les principes mêmes d’action mobilisés par le tiers secteur qui s’avèrent déterminants dans leur contribution au renouvellement des pratiques de développement social et économique. Entraide, participation, coopération et réciprocité (échanges par le don) sont au cœur du fonctionnement de ces organisations et, dès lors, marquent les frontières de leurs champs d’action et de leurs spécificités par rapport aux entreprises marchandes et aux organisations publiques.

Ainsi, dans une perspective de transformation des institutions et des politiques publiques, ces principes ne peuvent se satisfaire, comme c’est le cas actuellement, d’une position de simples adjuvants à l’économie de marché ou à celle de la redistribution. Les principes fondateurs du tiers secteur doivent constituer, au même titre que la concurrence et la compétition, la centralisation et la redistribution, des principes reconnus de l’organisation de nos sociétés. Pour ce faire, ces principes devront toutefois connaître un nouvel élan afin de marquer davantage les processus de coconstruction à partir desquelles peuvent s’édifier les politiques publiques et les autres institutions de la société.

Nous ne laissons pas entendre ici que les principes de la réciprocité devraient éradiquer ceux de la concurrence et du marché en tant que projet global de société, ni remplacer l’action redistributrice de l’État social. Ce serait là davantage un projet idéologique, voire messianique, qu’un projet politique et économique. Mais la mise en service de l’intérêt général des sociétés exige un déplacement des points d’équilibre de ces divers principes d’action qui, pour l’instant, sont outrageusement dominés par les règles du libre marché, du moins dans le contexte nord-américain. Insuffler une portée plus structurante aux compromis institutionnalisés qui intègrent la dimension réciprocitaire serait une approche plus adéquate et responsable pour répondre aux nouveaux défis des communautés, tant sur le plan local que national et international.

En d’autres termes, l’État social pourra se renouveler, en tablant sur les gains sociaux réalisés grâce à son action au cours du dernier demi-siècle, à condition qu’il opère une nouvelle articulation avec le tiers secteur. Cette nouvelle articulation doit se faire à partir d’une dynamique de coconstruction qui intègre les acteurs du tiers secteur aux processus délibératifs menant à la redéfinition des politiques publiques et des institutions sociales et économiques. À cet égard, l’histoire des 30 dernières années est riche d’enseignement sur les possibles et les dérives d’une telle perspective. Pour le bénéfice de notre argumentaire, nous exposerons brièvement deux expériences contrastées de politiques publiques associées au tiers secteur : le Programme de soutien aux organismes communautaires et les politiques balisant le développement des entreprises d’économie sociale en aide domestique.

Le programme de soutien aux organismes communautaires constitue un bel exemple d’une politique publique coconstruite qui permet aux principes de réciprocité de rayonner davantage parmi certaines composantes de la société (voir mon ouvrage aux PUQ). Mis sur pied au début des années 1970, mais ayant atteint sa pleine maturité au cours des années 1990, ce programme de financement de l’action communautaire permet aux organismes bénéficiaires de profiter de marges de manœuvre appréciables dans l’utilisation des sommes accordées par l’État et d’une certaine flexibilité dans les processus de reddition de compte qui s’y rattachent. Ces marges de manœuvre et cette flexibilité ont été acquises de longues luttes par les milieux communautaires. Elles permettent à ces organismes d’innover et de s’adapter aux transformations de la société et des problématiques sociales afin de mieux répondre aux besoins des personnes et des communautés. Les organismes en santé mentale, les groupes de femmes, les maisons de jeunes, pour n’en nommer que quelques-uns, ont ainsi pu expérimenter de nouvelles formes de pratique qui ont profondément transformé les approches traditionnellement adoptées pour intervenir auprès de ces groupes.

Ces innovations ont par la suite souvent fait l’objet d’un transfert — à des degrés variables et selon des modalités diverses — au sein du secteur public. Ces innovations, issues d’une coconstruction démocratique à laquelle a participé une diversité d’acteurs, ont dès lors à la transformation de l’État-providence et permis d’établir les bases d’une interaction plus féconde entre l’État et le tiers secteur dans sa composante associative. Certes, cette dynamique a connu un certain essoufflement au cours des dernières années, en raison notamment des penchants plus marqués des derniers gouvernements pour une certaine marchandisation des services et l’application plus marquée de formes de management emprunté au secteur marchand (voir à ce sujet le volume 22 no 2 de la revue Nouvelles pratiques sociales). Néanmoins, l’ancrage institutionnel solide du programme de soutien aux organismes communautaires et le poids politique des milieux associatifs ont permis à tout le moins de maintenir les acquis à cet égard et de prévenir un recul vers des formes de financement incompatible avec la mission globale de ces organismes.

En revanche, l’articulation entre l’État et le tiers secteur peut se réaliser de manière autoritaire et hiérarchique, à travers un modèle d’impartition et de simple rationalisation des coûts des programmes sociaux qui vient finalement soutenir un modèle général de développement axé sur une marchandisation accrue des échanges de biens et services. L’évolution des entreprises d’économie sociale œuvrant dans les services à domicile au Québec illustre bien cette possible dérive d’un projet d’économie sociale reposant pourtant au départ sur des assises solidaires et démocratiques (voir le livre de Vaillancourt et Jetté, 2009). Créé en 1996 dans la foulée des deux Sommets socio-économiques, ce réseau d’une centaine d’entreprises connaît, malgré son dynamisme et sa résilience, des difficultés importantes depuis le milieu des années 2000. Détérioration des conditions de travail du personnel, absence de concertation entre les entreprises et l’État et les syndicats ainsi qu’entre les entreprises elles-mêmes, marginalisation du lien social dans la dispensation des services, politiques publiques d’encadrement floues et ambiguës : ces constats viennent mettre en relief une expérience d’économie sociale soumise aux diktats d’un ordre du jour productiviste peu ou prou intéressé par le potentiel de renouvellement des pratiques que recèle le tiers secteur. Ils font plutôt la preuve de la difficulté pour les acteurs politiques et administratifs de se détacher de leurs vieux réflexes autoritaires et centralisateurs. Cette expérience montre également que sans rapport de force, et donc sans investissement sur le plan politique et stratégique, le tiers secteur pourra difficilement accéder à un statut de véritables partenaires reconnus pour son potentiel d’innovation et son enracinement dans les communautés et les territoires, des caractéristiques lui permettant de se distinguer des approches souvent bureaucratiques ainsi que des solidarités abstraites et médiatisées relatives à l’État-providence.

Certaines pratiques des organisations du tiers secteur ne sont donc pas exemptes d’ambiguïtés, ni même de travestissement de sens. Globalement, on ne peut toutefois mettre en doute les progrès réalisés depuis une vingtaine d’années au Québec et ailleurs quant à la reconnaissance des principes qui sont au cœur même des pratiques qui sous-tendent l’action de ces organisations. Le paradoxe est peut-être que cette avancée se réalise au moment même où l’application des dynamiques du marché — concurrence et compétitivité — n'a jamais paru aussi triomphante au sein des principales institutions de la société.

Mais ce paradoxe ne pourrait être qu’apparent, puisqu’aucune transformation significative des institutions ne s’est jamais réalisée sans un bouillonnement préalable sur les plans politique, social et culturel. Le cas de la Révolution tranquille au Québec est un bel exemple de bouleversements profonds qui ont été précédés d’un travail de fond à la fois sur le plan des idées et des valeurs par des acteurs mobilisés par une volonté forte de transformation et de modernisation (un travail souvent occulté dans sa phase préparatoire par la puissance hégémonique des institutions déjà en place structurant le modèle dominant de développement).

C’est ainsi que le tiers secteur fait entrer le principe de la réciprocité dans la société moderne, à travers le développement de nouvelles organisations qui refusent la séparation stricte entre producteurs et usagers ainsi qu’entre les dimensions sociales et économiques des échanges au sein de la société, tout en considérant la qualité du lien social entre les individus et les communautés comme fondamentale pour favoriser le bien commun et l’intérêt général. Ces nouvelles initiatives se caractérisent alors par une « réciprocité multilatérale » fondée sur des acteurs diversifiés (usagers, travailleurs, militants, bénévoles) qui se positionnent de manière plus égalitaire afin d’échanger des biens et des services. Elles sont toutefois porteuses d’un projet de société aux contours encore flous et mouvants, qui ne renvoient pas à des modèles bien définis comme ont pu l’être en leur temps le communisme et le socialisme. Cette absence d’attachement à un projet politique global, le refus même d’une partie de ses acteurs et de ses penseurs d’être intégrés à une telle conception holistique, laissent certaines composantes du tiers secteur dans un espace politique équivoque qui n’est pas sans susciter débats et controverses sur sa véritable nature et le sens de son développement. 

D’autant plus que les propositions visant à pallier les insuffisances du fordisme et du providentialisme ne sont pas venues que des mouvements sociaux. Si tel avait été le cas, nous serions actuellement au sein d’un modèle de développement imprégné davantage des principes de solidarité et de réciprocité associés au tiers secteur. Or, les trente dernières années ont plutôt été marquées par l’imposition de politiques liées au renouvellement du libéralisme dans le cadre d’un « nouvel esprit du capitalisme » misant sur la flexibilité des dispositifs industriels et la mobilité des travailleurs. Dopé à même un retournement de la critique portée par la jeunesse étudiante de mai 1968 et certaines catégories de travailleurs professionnels, ce nouvel esprit du capitalisme, avec sa propension à étendre la culture du management à toutes les sphères de la société (gestion, rationalisation, maximisation, calculabilité), diffère du libéralisme de la première moitié du XXe siècle qui, sur les plans culturel et symbolique, pouvait encore prétendre à la libération des « servitudes » du monde ancien. Or, « le néolibéralisme contemporain ne porte plus les valeurs qui permettraient de donner un sens à la vie et une direction à la collectivité [2]». Bien au contraire, exacerbant les dynamiques de compétition, aiguisant les appétits individuels et les désirs narcissiques, son projet sociologique et anthropologique s’apparente à une véritable guerre de tous contre tous dans laquelle crise économique, crise financière, crise politique et crise sociale se succèdent sans trouver réellement de solution durable. Un projet reposant principalement sur une conception utilitariste des relations humaines et qui tend à dépouiller l’individu des supports moraux et collectifs lui permettant de donner sens à sa vie.

Mais ce « nouvel esprit du capitalisme », s’il tend à s’imposer dans plusieurs lieux, n’occupe tout de même pas tout l’espace « d’historicité ». Dans la lutte pour l’orientation des grandes tendances culturelles et sociétales, se profile également « un nouvel esprit solidaire » qui, même s’il ne bénéficie pas des mêmes appuis, ni de la même légitimité dans l’espace public, continue d’évoluer et d’accroître sa présence en raison notamment de cette quête de sens inhérente à la condition humaine. Comme l’a bien démontré Honneth [3], celle-ci ne peut en effet être réduite à des considérations uniquement matérielles, qui sont certes nécessaires pour assurer la survie et la reproduction des individus et des communautés, mais insuffisantes pour assurer leur émancipation, leur bien-être et leur besoin de reconnaissance. Or, dans ce contexte, il s’agit de voir si les regroupements d’acteurs sociaux et d’individus qui soutiennent les expériences du tiers secteur sauront investir l’espace politique afin d’imposer « [leur] identité alternative, loin du rôle de roue de secours du monde capitaliste que l’on voudrait parfois [leur] faire tenir [4]».

Cela semble loin d’être acquis si l’on s’en tient uniquement à une comptabilisation stricto sensu des biens et services produits par le tiers secteur, surtout une fois comparé aux productions des services publics et des entreprises marchandes. Mais peut-être est-ce là une manière résolument trop « quantitative » de poser la question (c’est-à-dire plus ou moins de tiers secteur), encore que les avancées du tiers secteur à cet égard sont probablement plus importantes que ce que laissent transparaître les comptabilités nationales. Les initiatives du tiers secteur tendent à investir des secteurs jusque-là réservés au secteur marchand, et ce, même si elles ont encore peu de poids dans les grandes institutions de régulation, encore que des initiatives comme le Fonds de solidarité de la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ) et le Fondaction de la Confédération des syndicats nationaux (CSN) s’avèrent des exemples concrets d’initiatives solidaires opérant sur le plan macro-économique au Québec.

Il se pourrait bien, comme le dit Jean-Louis Laville, qu’il faille avant tout procéder à « la revalorisation des pratiques réciprocitaires » afin de susciter un changement des mentalités, non seulement sur le plan économique, mais aussi sur le plan sociologique, et dans les formes de régulation adoptées pour faire face à la crise [5]. Au-delà des agrégations comptables visant à évaluer l’ampleur de son développement comme secteur d’activité, l’avancement du tiers secteur se mesure aussi — sinon même davantage à cette étape-ci de son développement — par la contamination des principes de réciprocité au sein des secteurs privé et public. Des principes qui renvoient à une transformation de l’imaginaire collectif et qui favorisent la remise en question de l’unilatéralisme marchand et ses corollaires, la maximisation des profits et la prédominance de l’intérêt individuel comme principaux vecteurs de progrès dans notre société.

En définitive, c’est à une redéfinition des liens entre réciprocité, marché et redistribution que nous invite le tiers secteur. Certes, cette redéfinition est complexe et pose de formidables défis à ceux et celles qui en font la promotion, des défis à la fois sociaux, politiques économiques, culturels et écologiques. Mais l’ampleur de la tâche ne doit pas avoir pour conséquence de renoncer à cet engagement puisque le soutien des initiatives solidaires est la condition même de l’application de nouveaux principes de justice dans l’élaboration et la mise en œuvre d’un nouvel État social.

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[1]  Gardin, Laurent (2006). Les initiatives solidaires. La réciprocité face au Marché et à l’État, France, Erès, 190 p.
[2]  Laval, Christian (2007). L’homme économique. Essai sur les racines du néolibéralisme, Paris, Gallimard, p. 332.
[3]  Honnet, Axel (2008). La lutte pour la reconnaissance, Paris, Éditions du Cerf, 227 p.
[4]  Frère, Bruno (2009). Le nouvel esprit solidaire, France et Belgique : DDB, p. 45.
[5]  Laville, Jean-Louis (2007). L’économie solidaire. Une perspective internationale, Paris, Hachette, p. 256.

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