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Volume 2, no 2 |
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Social-démocratie, travail et syndicalisme |
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Pour télécharger le fichier pdf, cliquez ici Social-démocratie, travail et syndicalismeMichel Doré, sociologue et ex-conseiller syndical à la CSN Dans le document que nous avons rédigé et qui est publié sur notre site, nous avons fait état à larges traits de la naissance et de l’évolution de la social-démocratie qui a été au pouvoir au XXe siècle dans de nombreux pays européens et quelques provinces du Canada. Nous avons précisé les caractéristiques du modèle social-démocrate (appelé « travailliste » dans les pays anglo-saxons) et comment il s’est démarqué du courant marxiste et léniniste en faisant le choix du réformisme et de la démocratie parlementaire. L’accession au pouvoir des partis sociaux-démocrates a été le résultat de l’action complémentaire des syndicats et des partis vers la fin du XIXe siècle et elle s’est considérablement renforcée avec l’émergence des syndicats industriels dans les années 1930-1940 et leur forte croissance après la Seconde Guerre mondiale. Les liens entre syndicats et partis ont pris diverses formes : affiliations, financement, cumuls de mandats pour les dirigeants, etc. Les régimes sociaux-démocrates ont reposé sur un partenariat patronal-syndical institutionnalisé (qui n’a jamais exclu l’existence de rapports de force et de conflits), du soutien de l’État, d’un taux de syndicalisation élevé, d’un régime de négociation centralisé soit au niveau national, ou au niveau des secteurs et quelquefois au niveau régional, de lois du travail avancées quant aux droits des salariés et qui prennent forme dans des mécanismes de concertation, de cogestion, de comités d’entreprises, etc. C’est ce modèle qui a permis pendant plusieurs décennies, et surtout pendant celles qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, une productivité et une croissance économique importantes, des progrès substantiels de conditions de travail et de vie, le plein-emploi et une vie démocratique remarquable. Le contraste est particulièrement frappant avec les régimes socialistes des pays de l’Est où les syndicats ont été complètement dominés par des partis uniques, avec les résultats catastrophiques que l’on connaît. Au Canada le CCF (Cooperative Commonwealth Federation) et les syndicats industriels regroupés au sein du Congrès canadien du travail se transformeront en NPD (Nouveau Parti démocratique) et en Congrès du travail du Canada au début des années 1960. Le CCF et le NPD prendront le pouvoir dans plusieurs provinces et seront à l’origine de grandes lois sociales comme les régimes d’assurance-chômage, d’assurance-santé, de pension de vieillesse, d’indemnisation des victimes d’accidents de travail, etc. Au Québec, nous avons indiqué dans notre texte comment le mouvement syndical, après avoir joué le rôle d’opposition extraparlementaire au régime rétrograde et antisyndical de Duplessis avait soutenu les grandes réformes de la Révolution tranquille. La modernisation et la démocratisation de l’État répondaient à plusieurs des revendications formulées antérieurement par les centrales. Le Parti libéral du « Maître chez nous » et le Parti Québécois, qui se disait social-démocrate avec « un préjugé favorable aux travailleurs », ont répondu pour un temps à ces aspirations. Pendant cette période, le taux de syndicalisation a beaucoup augmenté grâce surtout à la syndicalisation de la fonction publique et parapublique. Les négociations dans ces secteurs allaient améliorer substantiellement les conditions de travail de ces salariés qui étaient en grande partie des femmes. Les luttes syndicales souvent extrêmement dures et longues face aux multinationales allaient permettre un certain nombre de gains, notamment la mise en place de la loi sur la santé-sécurité au travail et de la loi anti-scab. Le taux de grève au Québec au début des années 1970 était un des plus élevés du monde occidental. Avec l’épuisement de la Révolution tranquille, les conflits avec l’État vont s’accentuer. Les négociations dans le secteur public vont se terminer le plus souvent par des lois spéciales, des décrets et des reculs des conditions de travail. Les centrales syndicales vont se radicaliser, mettre de l’avant un discours anticapitaliste et souhaiter l’avènement d’un parti de travailleurs. À partir des années 1980, tout commence à changer. Le Québec est plongé dans une récession avec son lot de fermetures d’usine et l’augmentation du chômage. La protection des emplois devient l’objectif prioritaire. Le Fonds de solidarité de la FTQ et plus tard Fondaction de la CSN seront créés à cette fin. Mais il ne s’agit pas seulement d’un changement dans la conjoncture économique. Des mutations profondes se mettent en place : mondialisation, transformation des rapports Est-Ouest avec la fin de l’empire soviétique, émergence de nouveaux pays industrialisés, révolution technologique, avènement d’une économie du savoir, remise en question de l’État-Providence et des politiques keynésiennes, etc. Toutes ces questions seront largement débattues dans le mouvement syndical et vont donner lieu à des révisions d’orientations et de stratégies. Le rapport de force patronal–syndical va se modifier à l’avantage du capital international de plus en plus concentré dans les entreprises multinationales. La crise des finances de l’État va affecter les salariés et la qualité des services publics. Le taux de syndicalisation va diminuer dramatiquement dans certains pays, à l’exception heureusement du Canada et du Québec. Les acquis seront sérieusement attaqués par les gouvernements néolibéraux qui vont se succéder, en commençant avec ceux de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher qui donneront l’exemple. Les régimes sociaux-démocrates vont aussi être ébranlés et le pouvoir leur échappera de plus en plus souvent. En Suède, pays emblématique de la social-démocratie, le parti social-démocrate a perdu pour une deuxième fois de suite les élections avec le pourcentage de vote le plus bas de son histoire. Et ce recul fait place à la montée d’un nouveau parti d’extrême-droite. Cette remise en question de la social-démocratie s’accompagne le plus souvent d’une détérioration des rapports entre syndicats et partis et même de conflits importants comme on l’a vu en Ontario sous le régime NPD de Bob Rae. Le syndicalisme se met en mode défensif, augmentant par là les risques de replis corporatistes. Les grèves apparaissent de moins en moins comme un moyen de pression efficace. Dans le secteur public et parapublic, les droits de grève et de négociation deviennent presque inexistants avec des lois adoptées par les gouvernements du Parti libéral et du Parti québécois. Le nombre de grèves dans le secteur manufacturier au Québec va diminuer considérablement. La capacité du mouvement syndical de redistribuer les richesses est amoindrie. Les salaires négociés vont stagner et régresser dans certains cas. La polarisation dans le partage des richesses va s’accentuer. Mais pendant toutes ces années, le mouvement syndical prend de nouvelles initiatives, tente de répondre à de nouveaux besoins des salariés, comme on le verra plus loin, dans certains cas avec des progrès notables. Face aux défis qui affectent tous les acteurs sociaux, de nouvelles formes de concertation vont se mettre en place, suscitées ou supportées par les centrales syndicales : sommets socio-économiques, tables sectorielles pour l’emploi, CLD et CRD pour le développement régional, Commission des partenaires du marché du travail, etc. Le travail en mutationPour résumer en quelques mots, on assiste à une remise en question et au déclin du mode de production et de consommation de masse. C’est sur ce dernier que le syndicalisme industriel s’est construit et développé depuis les années 1930. La première chaîne de montage de Henry Ford, qui mettait en pratique les principes de Taylor, fut mise en place en 1913. Elle allait se diffuser dans tous les pays industriels. Lénine et Trotski vont faire la promotion de ce modèle en URSS. Les hommes de métier qui avaient créé les premiers syndicats furent exclus des tâches les plus qualifiées à la suite de l’analyse des temps et mouvements et de la recomposition des tâches. Les ouvriers étaient réduits à des tâches d’exécution. Désormais, les patrons et leurs cadres, au nom des droits de gérance, accaparaient tous les droits sur la définition du produit et l’organisation du travail. La négociation des conventions collectives devait respecter ce partage strict du pouvoir. Les lois du travail adoptées par la suite vont s’inscrire dans ce même cadre. Les syndicats industriels succédant aux syndicats de métiers permettront de recomposer la solidarité ouvrière en intégrant les ouvriers qualifiés et déqualifiés dans la même unité de négociation. C’est sur la base de cette nouvelle force que les syndicats industriels vont développer une grande combativité dans les décennies suivantes. C’est ce modèle qui est entré en crise et celle-ci se manifeste à tous les niveaux. Le monde est maintenant un immense atelier flexible. La nouvelle division internationale du travail, qui intègre dorénavant les pays de l’Est et les pays du Sud, permet de délocaliser les tâches d’exécution et les tâches de conception selon les besoins de la production, les avantages comparatifs de chaque pays, de généraliser la sous-traitance, de se rapprocher des nouveaux marchés, de nouer et de dénouer des alliances entre entreprises, dans des échanges en croissance continue et largement déréglementés. Les industries traditionnelles entrent en déclin. La part des emplois et du PIB provenant de ces entreprises décline au profit du secteur tertiaire. Les entreprises émergentes ne se situent plus uniquement dans le cadre de l’État-nation. L’avenir et la survie de ces entreprises dépendent de la capacité de se trouver une niche dans la chaîne de production mondiale et d’accéder aux marchés étrangers. La capacité de l’État de se donner des politiques de développement industriel est amoindrie ou du moins se complexifie. Cela se traduit souvent par l’accroissement des inégalités entre les régions. Le marché du travail et la composition de la main-d’œuvre, qui étaient relativement homogène dans le modèle industriel (emplois à temps plein pour les hommes pourvoyeurs du salaire familial, dans une même entreprise et pour la vie), deviennent complètement hétérogènes, éclatés et volatils en particulier dans le secteur tertiaire qui représente environ 75 % des emplois, Le phénomène majeur est l’arrivée des femmes sur le marché du travail, mettant fin à la vieille division sexuelle des tâches. Les répercussions seront majeures en termes de nouveaux besoins et de nouveaux droits. Les statuts d’emplois souvent précaires vont se multiplier : temps partiel, occasionnels, travail autonome, multiplication des agences de location de main-d’œuvre, etc. D’autres phénomènes vont s’ajouter et se conjuguer à cette réalité : le vieillissement de la main-d’œuvre, sa diversification ethnique et culturelle, la transformation des valeurs liées à la promotion de l’individu et à la place que le travail occupe dans la vie. La révolution technologique va transformer les outils de travail, le contenu des tâches et l’organisation du travail. Le travail devient de plus en plus un traitement de l’information plutôt qu’une intervention directe sur la matière. Dans le secteur industriel, les anciens métiers seront modifiés ou disparaîtront avec l’arrivée de la production et de la conception assistés par ordinateurs, les contrôles numériques de la qualité et des processus, la robotisation de certaines tâches répétitives. Dans le secteur tertiaire, l’arrivée d’une panoplie de technologies informatiques va se répandre dans toutes les entreprises, tous les services. Cette révolution se fait rapidement, entraîne des gains majeurs de productivité, met à la portée de toutes les entreprises des technologies de plus en plus miniaturisées, performantes, à bas coûts et en renouvellement continu. Elle remet en question la division tayloriste du travail, modifie le contenu du travail quelquefois pour le meilleur et quelquefois pour le pire, fait disparaître certains emplois et en crée d’autres et favorise l’apprentissage continu. La concurrence internationale qui se manifeste d’abord dans le secteur de l’automobile entre le Japon et les États-Unis va donner lieu à une révolution managériale. La qualité des produits, la satisfaction des clients deviennent le nouveau gage de la croissance des entreprises. La productivité ne repose plus sur la quantité mais sur la qualité. On assiste à la succession de nouvelles formes de gestion : cercles de qualité, qualité totale, kanban, juste-à-temps, réingénierie, travail en équipe, certification aux normes ISO, etc. Elles supposent toutes que le « one best way » tayloriste est dépassé. Par-delà les modes passagères, des changements durables ont lieu. Les effets seront variables selon qu’ils seront imposés aux salariés, ou négociés avec les syndicats ou dans les meilleurs cas mis en place en partenariat patronal-syndical à chaque étape du processus. En dépit de tous ces changements, il demeure que pour un grand nombre de salariés, le travail reste toujours une activité mal payée, aliénante, répétitive, sans reconnaissance, sans possibilité d’exercer sa créativité, avec des charges de travail excessives, de mauvaises conditions de santé et sécurité. Des pistes pour l’avenirMême s’il subit de profondes transformations, le travail est toujours une activité fondamentale dans nos sociétés postindustrielles et dans la vie des personnes. Il nous procure non seulement notre gagne-pain, mais aussi la réalisation plus ou moins grande de nos aspirations. Les prophéties à l’effet que nous allions accéder à une « société du loisir » ou à « la fin du travail » [1] se sont révélées fausses. Le travail est toujours un lieu important de socialisation. Il demeure une activité structurante de la vie économique et sociale. Cependant, sa place dans la vie, dans l’ensemble de nos activités est en transformation à cause des changements de valeurs, des mutations dans la famille, du nouveau partage des tâches domestiques. Le syndicalisme se construit aussi sur ces réalités. De sa capacité d’exercer sa vocation quotidienne de promotion des intérêts des salariés dépend sa capacité d’agir comme mouvement social au niveau national. Des valeurs à renouvelerLes mutations du travail et le déclin du syndicalisme industriel imposent des changements dans la définition de ses valeurs historiques, dans ses formes de représentation, de syndicalisation et de négociation, dans ses stratégies d’action et ses objectifs. Le syndicalisme industriel reposait sur deux valeurs fondamentales : la solidarité et l’égalité. C’est sur la nécessité de la solidarité face à l’exploitation et à l’arbitraire patronal que les travailleurs se donnent un syndicat, négocient et exercent un rapport de force. Cette solidarité doit être soutenue de façon continue. Le passage du syndicalisme de métier au syndicalisme industriel avait permis d’élargir la solidarité. La relative homogénéité de la classe ouvrière favorisait l’expression de cette solidarité qui était le fondement de la culture ouvrière, de la conscience de classe. Les transformations du travail remettent en question cette forme de solidarité. La solidarité toujours indispensable doit dorénavant composer avec une main-d’œuvre hétérogène, concentrée dans le secteur tertiaire et en transformation continuelle. Il faut construire la solidarité à travers la diversité, ce qui est plus exigeant et complexe. Il faut composer de nouveaux rapports démocratiques, se donner des bases communes d’action entre majorités et minorités, entre divers statuts d’emplois, entre précaires et permanents, entre jeunes et vieux, etc. L’incapacité plus ou moins grande de se donner une multiplicité de formes de solidarité entraîne la compétition entre les salariés, le repli individualiste, l’affaiblissement de l’identité syndicale. L’expression de la solidarité cherchait à créer l’égalité sous deux formes : l’égalité des chances et l'égalité des conditions. L’égalité des chances se concrétisait par un ensemble de droits exprimés dans les conventions collectives et les lois : droit au travail, droit de se syndiquer, mécanismes de promotion dans les conventions, droit de griefs, droit à la formation, etc. L’égalité des conditions visait le partage de conditions de travail relativement semblables : salaire égal pour un travail égal, réduction des écarts de salaires et refus des formes qui accroissent les inégalités comme les rémunérations au rendement, conditions de santé et de sécurité convenables pour tous, bénéfices marginaux semblables, etc. Ces deux formes d’égalité se renforçaient l’une et l’autre. Aujourd’hui leur dynamique réciproque se modifie. Avec une main-d’œuvre plus diversifiée l’égalité des chances et l’égalité des conditions ne signifient plus la même réalité. La protection et la promotion des minorités nécessitent des programmes d’accès à l’égalité qui peuvent être perçus comme des privilèges. La reconnaissance de nouveaux droits pour les minorités culturelles heurte parfois à tort ou à raison les majorités, comme c’est le cas actuellement avec les « accommodements raisonnables ». De nouvelles formes de discrimination peuvent naître, par exemple entre nouveaux et anciens salariés (clauses orphelins) et nécessiter des clauses spéciales et des changements dans les lois pour combattre ces abus. Les programmes d’équité salariale maintenant obligatoires pour corriger les discriminations subies dans le travail traditionnellement occupé par les femmes peuvent être vécus par certains comme de nouvelles formes de division. Il est donc indispensable aujourd’hui de trouver de nouveaux équilibres entre la recherche d’égalité et la recherche d’équité. Les grandes conquêtes du mouvement syndical se sont traduites par un accroissement des libertés collectives inscrites dans les conventions, les lois du travail et les lois sociales. En lien avec des partis politiques progressistes, elles sont à l’origine des programmes universels en santé et en éducation qui sont les bases de l’État-Providence. De nouvelles valeurs font plus que jamais la promotion de l’individu, la promotion du sujet personnel et de ses droits. Les chartes des droits et libertés témoignent de cette réalité. Il s’agit d’un progrès de la modernité. Mais il peut comporter des dimensions négatives comme on le voit avec les diverses idéologies de droite actuellement en développement. L’individualisme peut pousser au recul des libertés collectives, au repli sur soi, au désengagement face aux institutions où s’exerce la citoyenneté et notamment aux syndicats. Afin d’éviter cette dérive, il faut faire en sorte que les libertés collectives et les libertés individuelles puissent se concilier et s’enrichir réciproquement en vue de plus de justice sociale. À cette exigence est évidemment liée la question des responsabilités individuelles et des responsabilités collectives. Les transformations du contenu du travail, la recherche de plus d’autonomie, le travail en équipe, les liens directs avec les clients ou les patients, plusieurs facteurs concourent à soulever la question des responsabilités individuelles au travail. Cela peut se traduire en culpabilisation des personnes, en l’augmentation d’une concurrence malsaine entre salariés. La responsabilisation individuelle sera au contraire un facteur de valorisation du travail si elle est supportée et encouragée par l’exercice de la responsabilité collective qui lui fournit le cadre, le support de son exercice et la reconnaissance de ses résultats. On pourrait continuer à développer sur plusieurs autres valeurs qui sont maintenant indispensables pour répondre aux besoins contemporains du travail, à sa démocratisation, à la responsabilisation sociale des entreprises. Les stratégies patronales pour augmenter la productivité et exercer le contrôle sur les salariés consistait à augmenter la concurrence de toutes sortes de façons. Il est au contraire devenu impérieux de favoriser la coopération entre catégories professionnelles, entre les équipes, avec les cadres, entre les entreprises, entre les établissements du secteur public. Les nouvelles formes de partenariat patronal-syndical qui sont incontournables pour discuter conjointement de la finalité des entreprises et établissements, de leurs responsabilités sociales, de la réorganisation du travail, des programmes de formation, exigent la création d’un climat de confiance, de la transparence dans l’accès à l’information. Bref, mettre en place de nouvelles façons de se concerter, de faire des compromis et des consensus dans un dialogue qui n’exclut pas, bien au contraire, la confrontation des intérêts, les débats d’idées, les conflits et les rapport de force. L’interrogation sur les valeurs n’est pas une question théorique ou désincarnée. De façon plus ou moins explicite, elle est présente dans les débats quotidiens des syndicats. Elle est au cœur de l’action syndicale. Elle suscite à la fois des inquiétudes et des espérances, au Québec et ailleurs. De nouvelles formes de syndicalisation et de négociationLes syndicats industriels, qui regroupaient de grands nombres de salariés et qui étaient les piliers du syndicalisme, correspondaient à une étape de la division du travail et à une façon particulière de construire la solidarité. Ce n’est plus le cas. Aujourd’hui, les besoins de l’action syndicale donnent lieu à des formes inédites de regroupements, sans faire disparaître complètement les syndicats industriels : syndicats professionnels, syndicats de travailleurs autonomes, syndicats de cadres, syndicats de travailleurs à statut précaire, etc. La gamme des services syndicaux s’élargit pour offrir des services adaptés à leurs réalités. Les fédérations industrielles qui voient leur clientèle diminuer fortement se fusionnent ou s’ouvrent à la syndicalisation d’entreprises du secteur tertiaire souvent avec beaucoup de difficultés (Wal-Mart et McDonald). Les lois du travail ne correspondent plus aux exigences actuelles du marché du travail. Reconstruire la solidarité entre les syndicats exige de nouveaux réseaux de relations, car le rapport de force dans les petites entreprises (par exemple dans les entreprises de sous-traitance, dans les franchises, les succursales) demeure faible. On pourrait parler d’un syndicalisme de réseaux qui succède au syndicalisme industriel. Les régimes et stratégies de négociation se transforment et peuvent selon le cas compliquer ou faciliter les relations de travail. La durée des conventions s’allonge. On inclut des clauses pour prévoir diverses mises à jour, on met en place des comités qui négocient de façon permanente, ou de « façon raisonnée » ou de façon préventive. Les besoins de flexibilité entraînent le fait que les tâches doivent être réévaluées plus souvent. Des employeurs tentent de favoriser diverses formes de rémunérations variables. Beaucoup de choses se passent au Québec dans les milieux de travail depuis une vingtaine d’années. La révolution féministe a littéralement porté le mouvement syndical comme il y a peu d’exemples dans le monde. On pourrait dresser une longue liste de victoires syndicales qui se sont traduites par des conquêtes sociales, l’accession à de nouveaux droits, à la mise en place de services accessibles à l’ensemble de la population. Encore récemment, la loi sur l’équité salariale, les congés parentaux, les nouvelles formes de conciliation travail-famille sont des exemples représentatifs. Beaucoup de luttes ont été menées pour réduire la précarité du travail, donner des droits égaux aux divers statuts d’emploi, transformer des postes à temps partiel en postes à temps plein, etc. Beaucoup reste à faire, comme on le constate actuellement avec la lutte des infirmières. Dans les centrales syndicales, en plus des comités de condition féminine, des comités de jeunes, de travailleurs immigrants, de gais et lesbiennes ont été créés pour lutter contre les diverses formes de discrimination au travail. Il faut finalement évoquer une dernière réalité importante. Un grand nombre de syndicats du secteur manufacturier ont participé de façon proactive à la réorganisation du travail, ont pris en charge les problèmes de productivité et de qualité, tout en favorisant la démocratisation du travail et en élargissant les droits syndicaux. Plusieurs de ces démarches ont donné des résultats bénéfiques en remettant en question les droits de gérance traditionnels, en améliorant la qualité de vie au travail et en favorisant le fonctionnement des entreprises. Dans le secteur public, les grandes transformations sont encore à faire. Plusieurs raisons peuvent expliquer ce retard, si on prend l'exemple du secteur de la santé : double structure des bureaucraties professionnelles, divisions verticale et horizontale très rigide des tâches, négociations centralisées des conventions, conservatisme de certaines structures syndicales, division syndicale, absence de leadership patronal bien organisé, etc. Toutes les transformations précédentes ne se font pas sans difficulté, sans débats exigeants dans les instances décisionnelles, sans échecs, sans blocages et rigidités bureaucratiques, sans replis corporatistes. Syndicalisme et renouvellement de la social-démocratieIl serait prétentieux de tenter de faire ici une synthèse des avancées et reculs du mouvement syndical au Québec depuis dix ou vingt ans. J’ai choisi de m’en tenir au niveau du travail, la réalité quotidienne de chaque syndicat, le premier lieu où s’exercent la démocratie, l’expression de la solidarité et la formulation des revendications. Beaucoup d’autres dimensions devraient être abordées, notamment les enjeux de la solidarité internationale [2]. C’est au niveau local que l’engagement syndical peut se traduire en conscience sociale et en conscience politique. Il est nécessaire que les centrales le favorisent par des programmes de sensibilisation et de formation adéquats et surtout par la place qu’elles prennent dans les débats de société. Dans le chantier que nous avons lancé sur le renouvellement de la social-démocratie au Québec, nous souhaitons que le mouvement syndical joue un rôle important. Ce rôle devrait s’exercer au moins sur trois plans. Dans nos échanges, il faudrait préciser le contenu de la démocratie au travail et quels sont les moyens à mettre en place pour la réaliser. Tout les débats sur la productivité, l’efficacité, la compétitivité sont actuellement monopolisés par la pensée économique dominante et réductrice. Or aucun changement durable ne peut se faire s'il n'est imposé aux salariées, sans l’implication proactive de ces derniers et de leurs représentants. Les syndicats ont une responsabilité d’initiative. L’avenir des entreprises et donc de la croissance économique, la qualité des services de l’État, des soins de santé et d’éducation dépendent d’abord de la capacité de mobiliser le savoir-faire et la créativité des salariés qui sont au plus près de la production des biens et services, qui sont en contact direct avec les usagers. Sur un deuxième plan, le mouvement syndical doit continuer à renforcer ses liens avec les organisations de la société civile au niveau régional, sectoriel et national. La confrontation des intérêts particuliers dans la recherche du bien commun exige le renforcement des moyens de concertation qui existent déjà et possiblement la création de nouvelles formes de dialogues démocratiques. Le mouvement syndical ne peut jouer de rôle hégémonique mais son expérience historique et ses structures de représentation dans toutes les régions, ses divers outils économiques peuvent jouer un rôle de soutien auprès des organisations de la société civile. Sur un troisième plan le mouvement syndical doit participer à la démocratisation et à la débureaucratisation de l’État et de ses services. Comment rapprocher l’État de ses citoyens en développant une démocratie participative, en revalorisant cette dernière qui est complètement détériorée actuellement, en favorisant une citoyenneté active et responsable ? Dans le vide politique actuel et face à l’affaiblissement de la démocratie, le mouvement syndical doit, tout en conservant son autonomie, s’impliquer dans le champ politique. Voila quelques grandes questions rapidement esquissées qui s’imposent au syndicalisme. Faute de se concerter entre forces progressistes, nous risquons de régresser. Il est urgent d’agir. ___________________________________________________ [1] Jeremy Rifkin publiait en 1995 un livre qui allait connaître une certaine célébrité et qui s’intitulait « La fin du travail ». |
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