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Volume 2, no 2
Le projet de société alternatif en Équateur : Socialisme ou Social-démocratie du XXIe siècle?

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Le projet de société alternatif en Équateur : Socialisme ou Social-démocratie du XXIe siècle?


Par Yves Vaillancourt, professeur associé, UQAM

Introduction

Il y a un an et demi, lorsque nous avons lancé notre texte sur « le renouvellement de la social-démocratie au Québec », Doré, Lapierre, Lévesque et moi avions choisi de limiter nos travaux de deux manières. D’une part, en laissant de côté l’histoire de la social-démocratie pendant la période de la première et de la deuxième internationales de 1864 à 1920. D’autre part, en nous centrant sur les pays du Nord. Certains, dont Pierre Beaudet, nous l’ont reproché. Parmi ces reproches, le deuxième sur l’oubli des pays du Sud me semble mériter plus d’attention que le premier. À mes yeux, la solidarité avec les peuples du Sud constitue une responsabilité incontournable dans un chantier sur le renouvellement de la social-démocratie. Si on l’oublie, la social-démocratie risque de devenir un privilège réservé aux pays du Nord.

Le texte qui suit porte sur l’apport de certains pays du Sud à notre réflexion sur le renouvellement de la social-démocratie. À cet effet, j’examinerai ce qui se passe depuis une décennie dans certains pays de la région de l’Amérique latine et des Caraïbes. Ce choix est d’autant plus pertinent que, sur le continent latino-américain, contrairement à ce qui se passe sur les continents européen et nord-américain, plusieurs gouvernements de gauche ou de centre-gauche ont pris le pouvoir depuis la fin du XXe siècle. Je pense aux gouvernements de Chavez au Venezuela depuis 1998, de Lula au Brésil depuis 2002, du Frente Amplio en Uruguay depuis 2004, de Morales en Bolivie depuis 2005, de Correa en Équateur depuis décembre 2006, du Front Farabundo Marti au Salvador depuis 2009, etc. Évidemment, les gouvernements de gauche mentionnés ci-dessus témoignent d’une gauche plurielle. Cela signifie que l’Amérique latine actuelle nous fournit plusieurs laboratoires susceptibles d’alimenter nos réflexions et démarches concernant les alternatives possibles au néolibéralisme et à la crise du capitalisme.

Plus précisément, je me pencherai sur le cas du gouvernement de gauche de Rafael Correa au pouvoir en Équateur depuis janvier 2007. Tout comme ceux d’Hugo Chavez au Venezuela et d’Evo Morales en Bolivie, ce gouvernement, ne se réclame pas de la social-démocratie renouvelée, mais plutôt du « socialisme du XXIe siècle ». Tout en respectant ce choix d’appellation, je considère que le projet et la pratique du gouvernement de Correa, depuis quatre ans, partagent plusieurs points communs avec ce que nous entendons par social-démocratie renouvelée. Conséquemment, le cas de l’Équateur constitue une référence historique susceptible d’enrichir notre réflexion sur le renouvellement de la social-démocratie au Québec et ailleurs.
 
En m’appuyant sur les résultats d’une recherche documentaire en cours sur l’Équateur, je compte faire trois choses. D’abord, résumer quelques traits du projet de société mis de l’avant par le gouvernement de Correa. Puis, faire ressortir comment la gauche équatorienne et latino-américaine fait le lien entre le projet de société visé par le gouvernement de Correa et le socialisme du XXIe siècle. Enfin, argumenter que le projet du gouvernement de Correa a autant à voir avec la social-démocratie du XXIe siècle telle qu’on la voit au Québec qu’avec le socialisme du XXIe siècle tel qu’on le conçoit en Amérique latine.

I- Le projet de société alternatif en Équateur

Dans un article antérieur publié dans le Bulletin du GESQ de janvier 2010, j’ai fait état des raisons qui m’ont amené à m’intéresser intensément à ce pays depuis l’été 2009 et des observations que j’ai faites à la suite d’une première mission de recherche effectuée en décembre 2009. Depuis, j’ai poursuivi mes recherches en m’appuyant principalement sur des sources documentaires issues des milieux gouvernementaux et de la société civile.

Quelques caractéristiques de l’Équateur

Parmi les caractéristiques qui frappent au départ, je rappelle que l’Équateur est :
 •  un petit pays andin de 14 millions d’habitants;
 •  un pays très diversifié sur le plan ethnoculturel avec une population à 25% autochtone et à 4% afro-équatorienne;
 •  un pays doté d’une société civile robuste et pluraliste;
 •  un pays marqué par de fortes traditions à la fois religieuses (forte présence du catholicisme) et laïques;
 •  un pays reconnu pour la diversité et la vigueur de ses mouvements sociaux (indigène, paysan, syndical, féministe, étudiant, écologique, etc.) et une culture politique encline à la « protesta »;
 •  un pays muni d’une société politique pluraliste reposant sur une diversité d’idéologies, de partis et de tendances politiques.
 •  un pays qui a connu 25 années de politiques néolibérales dictées par des institutions internationales comme le FMI et la Banque mondiale au cours des années 1980-2005;
 •  un pays qui a connu beaucoup d’instabilité politique au cours de son histoire et notamment au cours des douze années qui ont précédé l’ère Correa, pendant lesquelles sept présidents se sont succédé, dont trois qui n’ont pas terminé leur mandat;
 • un pays dont l’économie jusqu’à tout récemment était basée sur l’exportation de ressources naturelles (bananes, crevettes, fleurs, pétrole etc.);
 •  un pays pourvu d’un système politique unitaire et présidentiel, doté d’une chambre unique appelée Congrès hier et Assemblée nationale aujourd’hui (avec 130 sièges); dans ce système, le président élu peut exercer le pouvoir pendant deux mandats d’affilée d’une durée de quatre ans; les membres du conseil des ministres ne sont pas élus, mais choisis par le président, d’où leur vulnérabilité;
 • u n pays qui s’est donné vingt constitutions en deux siècles, la dernière ayant été rédigée par l’Assemblée constituante et adoptée en 2008 sous le gouvernement Correa.

Le gouvernement de Correa et son projet de transformation

Maintenant, je présente quelques caractéristiques du gouvernement de Correa et du projet de transformation impulsé depuis janvier 2007.

1. Jusqu’en 2005, Rafael Correa était peu connu du grand public. C’était un professeur d’université en économie qui avait fait ses études de maîtrise en Belgique et de doctorat à l’Université d’Illinois aux États-Unis. Il s’est fait connaître en 2005 lorsqu’il est devenu conseiller du ministre de l’Économie puis ministre de l’Économie pendant 4 mois dans le gouvernement d’Alfredo Palacio, à la suite de la destitution du gouvernement de Lucio Gutierrez. Sa popularité s’est accrue lorsqu’il a démissionné en dénonçant les politiques néolibérales du FMI et de la BM et en préconisant une plus grande régulation de l’État en matière de politique pétrolière.

2. Correa n’a pas suivi une trajectoire politique conventionnelle. Il ne s’est pas fait connaître à partir d’implications dans les partis politiques et les mouvements sociaux. C’est un catholique pratiquant qui se réclame publiquement dans certains discours de la doctrine sociale de l’Église et de la théologie de la libération tout en défendant la laïcité de l’État. Il a fait pendant deux ans du travail communautaire dans des communautés indigènes. Dans la campagne présidentielle de septembre 2006, il appartenait non pas à un parti politique, mais à un mouvement politique connu par la suite sous le nom d’Alianza Pais. Depuis, il a continué à agir de la sorte. En tablant sur le discrédit des partis politiques en Équateur, Correa a tenu un discours dans lequel il a constamment dénoncé la « partidocratie », définie comme l’abus de pouvoir des partis politiques. Cette dénonciation l’a amené à développer un côté messianique en se présentant comme un sauveur au-dessus des partis politiques et des corporatismes. D’où les critiques d’une partie de la gauche qui lui reproche de faire preuve d’autoritarisme et d’ultra-présidentialisme.

3. Correa s’est fait élire une première fois comme président de l’Équateur en l’emportant au deuxième tour en décembre 2006. Par la suite, il a consolidé son pouvoir et celui de son gouvernement en proposant l’abolition du Congrès et son remplacement par une Assemblée constituante dans laquelle Alianza Pais et ses alliés ont obtenu 80 des 130 sièges. La création de l’Assemblée constituante fut ratifiée par une consultation populaire en avril 2007 avec un appui de 80% des électeurs. Au cours de l’année 2008, l’Assemblée a travaillé à un nouveau projet de Constitution, le vingtième dans l’histoire du pays. La nouvelle Constitution de 400 pages a été construite par le pouvoir législatif (l’Assemblée nationale) et approuvée par le pouvoir exécutif (la présidence et le conseil des ministres). En octobre 2008, elle a été soumise à un référendum populaire et ratifiée avec l’appui de 64% des voix. Depuis son entrée en vigueur, des élections anticipées ont été lancées. Le 27 avril 2009, Correa l’a emporté au premier tour avec 51% des voix. En raison de la nouvelle Constitution, le nouveau mandat présidentiel de 4 ans de Correa sera compté comme son premier. En conséquence, s’il se représentait et gagnait aux élections présidentielles en 2013, il pourrait obtenir un nouveau mandat de 4 ans et rester au pouvoir jusqu’en 2017. Selon les sondages, l’appui de la population à Correa se situait à 65% en mars 2010.

4. Sur le plan politique et institutionnel, le programme du gouvernement de Correa passe par une vigoureuse réaffirmation du rôle planificateur et coordonnateur de l’État national qui avait été fortement affaibli, rapetissé et délégitimé à la suite de 25 années de politiques néolibérales au cours des années 1980-2005. Cette réaffirmation du rôle de l’État est conjuguée avec la poursuite de deux objectifs stratégiques. D’une part, avec l’objectif du « Buen Vivir » (Sumak Kawsay) qui promeut l’accès de tous et toutes à un mieux-être économique et social et reconnaît constitutionnellement les droits de la nature qui ont des implications pour la gestion publique de l’eau et de la terre de même que pour la poursuite de la souveraineté alimentaire. Cela entraîne des implications multiples et originales sur le plan de l’écologie, de la protection de la biodiversité et de l’équité intergénérationelle.

5. D’autre part, la valorisation du rôle de l’État se conjugue avec la « révolution citoyenne » qui se présente comme un antidote à la centralisation et à la bureaucratisation. En effet, la participation individuelle et collective des citoyens appelée par la révolution citoyenne comporte une forte exigence de décentralisation et de déconcentration. Bien adossée à des principes fortement exprimés dans la Constitution et le discours gouvernemental, la révolution citoyenne fait appel à une participation des acteurs de la société civile et des autorités publiques dans les territoires locaux à la codécision dans l’élaboration des politiques publiques, autant qu’au moment de leur mise en œuvre et de leur évaluation. Elle argumente en faveur d’une perspective de coconstruction démocratique des politiques publiques. Évidemment, il reste à apprécier jusqu’à quel point cette vision parvient à passer dans la pratique. Mais certains textes constitutionnels et ministériels n’en demeurent pas moins des plaidoyers pour la coconstruction des politiques publiques.

6. Sur le plan économique, le gouvernement Correa met de l’avant une politique nationaliste et endogène axée sur l’intérêt général de la population équatorienne. Cette politique préconise la rupture avec la tendance au « productivisme » et à « l’extractivisme » (consistant à extraire la ressources jusqu’à épuisement sans respecter des normes sociales et environnementales). Pour Alberto Acosta, l’enjeu consiste à rompre avec « un modèle d’accumulation basé sur l’extraction des ressources naturelles ».

7. Dans le domaine stratégique de l’exploitation des ressources pétrolières dans lesquelles on retrouve plusieurs transnationales étrangères, dont certaines sont américaines comme Chevron, le gouvernement de Correa vise l’instauration d’un nouveau contrat social. Avec la nouvelle Loi des hydrocarbures, il veut imposer aux entreprises étrangères un nouveau modèle de « contrats de prestation de services ». Il s’agit d’amener le secteur privé à reconnaître que les ressources pétrolières appartiennent aux Équatoriens et que les services rendus par les compagnies étrangères doivent avoir des retombées plus substantielles sous forme de redevances d’au moins 50% dans les coffres de l’État équatorien, lesquelles servent à financer des politiques sociales et à alléger la dette publique. Si les entreprises étrangères prennent trop de temps à arriver à des ententes négociées, le gouvernement n’exclut pas la possibilité de recourir à la nationalisation de certaines d’entre elles, tout en préférant éviter par la négociation ce scénario de dernier recours.

8. Une autre des caractéristiques de la politique économique, voire socio-économique du gouvernement de Correa, c’est la volonté de placer l’économie sociale et solidaire au coeur du projet de transformation économique et sociale. C’est l’une des raisons pour lesquelles la politique de ce gouvernement retient mon intérêt. En Équateur, l’économie sociale et solidaire n’est pas un à-côté folklorique. C’est un vecteur central de l’ensemble de la politique économique et sociale. Citons René Ramirez, ministre clé et principal théoricien du gouvernement de Correa : « On se propose d’édifier une économie sociale et solidaire qui, sans nier le marché, le subordonne à la reproduction de la vie et à d’autres formes d’organisation et de production. » L’article 283 de la Constitution de 2008 va dans le même sens :
« Le système économique est social et solidaire; il reconnaît l’être humain comme sujet et fin; il vise une relation dynamique et équilibrée entre société, État et marché, en harmonie avec la nature; il a pour objectif de garantir la production et la reproduction des conditions matérielles et immatérielles qui permettent le “Buen Vivir”. Le système économique fait de la place à des formes d’organisation économique publique, privée, mixte, populaire et solidaire et d’autres que la Constitution identifie. L’économie populaire et solidaire sera régulée en accord avec la loi qui inclura les secteurs coopératifs, associatifs et communautaires. »
Ainsi, en Équateur, l’expression le plus souvent utilisée dans ce domaine, est celle de «l’économie solidaire». Cette dernière est plus qu’un secteur parmi d’autres dans le système économique. C’est une vision, une logique de coopération, qui s’inscrit dans la ligne de la stratégie globale du « Buen Vivir » et vise à imprégner et à transformer à la fois l’économie populaire, l’économie publique et l’économie privée. Alors, c’est l’ensemble de l’économie qui doit devenir de plus en plus solidaire. Cela ne veut pas dire que l’économie de marché doit disparaître. Conséquemment, le système économique global qualifié de solidaire demeure un système d’économie mixte, ou plurielle.

Il y aurait beaucoup à ajouter concernant d’autres traits du modèle de développement promu présentement en Équateur. Par exemple :

 •  sur l’importance conférée au respect de la biodiversité, au point de créer un nouveau concept « le bio-socialisme »;

 •  sur la place de nouvelles politiques sociales capables de faire face à l’inégalité sous toutes ses formes et soucieuses de dépasser l’assistancialisme et le providentialisme entre autres dans le domaine de l’intégration au travail et de l’inclusion citoyenne de personnes ayant des incapacités;

 •  sur la construction d’un État plurinational et interculturel capable d’intégrer dans son dispositif institutionnel des éléments empruntés à la tradition des nations autochtones notamment en matière de justice;

 •  sur la création de nouvelles institutions d’intégration et de coopération régionales comme UNASUR visant le renforcement de l’identité latino-américaine et de son poids dans la nouvelle géopolitique mondiale marquée au coin de la multipolarité.

De toute manière, ce que j’ai mentionné permet de comprendre que les réformes radicales en cours en Équateur sont novatrices et exigeantes. Elles entraînent d’immenses défis pour le gouvernement. Leur mise en œuvre occasionne des résistances et des dérapages. On l’a constaté au cours de l’année 2010 avec l’apparition d’un nombre croissant de bras de fer d’une part entre la présidence et l’Assemblée nationale; d’autre part, entre le gouvernement et les mouvements sociaux, notamment le mouvement indigène.

II- Le projet du gouvernement de Correa et le socialisme du XXIe siècle en Amérique latine

Je compte maintenant prioriser la question suivante : Comment le projet de transformation de la société mis de l’avant par le gouvernement Correa est-il vu par la gauche en Amérique latine, en Équateur notamment? Pour répondre à cette question, attendu le caractère pluriel de la gauche, je distingue trois postures.

1. Première posture : le projet de Correa n’a rien de socialiste

Pour une partie de l’extrême gauche, le projet du gouvernement Correa n’est rien d’autre qu’un projet réformiste de modernisation du capitalisme en Équateur. Par exemple, c’est l’opinion que Fernando Lopez exprime dans un article récent de la revue R:

 •  « La révolution citoyenne n’est pas autre chose qu’un processus de modernisation capitaliste, dans lequel Rafael Correa semble avoir réalisé ce qu’aucun des gouvernements des cinquante dernières années a réalisé : articuler une nouvelle hégémonie... »

 •  « La principale règle de l’économie continue [avec le gouvernement de Correa] d’être le marché et la loi de la valeur, mais avec un État protagoniste, agent actif et pierre angulaire de la modernisation capitaliste. »

Pour cette première gauche, le projet politique et économique du gouvernement Correa, évalué à partir d’une grille marxiste radicale, doit être condamné parce qu’il est réformiste plutôt que vraiment révolutionnaire. Cette gauche radicale reproche au gouvernement de Correa d’être incapable de marquer une rupture avec l’économie de marché et de sortir du capitalisme au sens fort.

Je situe dans le même courant les écrits de James Petras, spécialiste américain de l’Amérique latine bien connu depuis trois décennies. Aux yeux de Petras, des pays comme l’Équateur, la Bolivie et même le Venezuela ont une politique économique trop réformiste, tout simplement parce qu’ils n’ont pas encore décidé de nationaliser et d’étatiser les dizaines de compagnies étrangères qui exploitent les ressources naturelles. En outre, Petras reproche à l’Équateur et à la Bolivie de ne pas retenir le « marxisme comme instrument d’analyse ou base pour la formulation des politiques ».

En somme, les tenants de cette première gauche n’apprécient pas l’expression socialisme du XXIe siècle, comme si elle véhiculait le danger de légitimer l’éloignement du socialisme du XIXe et du XXe siècles et, du même coup, le rapprochement de la social-démocratie, une étiquette chargée de connotation péjorative. Dans une entrevue donnée à la revue Rebelion, Petras avance que les expériences latino-américaines qui se proclament socialistes du XXIe siècle ne sont qu’une « variante de la social-démocratie ». 

2. Deuxième posture : le projet de Correa fait partie du socialisme du XXIe siècle, mais...

Pour une deuxième gauche, la politique du gouvernement de Correa est vue avec sympathie tout en faisant l’objet d’un certain nombre de critiques, parfois sévères. Pour elle, le projet de transformation en cours en Équateur s’inscrit sans hésitation dans le socialisme du XXIe siècle, une étiquette qui conserve une résonnance positive.

Dans ce deuxième groupe, je place certains intellectuels de gauche invités au colloque international sur « Les gauches latino-américaines face à la crise du capitalisme mondial », tenu à Quito en décembre 2009. Je pense au Brésilien Emir Sader et aux Mexicains Massimo Modonessi et John Saxe-Fernandez. J’ajoute les noms d’autres intellectuels de gauche connus qui suivent de près les transformations en cours en Équateur : le Belge François Houtart, la Chilienne Marta Harnecker et l’Haïtien Camille Chalmers. Si on me demandait d’ajouter un nom québécois, je mentionnerais celui de Pierre Beaudet.

Cette deuxième gauche partage certaines des positions radicales de la première, mais en extirpant leur côté sectaire. Mais elle s’en démarque en se référant avec sympathie aux pays qui se réclament du socialisme du XXIe siècle, l’Équateur. Ainsi, elle se rapproche de la troisième gauche dont il sera question plus loin.

Voici quelques traits des positions de la deuxième gauche :

 •  Le concept de « buen vivir » est attractif, tout en apparaissant parfois vague et mystérieux.

 •  La transformation socio-économique implique un changement profond, rapide et pacifique.

 •  L’accent est mis sur l’anticapitalisme, plutôt que sur l’antinéolibéralisme et le postnéolibéralisme.

 •  La socialisation des moyens de production constitue un point central. Toutefois, certains auteurs comme Marta Harnecker insistent pour qu’on la distingue de l’étatisation des moyens de production, une erreur du socialisme du XXe siècle.

 •  Le cas du socialisme cubain demeure une référence globalement positive qu’on évite de mettre en question publiquement.
 
 •  La situation géopolitique mondiale actuelle est vue comme un passage d’un monde bipolaire (avant la chute du mur de Berlin en 1989) vers un monde unipolaire dominé par l’impérialisme américain qui demeure la puissance dominante sur le plan mondial et en Amérique latine. Le passage de Bush à Obama à la présidence des États-Unis ne constitue pas un changement pour les pays de l’Amérique latine et des Caraïbes.

 •  Le résolution des conflits se fait à partir de la lutte des classes.

 •  Il faut dépasser le modèle de développement productiviste et non écologique propre au socialisme du XXe siècle.

 •  Karl Marx demeure la référence théorique centrale et le socialisme auquel on souscrit demeure nettement marxiste. L’accent est mis sur les rapports sociaux de production et la centralité du travail.

3. Troisième posture : le projet de Correa fait vraiment partie du socialisme du XXIe siècle

Dans une troisième gauche, je vois des dirigeants actuels du gouvernement de l’Équateur (Rafael Correa, René Ramirez, Ricardo Patino, Jimena Ponce, Doris Solis) et des intellectuels qui en sont plus ou moins proches (Alberto Acosta, Adrian Bonilla, Jorge Leon).

Les positions de cette troisième gauche se reconnaissent à partir des traits suivants :

 •  Correa dans ses discours répète souvent l’idée que « le socialisme du XXIe siècle est en construction » et que le chemin est inventé en marchant. Qu’il constitue « la réponse latino-américaine au néolibéralisme qui exclut ». Qu’il doit se tenir à l’abri des « vérités dogmatiques » du socialisme classique.

 •  L’horizon du « Buen Vivir » est présenté comme un point de départ plus que comme un point d’arrivée. Le ministre Ramirez le voit comme un « concept mobile », ce qui ne l’empêche pas d’en proposer une synthèse originale: c’est
« la satisfaction des besoins; l’atteinte d’une qualité de vie et d’une mort digne; le fait d’aimer et d’être aimé et le florecimiento saludable de tous, en paix et harmonie avec la nature, pour la prolongation des cultures humaines et de la biodiversité. Le Buen Vivir, ou le sumak kawsay, implique avoir du temps libre pour la contemplation et l’émancipation. Il suppose que les libertés, occasions, capacités et potentialités réelles des individus et des collectivités s’amplifient et fleurissent de manière à permettre […] d’atteindre ce qui est valorisé comme objectif de vie désirable… »
Plus loin, Ramirez précise que
« le Buen Vivir des citoyens et des collectifs appelle un nouveau pacte de convivialité pour tous et toutes sans discrimination aucune et que ce pacte n’est pas viable s’il n’a pas comme but la garantie des droits de la nature, la réduction des inégalités sociales, l’élimination de la discrimination et de l’exclusion et la construction d’un esprit coopératif et solidaire qui viabilise la reconnaissance mutuelle entre les “divers égaux” dans le cadre d’une biostratégie de génération de la richesse. »

 •  La transformation socio-économique et politique implique un changement révolutionnaire, profond, rapide, démocratique et pacifique. Dans un discours fait en Angleterre le 26 octobre 2009, Correa explique ainsi la révolution citoyenne:
« Il s’agit d’attaquer frontalement et d’extirper les racines des causes de l’inéquité et de l’injustice. À cet effet, il faut de véritables révolutions démocratiques et pacifiques. Plus précisément, des révolutions, c’est-à-dire des changements radicaux, profonds et rapides des structures politiques sociales et économiques. »

 •  L’accent est mis sur l’antinéolibéralisme et le postnéolibéralisme plutôt que sur l’anticapitalisme. L’économie plurielle ou mixte est acceptée, ce qui fait que l’économie de marché a une place tout en étant régulée par l’État et devant cohabiter avec une économie publique démocratique et une vigoureuse économie sociale et solidaire.

 •  Le cas cubain est vu comme une référence positive pour les droits sociaux (éducation, santé, services sociaux, logement, travail, etc.), mais comme une référence négative pour les droits civils et démocratiques (droit d’expression, reconnaissance du pluralisme des partis politiques et des élections libres, etc.).

 •  La situation géopolitique mondiale est présentée comme un passage d’un monde bipolaire (avant la chute du mur de Berlin en 1989) vers un monde multipolaire (États-Unis, Union européenne, Chine, Russie, Brésil), ce qui crée des occasions nouvelles pour la consolidation de l’identité des pays du continent latino-américain et caraïbéen.

 •  Le dépassement des conflits se fait à partir de délibérations démocratiques et de la recherche de consensus dans l’espace public.

 •  La transformation socio-économique et politique implique un changement profond, rapide et pacifique.
 
 •  Karl Marx cesse d’être une référence théorique centrale et cède la place à d’autres comme José Carlos Mariategui, Karl Polanyi, Amartya Sen, José Luis Coraggio.

On l’aura deviné, parmi les trois postures que je viens de résumer, c’est la troisième que je propose de mettre en dialogue avec notre démarche nordique sur le renouvellement de la social-démocratie.

III- Pourquoi pas social-démocratie du XXIe siècle?

Comme le suggère le titre de mon article, ne serait-il pas pertinent de réfléchir sur l’inscription du projet de transformation de l’Équateur non seulement dans le socialisme du XXIe siècle, mais aussi dans une social-démocratie renouvelée qu’on pourrait appeler social-démocratie du XXIe siècle? Ce faisant, je suis conscient de forcer un peu la note. Je l’ai fait ressortir dans la deuxième section, la gauche équatorienne et latino-américaine n’est pas portée à utiliser l’étiquette de la social-démocratie pour qualifier des transformations comme celles qui se déploient présentement en Équateur. Si elle le fait, comme dans le cas de la première gauche, c’est pour lancer un jugement dépréciatif sur le type de changement en marche en Équateur. Par ailleurs, pour la deuxième et troisième gauches, l’étiquette social-démocrate désigne des positions de centre droit plutôt que de centre gauche. C’est le cas au Brésil où le label social-démocrate désigne depuis 20 ans le parti politique de Fernando Henrique Cardoso qui a gouverné de 1995 à 2002 et pas le PT (Parti des travailleurs) de Lula qui a gouverné de 2003 à 2010.

Je persiste néanmoins à faire l’hypothèse qu’il y a des avantages, au Sud comme au Nord, à réfléchir sur le croisement entre le débat sur le socialisme du XXIe siècle au Sud (notamment en Équateur) et celui sur le renouvellement de la social-démocratie au Nord (notamment au Québec). Évidemment, ce qui m’intéresse, au-delà de l’étiquette, c’est le contenu réel d’un projet de transformation original et pertinent, au Sud comme au Nord, au XXIe siècle. Donc, en pensant aux transformations en cours en Équateur, je vais résumer six raisons pour lesquelles il m’apparaît valable de réfléchir en termes de renouvellement de la social-démocratie.

1) La transformation de la société visée dans le projet de social-démocratie renouvelée, à la différence du socialisme de tradition marxiste, n’implique pas l’abolition de tous les moyens de production, ni l’élimination complète de l’économie de marché, ni la sortie du capitalisme au sens fort. Elle promeut une socialisation de l’économie, ce qui est nettement distinct de son étatisation. Cette socialisation peut impliquer certaines nationalisations dans des secteurs stratégiques. Elle implique surtout une rigoureuse régulation de l’État pour rappeler aux entreprises privées et autres la nécessaire prise en compte de l’intérêt général sans oublier les retombées de l’activité économique pour l’environnement et la qualité de vie des communautés.

2) La transformation social-démocrate de l’économie s’harmonise avec l’instauration d’une économie mixte et plurielle dans laquelle l’économie privée continue à exister, mais en étant conviée à occuper un espace plus restreint et à partager d’autres espaces. D’une part avec une économie et des services publics non dévoyés par la logique marchande. D’autre part avec une économie sociale et solidaire vigoureuse. En outre, dans l’économie plurielle, il y a des défis à relever pour que l’économie publique se démocratise et que l’économie sociale et solidaire ne se contente pas des miettes. Au contraire, en occupant des terrains enviables et en étant reconnue et épanouie, elle contribue à faire circuler dans l’ensemble de l’économie, y compris dans l’économie publique et privée, les valeurs de coopération et de participation dont elle se réclame. Citons Alberto Acosta : « La solution, c’est pas le marché. C’est pas l’État non plus. C’est dans la construction d’une relation dynamique entre le marché, l’État et la société. »

3) La transformation de la société dans la social-démocratie renouvelée est un processus hautement démocratique qui mise sur une jonction délibérée entre la contribution de la démocratie représentative (les élus des instances exécutives et législatives du gouvernement) et celle de la démocratie participative. Ce processus démocratique s’appuie sur la reconnaissance du multipartisme, la tenue d’élections libres et le rejet du recours à la violence pour accéder au pouvoir. Il favorise l’existence et l’utilisation « d’espaces de participation et de délibération institutionnalisés » où les grandes décisions de politiques publiques peuvent être coconstruites démocratiquement avec l’apport des acteurs gouvernementaux et celui des acteurs de la société civile. Le recours à la délibération ne signifie pas que les tensions et les conflits disparaissent par enchantement. Mais plutôt que les conflits sont surmontés à partir non pas de l’élimination des adversaires, mais de la négociation de compromis institutionnalisés. « La démocratie se fortifie à partir du dialogue et du débat », pour reprendre une autre formule d’Alberto Acosta.

4) La transformation de la société en cours en Équateur ou conceptualisée dans une problématique de renouvellement de la social-démocratie implique une série de réformes radicales qui sont injustement traitées par la gauche marxiste radicale lorsque cette dernière les associe, souvent avec dédain, au réformisme ou encore à une simple « modernisation du capitalisme » (voir section II, première posture). Ces réformes sont caricaturées lorsqu’elles sont ramenées à de simples changements cosmétiques pour moderniser le capitalisme, alors qu’elles ont souvent une portée structurelle. C’est le cas des réformes promues en Équateur pour rompre avec le modèle dominant d’économie « extractiviste » et « productiviste » hérité du capitalisme comme du socialisme du XXe siècle. C’est ainsi que le gouvernement de Correa, dans l’Initiative Yasuni-ITT, a renoncé à exploiter les ressources pétrolières de 846 millions de barils qui gisent dans le sous-sol de la région amazonienne du parc national Yasuni. Cela pour assurer la sécurité et le bien-être de la population locale et protéger la biodiversité.

5) Le projet de transformation en cours dans le socialisme du XXIe siècle en Équateur et visé dans notre vision du renouvellement de la social-démocratie au Québec confère une place inéluctable à la décentralisation. C’est ce qui ressort, du moins sur le plan des principes, de l’étude de la Constitution de 2008 et des documents récents du secrétariat de la planification en Équateur. Dans ces textes constitutionnels et gouvernementaux de l’Équateur, la réaffirmation de l’importance de l’État national va de pair avec l’affirmation de l’importance de la participation citoyenne prise individuellement et collectivement. Or, cette participation citoyenne, souvent qualifiée de révolution citoyenne, si elle est mise concrètement en œuvre – ce que je ne puis pas discuter ici – appelle des retombées prometteuses pour la démocratisation avec la participation des acteurs de la société civile, des divers mouvements sociaux et des divers niveaux de pouvoirs publics locaux et sous-régionaux à la coconstruction et coproduction des politiques publiques.

6) Le projet de transformation en cours en Équateur est mieux avantagé que le projet social-démocrate renouvelé dont nous discutons au Québec sur le plan de l’environnement continental. L’évolution des institutions d’intégration et de coopération continentales en Amérique du Nord – l’ALENA par exemple – dénote peu d’atomes crochus avec la social-démocratie renouvelée. Par contre, en Amérique du Sud, cette évolution semble rendre possibles de plus grandes complicités avec le socialisme ou la social-démocratie du XXIe siècle. En effet, avec l’affaiblissement d’une institution régionale pro-américaine comme l’OEA et le développement de nouvelles institutions régionales – l’UNASUR (Union de Naciones Suramericanas) et l’ALBA (Alianza Bolivariana para las Americas) par exemple – favorables au renforcement de l’autonomie des pays de l’Amérique latine, le contexte continental évolue d’une façon intéressante pour les pays qui décident d’emprunter des chemins plus progressistes.

Conclusion

Le texte qui précède ne constitue pas un point final et je serais très déçu si mes lecteurs le percevaient comme tel. Je souhaite plutôt qu'il soit reçu comme un rapport d’étape concernant une recherche et une réflexion que je souhaite poursuivre tout en prévoyant enrichir ma démarche en ayant l'occasion d’avoir des échanges avec des interlocuteurs concernés et intéressés, au Nord comme au Sud.

En fait, en écrivant des textes comme celui-ci, j’ai l’intention d’alimenter simultanément deux dialogues complémentaires avec des progressistes, l’un au Nord et l’autre au Sud. On l’aura constaté, tout en montrant de l’attachement à l'égard de la problématique du renouvellement de la social-démocratie, je voue un certain respect à ceux et celles qui se réclament de la problématique du socialisme du XXIe siècle en Amérique latine et dans les Caraïbes. D’ailleurs, mon but n’est pas de forcer les progressistes du Nord et du Sud à choisir entre l’une ou l’autre étiquette. C’est plutôt de les inviter à continuer d’en préférer une sans cesser pour autant de se laisser interpeller par l’autre. C’est de réfléchir aux avantages et inconvénients d’utiliser l’une ou l’autre expression. Il faut le reconnaître, au terme de 160 ans d’histoire, les deux concepts – socialisme et social-démocratie – comportent l’un et l’autre leurs zones d’ambiguïté.

Conséquemment, je suis intéressé à faire connaître au Québec des expérimentations en cours comme celle de l’Équateur qui se réclament du socialisme du XXIe siècle. Je suis intéressé à saisir des occasions dans les prochains mois de participer en Amérique latine à des échanges et des débats sur ces mêmes questions dans une perspective de coopération symétrique. Éventuellement, c’est ce que j’aurai l’occasion de faire, au début de décembre 2010, à Buenos Aires, dans le cadre de la Troisième rencontre internationale du RILESS (Red de Investigadores Latinoamericanos de Economía Social y Solidaria), en reprenant dans une communication les idées principales de cet article et en étant attentif à l’accueil qu’elles recevront.

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Renouveler la social-démocratie
novembre 2010
La Revue vie économique offre dans ce numéro un ensemble de contributions permettant d'illustrer en quoi le renouvellement de la social-démocratie pourrait apporter les éléments d'un nouveau paradigme de développement pour la société québécoise.
     
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