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Sommaire
Volume 2, no 2
Une conception du développement durable en termes de justification (1re partie)

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Une conception du développement durable en termes de justification (1re partie)


Bernard BILLAUDOT
Professeur émérite de sciences économiques, LEPII-CNRS-UPMF-Grenoble.
bernard.billaudot@wanadoo.fr

Introduction

Je me propose de vous présenter ma propre conception du développement durable (DD) et d’en débattre ensuite. Il va de soi que je ne l’ai pas élaborée tout seul dans mon coin. Tout chercheur est un nain juché sur les épaules d’un géant. Dans le temps qui m’est imparti, je ne parlerai pas de ce géant, c'est-à-dire des auteurs dont j’ai mobilisé et aussi critiqué les apports. Je vous livre le résultat.

L’idée du DD (ou soutenable) est née, à la fin des années 1970, du constat que le développement réellement existant dans nos sociétés modernes dites développées n’était pas durable. Mais qu’est-ce que le développement et que signifie qu’il n’est pas durable ? Pour un groupement humain quelle qu’en soit la dimension (un territoire local, une nation, l’humanité dans son ensemble), le développement est le changement dans le temps des conditions d’existence des membres de ce groupement. Est-ce un progrès ? Cela c’est un autre sujet, même si beaucoup confondent développement et progrès. Le développement est durable s’il permet la reproduction de ce groupement, s’il en assure la pérennité dans le temps long (pas simplement la survie sans que le patrimoine du groupement soit transmis). Si on retient que les idées, les représentations que les hommes se font de leurs conditions d’existence, sont dans une large mesure dépendantes du genre de société dans laquelle ils vivent, on ne peut, sans se tourner du côté de l’organisation du « vivre ensemble » des hommes, comprendre pourquoi on ne s’est préoccupé que depuis peu du fait que le développement depuis deux siècles n’était pas durable et délimiter en conséquence ce qui doit changer pour que le développement devienne durable. Mais revenons au constat.

De fait, le constat que le développement réellement existant dans les sociétés modernes depuis leur avènement au XVIIe-XVIIIe siècle n’était pas durable est tout à fait récent. Il date de la fin du XXe siècle. Avant, seules quelques voies isolées l’ont dit, mais elles « criaient dans le désert ». Les « faits » qui rendent manifeste cette absence de durabilité sont connus : le réchauffement climatique, l’épuisement des ressources naturelles non reproductibles, la pollution de certaines de celles qui sont reproductibles (exemple l’eau), le développement des concentrations urbaines dont les périphéries sont des lieux de pauvreté, de chômage et de violence. L’humanité va droit dans le mur. L’enjeu n’est pas  « il faut sauver la planète », mais « il faut sauver l’humanité ».

Faut-il sauver la planète pour sauver l’humanité ? Je vais défendre ce point de vue, qui va de pair avec l’idée que le monde des hommes n’est pas extérieur à la terre, qu’il en fait partie. Mais cela se discute. Le développement doit-il être juste pour être durable ? C’est ce que certains défendent en liant écologie et justice sociale. Je vais m’inscrire en faux contre cette proposition. Comprenez-moi bien. Je ne vais pas défendre l’idée qu’un développement durable pourrait être injuste. La proposition en question est fausse, parce qu’elle laisse entendre qu’il n’y aurait qu’une seule façon de définir et concevoir « ce qui est juste » ; or,  même si on s’en tient aux justifications acceptables en démocratie, il y en a plusieurs. À ce titre, le développement réellement existant passé a été justifié et il l’est encore aujourd’hui en se référant à un certain mode de justification. La thèse que je vais défendre est la suivante: Pour parvenir à un développement qui soit durable, il faut changer de mode de justification des pratiques humaines, ne plus s’en tenir à celui qui a prévalu depuis deux siècles dans l’espace public dans les « sociétés modernes » en référence à la philosophie des Lumières. Il ne suffit pas de faire en sorte que les inégalités soient effectivement justes au regard du critère propre à ce mode lorsqu’elles ne le sont pas. Cette thèse est donc de considérer qu’on ne peut séparer durabilité et justice.

Cela implique de répondre successivement à quatre questions :
1. Que faut-il justifier ?
2. Comment a-t-on justifié jusqu’à maintenant ?
3. Pourquoi le mode de justification en vigueur dans les sociétés modernes réellement existantes conduisait-il à ne pas se préoccuper de la durabilité du développement ?
4. Que faut-il changer dans la façon de justifier pour que le développement (car il y en a toujours un) puisse devenir durable ?

I. Ce qu’il faut justifier

Au départ la réponse paraît simple. Ce qu’il faut justifier, ce sont les inégalités entre les Hommes au sein des groupements auxquels ils appartiennent (famille, entreprise, association, commune, nation, humanité). Mais de quelles inégalités s’agit-il ? Et comment faire pour que la réponse à cette question ne soit pas la simple projection sur toute l’histoire de l’humanité d’un point de vue propre au membre d’une société moderne réellement existante, pour faire bref d’un « Occidental » ? Que peut-on dire de général à ce sujet qui vaille pour l’avenir ?

Ce ne sont pas les inégalités dites physiques, celles qui tiennent au fait que Pierre est plus grand, plus fort ou plus intelligent quant à la puissance de son cerveau que Paul. Pour ces inégalités, la question est de savoir si on doit ou non en tenir compte dans la justification des inégalités sociales. Les inégalités entre les hommes qui doivent être d’une façon ou d’une autre justifiées sont les inégalités sociales, celles qui tiennent à la façon dont le « vivre ensemble » est organisé, donc celles qui résultent des droits des uns et des autres selon la fonction ou la position sociale qu’ils occupent dans le groupement considéré (ex : enfant, parent, salarié d’exécution, artisan, etc.).

Tout groupement humain se caractérise par une variété de positions et fonctions sociales, et donc par une distribution de tels droits. Tout le monde n’a pas les mêmes droits. Il n’y a pas une égalité des droits. On ne doit pas confondre l’égalité des droits avec l’égalité en Droit, avec un grand D, c'est-à-dire l’égalité au regard des règles de Droit (voir plus loin) qui se confond avec l’égalité des chances d’accès aux diverses positions sociales. D’ailleurs les droits ont existé bien avant le Droit, et surtout bien avant son unification à l’échelle de chaque nation. À ces droits sont les plus souvent associés des devoirs (ex : le devoir de l’employeur de justifier le licenciement d’un salarié). Ce sont les inégalités de droits qu’il faut justifier, ce qui peut être fait en mettant en exergue que tel droit implique des devoirs.

Les inégalités sociales qui nous intéressent ici sont celles que l’on constate à l’échelle sociétale, c'est-à-dire à l’échelle d’un groupement humain doté d’une fermeture, telle une nation à l’époque moderne. Les droits en question sont alors institués dans l’espace public (et non pas dans un espace privé). Ce sont les justifications dans l’espace public auxquelles nous nous limitons dans la suite. Deux exemples tout à fait généraux à ce titre :
- Qu’en est-il, pour un homme du groupement, du droit d’usage sexuel des femmes du groupement (et inversement) ?
- Qu’en est-il du droit de s’installer en tel lieu pour y vivre et y construire une maison ?

Dans tout groupement humain, ce sont des règles qui distribuent les droits (ainsi que les devoirs associés à ces droits): ces règles sociales instituées (règles opérantes) sont constitutives d’un tel groupement. J’entends alors le terme « règle » au sens large : on ne se limite pas aux règles dites contraignantes parce qu’elles s’imposeraient de l’extérieur aux membres du groupement ; elles comprennent les règles qui sont perçues comme « choisies », si tant est que cette distinction ait un sens. Ainsi, un groupement est différent d’un autre parce que ces règles ne sont pas les mêmes ici et là. Ces règles fixent avant tout des droits de disposition sur des choses et des hommes, une disposition qui peut se limiter au présent ou s’étendre dans le futur. Si certaines règles disent « tout le monde a le droit de faire cela » ou « il est interdit à tout le monde de se livrer à telle activité », beaucoup sont du type « l’individu dans la position sociale X a le droit de faire cela, et non pas tout le monde ». Ces dernières sont bien porteuses d’inégalités sociales. Pour qu’elles puissent être suivies, il faut qu’elles soient considérées comme légitimes (même si certains ne s’en satisfont pas et agissent, en le faisant savoir, pour en changer) et cette légitimité implique que d’une façon ou d’une autre, la règle a été justifiée. Cela est le cas pour tout genre de groupement humain doté d’une fermeture dans l’histoire de l’humanité depuis « homo sapiens ».

Une règle est toujours justifiée par les résultats qu’on en attend, ces résultats devant être un « bien », si ce n’est un « progrès » (ex : éviter le retour d’une conjoncture funeste). Elle est potentiellement en crise si les résultats constatés ne sont pas conformes aux résultats attendus. On en a un bon exemple avec le « bouclier fiscal ». Il a été justifié en avançant qu’il permettrait d’accroître la richesse pour tous. Manifestement, ce résultat n’a pas été au rendez-vous. Reste qu’il est toujours difficile de faire le partage, dans les résultats constatés, entre ce qui tient à la règle en question et ce qui tient aux autres (ou aux relations « extérieures » du groupement). Le lien entre « justification d’une règle » et « inégalités entre les hommes » est donc le suivant : les inégalités sont relatives aux résultats constatés, c'est-à-dire au « bien » effectivement produit par telle règle. D’un genre de groupement à l’autre, les « biens » en question ne sont pas les mêmes. Parce que la façon de justifier diffère d’un genre à l’autre. La seule constante est qu’il est toujours question d’inégalités justes, ou encore d’équité, et jamais de la référence à un principe de justice qui serait la complète égalité des droits conjuguée à une absence d’inégalités quand aux biens disponibles.

II. Comment a-t-on justifié jusqu’à maintenant ?

Le premier temps de l’humanité, si on s’en remet aux travaux des anthropologues, a été celui de la sacralisation. Puis la rationalisation a fait son apparition. Il n’est question ici que de la justification des règles en termes d’intérêt général. La justification par les individus de leurs propres pratiques est laissée de côté.

Le temps de la sacralisation (les groupements humains de type communauté)

Pendant tout un temps, disons jusqu’à quelques siècles avant J.C., le mode de justification en vigueur a été la sacralisation ; autrement dit, la justification en religion. Les hommes ont recours (ou inventent) une puissance extérieure qui dit le bien - ce qui est bien et ce qui a contrario est mal de faire pour l’être humain. Ce sens moniste (unique) du bien est le plus souvent révélé par la médiation d’un sorcier ou d’un prophète (ex : la révélation des dix commandements par Yahweh à Moïse sur le mont Sinaï). Qu’en est-il alors du juste ? Le juste  – ce qui est juste, une pratique individuelle ou une règle – se déduit du bien (voir figure 1).

 

figure 1

 Ainsi :
- une pratique individuelle juste (justifiée) est celle qui consiste à faire le bien ;
- une règle juste (ou plus généralement un ordre social juste) est une règle (un ordre) qui incite les membres du groupement à faire le bien.

Ce genre de groupement humain est ce qu’on appelle couramment une communauté. Il n’y a pas de distinction entre ce qui est public et ce qui est privé. Il n’y a pas de Droit et pas, du même coup, de tribunaux spécialement institués en vue de sanctionner les manquements aux règles de Droit. Les règles sont des usages ou des coutumes dont on a oublié la justification émise au moment où elles ont été instituées le plus souvent par une action collective non concertée (auto-organisation, polarisation mimétique). Les droits sont des droits de disposition dans le présent (et non pas dans le futur, parce que tout appartient à la puissance extérieure). D’une religion (au sens large) à l’autre, les biens pris en compte pour apprécier les inégalités sociales, concernant la disposition effective de ces biens par les divers membres du groupement, diffèrent. À ce titre, les biens ordinaires en question sont regroupés en quelques grandes catégories que l’on peut qualifier de biens supérieurs (ex : la richesse, la puissance, en modernité).

De la sacralisation à la rationalisation en général

Avec Platon puis Aristote en Grèce et d’autres ailleurs (en Inde, en Chine), l’investigation en raison, dont la pratique remonte à la nuit des temps, acquiert ses lettres de noblesse. Elle est théorisée comme un mode d’investigation distinct de la religion. Mais elle n’en est pas pour autant dissociée. L’idée qui s’impose à l’époque, ce qui n’était pas encore acquis avant pour tous ceux qui pratiquaient l’investigation en raison le plus souvent à l’écart des autres, est que la religion et la raison font bon ménage. Bien sûr cela n’est possible que dans certaines religions, puisque cela exclut la pensée magique. Cette dissociation n’intervient que beaucoup plus tard avec les philosophes écossais (Hutcheson, Hume) et les Lumières sur le continent. À ce titre, Spinoza occupe une place centrale dans le processus qui a conduit à cette dissociation. D’ailleurs, ses contemporains ne s’y sont pas trompés puisqu’il a été banni de sa communauté juive d’Amsterdam. Nous reviendrons sous peu à cette histoire. Pour l’heure, il y a lieu de dire quelques mots de la rationalisation en général, terme alors employé pour qualifier le mode de justification qui procède de (ou va de pair avec, si on préfère) l’investigation en raison.

Pour justifier en raison, on ne peut se fonder sur une idée préalable du bien qui vient du sacré (du Cosmos ou de Dieu). C’est à la raison qu’il appartient de parvenir à une certaine idée de ce qui est bien/mal et cela ne peut être fait sans se référer à ce qui est juste/injuste (et inversement). Ainsi, toute conception du juste repose sur différentes idées du bien (on ne peut penser le juste sans le bien) et ces idées doivent respecter des limites fixées par la conception du juste (on ne peut penser le bien sans le juste). On est donc en présence d’une circularité, le bien et le juste formant un système. On tourne en rond sans pouvoir dire en quoi consiste le bien et en quoi consiste le juste (voir la figure 2-1)

figure 2

On n’échappe logiquement à l’indétermination qui résulte de cette circularité que si le système est ouvert. De fait, l’histoire des débats philosophiques à ce sujet est celle des discussions relatives à la façon de réaliser cette ouverture. Parmi toutes celles qui sont avancées, la solution d’ouverture que je retiens est de considérer que le système « bien-juste » est commandé par la référence à une valeur (voir figure 2-2). À priori, il n’y a pas qu’une seule valeur de référence possible. Même si on se limite à l’espace public. Les valeurs retenues dans cet espace (et leurs sens précis, si les noms employés perdurent) dépend du contexte sociétal. Autant dire que, comme la sacralisation, la rationalisation parle la langue de chaque système social dans lequel elle a cours ; dans chacun, elle s’y spécifie d’une certaine façon.

Reste que la circularité n’est vraiment levée que si on précise à quoi s’applique prioritairement la valeur de référence : au juste ou au bien ? On est donc logiquement en présence en toute généralité, à l’amont de la pluralité possible des valeurs de référence, de deux grandes conceptions du couple « bien-juste » en raison, la conception dite de la « priorité du juste » et la conception dite de la « priorité du bien ».

Avec la « priorité du juste », la valeur de référence s’applique au juste. Cela implique que les valeurs de référence soient des valeurs relatives aux rapports des hommes entre eux, c'est-à-dire des valeurs sociales. Un ordre social juste est alors celui dont les règles constitutives assurent une coordination efficace.[1] 

 

figure 3

 

Que veut dire « coordination efficace » ? En priorité du juste, l’idée que l’on se fait du bien est un bien supérieur (voir supra) qui est considéré comme étant visé par chacun et par tous (ex : la renommée en se référant à la tradition ou la richesse en se référant à la liberté) (voir la figure 3). La coordination assurée par les règles est efficace si elle permet que les « petits » de la société au regard de ce bien supérieur (ex : ceux qui n’ont aucune renommée ; les pauvres) obtiennent le maximum possible de ce bien. Alors ces règles sont justes. Autrement dit, si on cherche à réduire les inégalités relatives à ce bien supérieur, la situation des « petits » se détériore. Alors un « plus » de ce bien est toujours considéré comme un « mieux ». Le principe de justice de la coordination efficace s’exprime en termes de justice distributive (la justice commutative s’en déduit : une transaction juste entre deux personnes est une transaction qui ne porte pas atteinte à l’efficacité de la coordination sociétale). Il n’y a pas lieu de compenser les inégalités physiques : seule l’égalité des chances en Droit est exigée.

Avec la « priorité du bien », la valeur de référence s’applique au bien. On se réfère alors à des valeurs relatives au rapport à soi-même, valeurs que l’on peut qualifier d’éthiques pour les distinguer des précédentes. Un ordre social juste est celui dont les règles incitent ou conduisent les hommes à être excellents dans les fonctions sociales qu’ils occupent. Le bien consiste à être excellent en ce que la valeur de référence dicte (ex : excellent en participation à la vie de la cité à Athènes au Quatrième siècle avant JC, lorsqu’on se réfère à la valeur « collectif » au sens de cette valeur dans ce contexte). Le bien relatif à une valeur n’est pas alors un bien supérieur. À chaque valeur est aussi associé un bien supérieur, mais celui-ci n’est pas visé. Il s’agit seulement d’un moyen au service de l’excellence. Au-delà d’un certain seuil, un « plus » en ce bien supérieur va nuire à l’excellence (ex : on ne peut être excellent en liberté au sens qu’a cette valeur dans la cité athénienne si on est « trop » riche) (voir la figure 4). Les inégalités justes sont celles qui sont en rapport avec l’excellence, étant entendu que le degré d’excellence ne peut être établi qu’au sein de chaque fonction sociale (il y a de mauvais généraux et de bons généraux) – on ne peut établir une échelle en grandeur, cardinale ou même seulement ordinale, entre un excellent agriculteur et un excellent chercheur. Ce principe d’équité est donc exprimé en termes de justice commutative (la justice distributive s’en déduit). Il y a lieu alors de compenser les inégalités physiques : l’égalité des chances n’a plus le même sens.

 

figure 4

 

La justification en raison en « priorité du bien » ressemble un peu à la sacralisation. La différence essentielle tient à la présence, en rationalisation, d’une rétroaction du juste sur le bien : l’idée que l’on se fait du bien doit respecter certaines limites tenant au juste ; ces limites sont spécifiques au genre de société dans lequel se spécifie la « priorité du bien ».

On retrouve ainsi une proposition plus générale : toutes les justifications en raison (en priorité du juste ou en priorité du bien) ne sont pas acceptables dans l’espace public. Les conditions d’acceptabilité sont les suivantes : 1. il faut que la valeur de référence (son sens précis) soit acceptée dans l’espace considéré pour justifier une règle en termes d’intérêt général ; 2. s’il y a plusieurs valeurs de référence acceptées, on ne peut avoir recours à la violence physique ou symbolique pour imposer « sa » valeur de référence. Je reviendrai sous peu sur l’explicitation de ces conditions dans le genre « société moderne ».

Le temps de la conjugaison de la sacralisation et de la rationalisation : les sociétés traditionnelles

Le passage de la « communauté » à la « société » se caractérise essentiellement par l’entrée en scène de la rationalisation, entrée en scène qui s’accompagne de la distinction entre le public et le privé. Pendant tout un temps, cette entrée en scène a lieu sans que la sacralisation soit pour autant abandonnée (on se limite alors à l’espace public). Il y a conjonction des deux : toute règle doit pouvoir être justifiée des deux façons. Cela contraint fortement le champ des valeurs possibles de référence en rationalisation. Le constat historique que l’on peut faire est, le plus souvent, le suivant. 1. La seule valeur de référence qui fasse bon ménage avec la religion est la tradition, avec comme bien supérieur associé la renommée, et 2. la logique de rationalisation qui prime est la « priorité du bien ». C’est donc à juste titre que l’on qualifie les sociétés antérieures à l’avènement de la modernité de « sociétés traditionnelles ». À ce titre, la cité athénienne se présente comme déjà très moderne, dans la mesure où les valeurs de références sont déjà (en des sens particuliers) les valeurs de référence modernes et où les deux logiques sont présentes [2].

Le temps du monopole de la rationalisation dans l’espace public : l’avènement du genre « Société moderne »

La conjonction de la sacralisation et de la rationalisation pose des problèmes, puisqu’elle conduit à réserver à l’espace privé la référence en rationalisation à d’autres valeurs que la tradition, tout particulièrement à la liberté, valeur pour laquelle le bien supérieur associé est la richesse, à l’efficacité technique, valeur pour laquelle le bien supérieur associé est la puissance (au sens du pouvoir de faire, de la capacité à obtenir des résultats en mobilisant des objets), et au collectif, valeur pour laquelle le bien supérieur associé est la reconnaissance. La bourgeoisie, qui a fait siennes ces valeurs à titre privé, entend bien que l’on puisse aussi instituer des règles « publiques » en s’y référant. Cela a lieu ici (au nord de la Méditerranée) pas là.


Je n’entends pas en discuter les raisons. Toujours est-il qu’un nouveau genre de société voit le jour. Ce nouveau genre se caractérise essentiellement par l’exclusion de la sacralisation, donc par le monopole de la rationalisation dans l’espace public. Cette révolution forme système avec le fait que ce genre est doté d’une structure institutionnelle de base tout à fait nouvelle : la monnaie et la citoyenneté (pour tous) en sont les formes structurelles fondamentales. Il s’agit d’un modèle général. Les sociétés dites modernes « réellement existantes » en sont toujours quelque peu éloignées (ex : en France, les femmes n’ont été reconnues comme des citoyennes à part entière en ayant le droit de vote que très récemment ; ou encore, il y a une inscription qui fait référence à Dieu sur le billet vert étatsunien et le président américain prête serment sur la Bible).

On a alors deux types de règles sociales en modernité (si on laisse de côté pour simplifier les conventions collectives) : les conventions communes et les règles de Droit (lois ou arrêtés des tribunaux faisant jurisprudence). Une convention commune est instituée à la suite de la polarisation mimétique de tous sur une seule valeur de référence (en principe sans violence symbolique, en pratique c’est une autre histoire). L’existence d’un pluralisme des valeurs, dont le respect est la condition de l’institution des règles justes, interdit que le « vivre ensemble » puisse être seulement réglé par des conventions. Comment alors régler le conflit qui naît du fait que selon la valeur à laquelle on se réfère, on ne défend pas, en tel ou tel domaine, la même règle ? Par un compromis mis en forme en Droit. Tel est bien la fonction du Droit, parce qu’il est purement procédural. Le compromis reflète le rapport des forces en présence : chacun doit pouvoir l’interpréter dans le sens de sa grammaire de justification. C’est la condition de légitimité.

On parle alors d’égalité en Droit. Cette égalité en Droit signifie que les relations entre les membres de la société sont des transactions, c'est-à-dire des relations établies entre des personnes physiques ou morales égales en Droit à l’entrée dans la transaction (ex : les transactions économiques que sont la transaction commerciale, la transaction salariale et la transaction financière). Chaque transaction distribue des droits (et des devoirs). Il ne peut y avoir que trois modes de règlement simples d’une transaction - ces modes purs se combinent le plus souvent étant donné qu’il y a beaucoup de choses à régler dans une transaction (ex : celui de la transaction commerciale d’achat/vente d’un produit, pour laquelle les divers aspects à régler sont avant tout « Qui définit le produit ? » «  Comment se fait l’appariement d’un client et d’un fournisseur - le “qui avec qui ?” ? », « Comment se fixe le prix en argent du produit ? ». Ces trois modes purs sont le marchandage, la direction et la planification. On ne peut donc avoir que trois valeurs de référence (et non pas une multitude). Ce sont la liberté, l’efficacité technique et le collectif (le « nous » des membres de la société) [3]. On a donc trois triades :

Tableau 1 : Les trois triades de la modernité « en général » (justification dans l’espace public)

tableau 1

Une forme totalitaire de « société moderne » est une forme pour laquelle la seule valeur de référence est l’une seulement de ces trois valeurs. Elle repose sur la négation du pluralisme des valeurs. Une forme totalitaire ne peut faire l’objet d’une justification acceptable, parce qu’elle repose nécessairement sur une violence physique ou symbolique.

Bibliographie

Billaudot, B. 2008. « Institution et justification », Revue française de socio-économie, n° 1.

Boltanski, L. et L. Thévenot. 1991. De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard.

Commons, J. R. 1934. Institutional Economics. Its Place in Political Economy, The University of Wisconsin Press, 1959, 2 vol. (1° ed. 1934, Macmillan).

MacIntyre, A. 1988. Whose Justice ? Which rationality ? University of Notre Dame Press, Indiana (trad. fr. Quelle justice ? Quelle rationalité ?, Léviathan, Paris, PUF, 1993).

Rawls, J. 2003. La justice comme équité. Une reformulation de théorie de la justice, Paris, La Découverte.

 

 

La deuxième partie de ce texte paraîtra dans le prochain numéro de la Revue vie économique

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[1]  La théorie de la justice comme équité de Rawls (2003), ainsi que l’analyse des justifications à partir du modèle de cité de Boltanski et Thévenot (1991) s’inscrit dans la « priorité du juste ». En remontant dans l’histoire, les philosophes qui s’inscrivent dans cette dernière sont, entre autres, les sophistes et Thucydide, les Écossais du XVIIe siècle (Campbell, Hutcheson, Leechman, mais non Hume), les Lumières, Smith et Bentham.
[2]  Voir les chapitres II à VIII de l’ouvrage d'Alasdair MacIntyre (1988-1993).
[3]  Voir Billaudot (2008), à partir de Commons (1934)et de Boltanski et Thévenot (1991).

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