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Sommaire
Volume 5, no 2
Financiarisation et agriculture: les enjeux pour le modèle agricole québécois

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Financiarisation et agriculture.

Les enjeux pour le modèle agricole québécois


François L’Italien
Professeur associé, département de sociologie
Université Laval

 

Introduction


Nous entendons par financiarisation de l’économie le déploiement d’un nouveau cadre macroéconomique de régulation qui a été mis en place à partir des années 1980, caractérisé par la prédominance des actifs, pratiques, institutions et acteurs financiers dans le développement actuel des économies capitalistes avancées. Ce cadre a été implanté à la suite du démantèlement progressif des institutions et dispositifs d’inspiration keynésienne qui avaient été chargés de maîtriser les conditions du développement économique et de limiter l’emprise des logiques spéculatives sur la vie économique des sociétés. Ce démantèlement s’est concrétisé par des vagues de déréglementation du secteur financier et bancaire qui ont eu cours dès la fin des années 1970, et qui ont permis aux marchés financiers de constituer le cœur d’un régime d’accumulation à dominante financière.

Dans les faits, ce sont des organisations comme les fonds communs de placement, les firmes d’investissement privé et les fonds de couverture (hedge funds) appartenant à des banques d’investissement qui ont constitué le fer de lance de ce régime, en concentrant et organisant les capitaux issus des gigantesques réservoirs d’épargne capitalisée des pays industrialisés. Ces organisations ont déployé des stratégies de valorisation financière qui se sont appuyées sur leur capacité à réguler les conditions de financement privé et de couverture des risques de marché. Ces stratégies de valorisation ont non seulement eut pour effet de démultiplier les mécanismes de ponction financière sur l’économie « réelle », mais elles en ont surtout reconfiguré plusieurs paramètres. En fait, pour le résumer schématiquement, ces transformations ont consisté à introduire de plus en plus de dispositifs et de pratiques spéculatives dans le cours normal de la vie des acteurs économiques. Concrètement, cela a signifié que les logiques et événements financiers – comme les crises et les bulles – allaient peser de plus en plus lourdement sur l’évolution des dynamiques économiques quotidiennes.

Le secteur agroalimentaire n’a pas fait exception. Depuis le début des années 2000, l’intérêt des organisations financières pour les marchés et les actifs agroalimentaires ne s’est pas démenti, et s’est traduit par l’influence grandissante de leurs interventions directes et indirectes sur le secteur. Des rapprochements ont évidemment été faits avec des épisodes similaires ayant eu lieu au XXe siècle, où des investisseurs en quête de placements stratégiques se sont lancés dans des transactions impliquant de tels actifs. De ce point de vue, ce phénomène appartient bel et bien à un cycle économique de longue portée. Cependant, de nombreuses études ont souligné la singularité de la situation actuelle ainsi que les obstacles que rencontreraient des comparaisons rapides. Non seulement la grandeur des flux de capitaux mobilisés actuellement pour intervenir sur les marchés agricoles et agroalimentaires décourage tout rapprochement sur le plan quantitatif, mais le modèle de gestion et de détention actuel des actifs du secteur agroalimentaire par des firmes transnationales rend à l’avance caduque toute comparaison sur le plan qualitatif. En effet, le contexte actuel donne une résonnance et une amplitude inédites à ce phénomène : le cadre de régulation macroéconomique, mais aussi l’intégration des marchés agricoles et agroalimentaires, favorisent aujourd’hui la financiarisation massive des activités économiques qui se déploient dans ce secteur.

Nous souhaitons présenter brièvement deux points d’entrée par où cette financiarisation est parvenue à s’introduire et à reconfigurer en profondeur les structures économiques de ce secteur, soit le marché des commodités et les terres agricoles. Aux côtés des entreprises de détails dans l’agroalimentaire, ces deux points d’entrée ont fait l’objet d’analyses plus poussées au cours des dernières années, à la faveur de l’arrivée massive d’investisseurs dans tous les segments économiques de ce secteur.

Nous présenterons donc, dans un premier temps, les principaux mécanismes par lesquels les organisations financières ont littéralement reconfiguré le marché des commodités, c’est-à-dire les biens de base, par le biais du marché des contrats à terme. La crise alimentaire de 2007-2008 a en effet mis en lumière l’importance de l’activité spéculative, en particulier celle des transactions portant sur les produits de couverture, quant à la dynamique des prix de certaines denrées alimentaires. Dans un second temps, nous reviendrons sur le phénomène d’acquisition de terres agricoles par des organisations financières, phénomène mondialisé qui a pris de l’ampleur depuis la crise financière de 2008. Face à l’incertitude persistante sur les marchés, ainsi qu'à la baisse des rendements moyens associés aux classes d’actifs « traditionnels », les fonds d’investissement ont fait des terres un placement alternatif de premier plan. Après avoir présenté quelques caractéristiques importantes de ce phénomène à l’échelle internationale, nous aborderons la situation au Québec. Si la dynamique d’acquisition des terres par des investisseurs institutionnels y est pour le moment marginale, sa mise en lumière a permis de faire le point sur les enjeux posés par cette nouvelle donne pour le Québec.

Spéculation, contrats à terme et marché des commodités


Le marché des commodités a constitué l’épicentre de la crise alimentaire de 2007-2008. Cette crise, qui a affecté plusieurs dizaines de millions de personnes dans plusieurs pays à travers le monde, a en effet été déclenchée par une soudaine et rapide hausse des prix de denrées destinées à la consommation humaine. Plusieurs études produites dans le sillage de cette crise ont montré que les explications traditionnelles mobilisées pour rendre compte de cette hausse étaient insatisfaisantes ; les prix du riz, du blé et du maïs ont en effet subi des augmentations qui ne pouvaient être expliquées par les tendances prévisibles de l’offre et de la demande effective. En fait, les analyses approfondies, menées par des chercheurs d’horizons différents, ont montré que l’une des principales causes de cette volatilité extrême des prix était liée à l’intensification des transactions financières sur le marché des commodités, associées à l’arrivée massive de nouveaux acteurs sur ce marché à partir de la moitié des années 2000.

La porte d’entrée de ces nouveaux investisseurs a été le marché des contrats à terme (futures). Tirant leur origine au XIXe siècle, ces produits financiers occupaient une niche discrète dans l’édifice de la régulation des marchés de commodités pour une bonne part du XXe siècle, en offrant aux parties prenantes d’un contrat commercial la possibilité de se protéger contre les variations de prix des biens sous-jacents. Dans un contexte où la finance était corsetée et la stabilité des marchés agricoles était assurée par des institutions et des traités internationaux, ces produits d’assurance occupaient une place relativement peu importante. Aux États-Unis, le marché des contrats à terme était régi notamment par la Commodity Futures Trading Commission (CFTC), qui contraignait les opérateurs à rendre publiques leurs principales positions, et qui limitait leurs participations dans ce segment de marché afin de décourager les pratiques spéculatives.

Or cela a changé à partir des années 1980, où des épisodes successifs de déréglementation des marchés ont conduit les acteurs commerciaux à recourir de plus en plus aux contrats à terme. En effet, à mesure que les principales balises stabilisant l’environnement macroéconomique des vendeurs et acheteurs de commodités se décomposaient, la nécessité de recourir à des produits d’assurance destinés à protéger les acteurs contre les variations de prix devenait plus pressante. En 2000, une série de mesures destinées à neutraliser les capacités de régulation de la CFTC ont ouvert ce marché à des stratégies et à des acteurs financiers qui étaient tenus à l’écart jusque-là. L’une de ces mesures a été de soustraire les transactions de gré à gré (over-the-counter) au regard de la CFTC, ce qui créait dans les faits une véritable zone franche de régulation au sein de ce marché, dans laquelle se sont engouffrés de grands gestionnaires de fonds et leurs capitaux.

Pour que ces sommes astronomiques puissent être canalisées et placées, des fonds indiciels couplés au marché des contrats à terme ont été organisés. Ils constituaient une structure d’intégration et de circulation d’une finance de masse, donnant à ce marché la profondeur et la liquidité requises par des investisseurs institutionnels soucieux de pouvoir y entrer et sortir avec un minimum de risques. Cette transformation de la fonction du marché des contrats à terme s’est rapidement concrétisée et un nouveau marché financier de masse a été créé : selon les statistiques publiées en 2009 par la Banque des règlements internationaux (BRI), le montant total des transactions de gré à gré sur le marché des contrats à terme autres que ceux portant sur l’or et les métaux précieux s’élevait à 5800 milliards de dollars en 2006, et s’est envolé à 12 000 milliards en 2008.

Ensuite, et corollairement à cela, ces marchés allaient servir de rampes de lancement pour une vaste gamme de stratégies et d’acteurs financiers, à peu près tous intéressés par la valeur et les caractéristiques de ces produits de couverture. Ces derniers étaient désormais intégrés aux portefeuilles de plusieurs organisations financières, dont les plus puissantes pouvaient maintenant faire fluctuer la valeur de marché de ces actifs, en les achetant ou en les vendant massivement. Classiquement, les investisseurs vendront les contrats avant leur terme, de manière à réaliser une valeur financière destinée à racheter de nouveaux contrats. Un seul contrat pourra donc changer de mains plusieurs fois avant d’arriver à échéance, ce qui non seulement influencera sa valeur, mais augmentera le nombre de transactions mais aussi la fréquence des épisodes d’extrême volatilité de ce marché.

Cette hypertrophie du marché des produits dérivés sur les commodités a produit des effets déterminants sur les prix des denrées. Depuis au moins 2005, il a été constaté que le prix des commodités agricoles était désormais susceptible de varier en fonction de la dynamique de marché des contrats à terme. À ce titre, la crise alimentaire de 2007-2008 a constitué un véritable révélateur. Plusieurs études ont en effet montré la forte corrélation existant entre la flambée des prix des denrées alimentaires, qui s’est produite dans les premiers mois de cette année-là, et l’emballement du marché des contrats à terme sur les commodités agricoles.

En fait, la valeur de marché de ces contrats a littéralement explosé au cours des années 2007 et 2008, à la faveur de plusieurs facteurs menant les opérateurs de marché à spéculer à la hausse. Alors que le prix des contrats à terme est généralement moins élevé que le prix « spot » des commodités sous-jacentes, il l’a au contraire dépassé à partir de la fin de 2007 et pour une bonne partie de 2008. Cela a engendré des effets importants sur l’évolution du prix des denrées de base, qui ont alors été tirés vers le haut, comme le montre le graphique ci-dessous. Cette hausse soudaine a créé un véritable choc dans le marché des commodités, où le prix « spot » a évolué selon un patron qu’aucune tendance de fond, ni aucun indicateur économique fondamental ne pouvaient véritablement rendre compte. Ce choc de marché s’est répercuté dans plusieurs économies « réelles », d’une part en rendant plus aléatoires les conditions de planification et de production agricole, et d’autre part en provoquant des crises alimentaires dans plus de 45 pays. Un important rapport d’Oxfam, paru en 2011, a traité de cette question en détail.

graph1

Tout ce qui monte redescend : cet adage issu de l’observation empirique vaut tout autant pour les phénomènes économiques où les logiques financières ont triomphé. La bulle spéculative entourant les contrats à terme a éclaté en 2008, alors que la valeur de ces derniers s’est mise à redescendre brutalement. Cette descente, provoquée notamment par la vente massive de ces actifs par des organisations financières devant faire le plein de liquidités pour faire face à la crise financière de 2008, s’est traduite par une baisse tout aussi importante du prix des denrées alimentaires, ce qui illustre assez clairement le poids que joue la financiarisation dans la reconfiguration des paramètres du marché des commodités agricoles.

La financiarisation du foncier agricole


Une seconde porte d’entrée de la financiarisation de l’agriculture a été celle du foncier agricole. Depuis le début des années 2000, en effet, l’acquisition massive de terres par des sociétés d’investissement et des compagnies fortement capitalisées est devenue une stratégie de croissance de premier plan. Aussi désigné par le terme d’accaparement des terres, ce phénomène s’est déployé partout sur la planète, à commencer dans les pays présentant des caractéristiques attrayantes pour cette agriculture de capitaux. Plus que tout, la crise financière de 2008 a véritablement dynamisé ce phénomène en consolidant un paradigme de la financiarisation du foncier agricole qui s’était déjà implanté quelques années auparavant. Tout cela se constate aisément dans le tableau suivant, qui donne un aperçu du phénomène.

graph2 

Ainsi, on constate que de 2005 à 2010, le nombre de transactions annuelles impliquant de larges superficies de terres est passé de 2,8 millions d’hectares (ha.) à 8,3 millions, soit une augmentation de 296 %. Dans ce portrait, 2009 apparaît comme une année exceptionnelle, avec des transactions foncières avérées ayant atteint près de 30 millions d’ha. La crise financière de 2008 a manifestement mis en place les conditions d’une « ruée » vers les terres, qui s’est traduite l’année suivante par un nombre inégalé d’acquisitions de larges superficies foncières par des sociétés de capitaux. Malgré la « détente » constatée en 2010, il apparaît évident que le phénomène a pris un essor décisif depuis 2005, renforçant une tendance qui s’était dessinée depuis quelques années.

On sait que ce sont d’abord les organisations financières qui ont donné – et qui donnent toujours – l’impulsion première à ce mouvement, comme les firmes d’investissement privé, les fonds de couverture (hedge fund), les fonds souverains et les fonds de pension. De tous ces investisseurs institutionnels, ces derniers semblent les plus intéressés à investir dans le foncier. En 2011, les fonds de pension capitalisaient au total plus de 23 000 milliards de dollars d’actifs, dont plus de 100 milliards étaient investis dans les produits de base. Sur ce dernier montant, ce sont 5 à 10 milliards qui auraient été consacrés à l’achat de terres, et ce montant pourrait doubler d’ici 2015, selon plusieurs observateurs.

L’intérêt des fonds de pension pour le foncier s’explique bien, puisqu’ils y voient des actifs tout à fait appropriés pour leurs stratégies de gestion financière. Non seulement peuvent-ils capitaliser sur l’augmentation continue de la valeur des terres, mais voient-ils d’un bon œil les flux de revenus issus de la vente de produits générés par ces terres. Les fonds de pension sont en effet à la recherche de catégories d’actifs stables et sûrs, dont la valeur poursuit une trajectoire relativement autonome vis-à-vis des périodes d’instabilité financière, comme cela a été le cas en 2007 et 2008. Les difficultés à trouver des placements permettant de garantir un rendement fixe dans une période d’incertitude comme celle que nous traversons toujours, les terres agricoles permettent aux investisseurs d’obtenir un flux de liquidités continu sur plusieurs années, de manière à assurer à long terme le versement des rentes à leurs bénéficiaires retraités. Cet enjeu est capital, à commencer pour les fonds situés dans des pays occidentaux, où les régimes de retraite sont mis sous pression par des déficits actuariels importants. Dans un contexte où les marchés des obligations gouvernementales sont plombés par de faibles taux d’intérêt et des problèmes de refinancement dans certains États, et où la capitalisation des fonds de pension a écopé des effets de la crise financière à la suite de l’approche spéculative de gouvernance adoptée par leurs gestionnaires, ces derniers sont désormais à la recherche de ce type d’actifs procurant un rendement couplé à leurs flux de trésorerie interne.

Mais il y a plus : non seulement les terres constituent-elles des actifs sûrs, exerçant une fonction de couverture, mais elles sont surtout devenues très rentables au cours des dernières années. En effet, les retours moyens sur l’investissement dans des fonds d’acquisition de terres (farmland funds) peuvent maintenant osciller entre 10 % et 20 % annuellement, ce qui constitue un rendement exceptionnel dans la conjoncture actuelle. Ce constat s’impose surtout lorsque ces fonds sont comparés à la performance financière de classes d’actifs de référence, réputés pour leurs rendements, comme l’or, les marchés d’actions et le marché domiciliaire. Aux États-Unis, il existe un indice composé, le NCRIEF Farmland Index [1], indice utilisé par l’industrie financière pour mesurer les retours des placements effectués par les investisseurs institutionnels dans le secteur des établissements agricoles. Or, cet indice a récemment explosé. 

graph3

Comparant l’évolution du rendement procuré par les fonds de gestion d’établissements agricoles à celle de trois autres catégories d’actifs, ce graphique montre que depuis 1991, le rendement procuré par les fonds d’investissements dans les établissements agricoles a augmenté de 635 %, soit 300 % de plus que l’or et près de 400 % de plus que les marchés d’actions. Plus particulièrement, on remarque que cette hausse est essentiellement due à une augmentation fulgurante des rendements depuis les années 2004 et 2005 : l’indice du fond d’acquisition des établissements agricoles est passé d’une augmentation de 200 % en 2004 à 635 % en 2010. Peu de fonds institutionnels peuvent se targuer d’avoir présenté des rendements si intéressants ces dernières années, et il est clair que ces fonds sont devenus depuis peu des composantes structurelles du portefeuille d’investisseurs institutionnels. En superposant cette période de hausse sur celle qui a vu exploser le rythme du processus d’accaparement des terres, on constate immédiatement une corrélation entre les stratégies financières de ces investisseurs institutionnels et le phénomène de ruée vers le foncier.

Ces deux fonctions accomplies par les actifs agricoles – soit celles de couverture et de rendement – expliquent en effet pourquoi les fonds de pension sont parmi les plus gros investisseurs institutionnels à entrer dans les marchés de produits de base et dans les terres agricoles : selon les chiffres disponibles, ces deux catégories d’actifs représenteraient actuellement entre 1 % et 3 % du portefeuille moyen de ces fonds. Or, selon les estimations les plus conservatrices, cette proportion devrait s’élever à près de 5 % au cours des prochaines années (Knoepfel, 2011). Étant donné que cet engouement pour les terres est plutôt récent, les données sur ce phénomène sont rares, d’autant qu’il s’agit d’organisations financières qui ne sont pas réputées pour leur transparence.

Cependant que les informations dont nous disposons, sur les fonds de pension aussi bien que sur les autres promoteurs de cette agriculture de capitaux, permettent de dégager un portrait d’ensemble des stratégies de gestion de ces actifs agricoles. En effet, nous pouvons déjà affirmer que les investisseurs capitalisent sur ces terres de deux manières complémentaires. D’abord, ces actifs fonciers peuvent être conservés comme titres dans les portefeuilles, sans n’être jamais mis en exploitation. Les investisseurs chercheront à acquérir ces actifs agricoles pour pouvoir éventuellement s’en départir sur le marché, en faisant le pari qu’ils gagneront en valeur financière dans un avenir rapproché. De plus, la détention de ces actifs est susceptible de permettre à ces investisseurs d’emprunter sur les marchés en utilisant les terres comme collatéral, générant par là un important effet de levier. On parlera là alors d’une stratégie financière de gestion et de valorisation du foncier agricole.

Ensuite, ces actifs peuvent être mis en valeur sur le plan économique, par le biais d’une intensification de leur exploitation. Le fonds détenteur pourra alors élaborer une stratégie industrielle de production, passant par la location des terres à un opérateur ou par la délégation de l’exécution des travaux par une équipe technique à laquelle seront imparties des charges. Évidemment, cette stratégie ne sera intéressante que si la valeur financière des actifs nécessaires pour opérer la production n’excède pas la valeur économique issue de cette même production. Cette situation semble, pour l’instant, mettre certaines régions du monde à l’abri de cette stratégie, comme le Québec, alors qu’elle en expose d’autres davantage : celles-là même où l’accaparement des terres semble se mener de manière intensive. En outre, cette stratégie industrielle de production est, plus souvent qu’autrement, assujettie aux signaux de marché provenant des pays d’où proviennent les fonds d’investissement, ce qui crée une dislocation du tissu agricole local et accroît la dépossession économique des communautés. Les plus grandes surfaces acquises au cours des dernières années l’ont été en Afrique, dans des pays qui connaissent souvent des taux de malnutrition élevés, ce qui ne fait que révéler la contradiction économique générée par un tel phénomène.

Les enjeux pour l’agriculture québécoise


La mise en place d’un régime d’accumulation financiarisé a déjà commencé à modifier les paramètres du secteur agricole et agroalimentaire au Québec. Cependant que les régulations institutionnelles qui ont donné forme au modèle agricole québécois ont jusqu’ici atténué, et en quelque sorte réfracté, les principaux effets économique et financier associés au déploiement de ce régime. Conçues pour donner au domaine agricole et au secteur agroalimentaire des conditions de développement optimales, ces régulations sont cependant mises à l’épreuve dans le contexte d’économie politique qui est le nôtre. Si elles n’ont pas été toutes induites par la financiarisation de l’économie, les transformations actuelles des conditions d’exercice de l’agriculture et du développement des entreprises agroalimentaires de petite et moyenne tailles constituent un moment charnière dans l’histoire récente du modèle québécois.

C’est plus particulièrement par le truchement de la dynamique d’accaparement des terres que la financiarisation de l’agriculture et de l’agroalimentaire s’est récemment frayé un chemin jusque dans les débats publics au Québec. Après l'annonce en 2010, par un promoteur immobilier, d’un projet d’acquisition de 40 000 ha. de terres au Québec et au Canada par des investisseurs chinois, le monde agricole québécois s’est questionné sur la robustesse et la pérennité de son modèle de développement. Dans la foulée des exercices de délibération collective ayant eu lieu au cours des années précédentes, des réflexions importantes ont permis de faire le point sur plusieurs aspects de l’agriculture au Québec : la structure démographique des producteurs, l’habitation dynamique du territoire, le modèle de gestion et de détention des actifs agricoles, la pertinence actuelle des régulations publiques et le type de modèles d’affaires à privilégier ont été tour à tour évoqués. Plus que tout, l’attrait des terres québécoises pour des investisseurs étrangers a renvoyé au portrait économique et sociologique d’ensemble du domaine agricole au Québec.

Assez rapidement cependant, il est apparu clair que le Québec n’était pas une cible de choix pour des investisseurs étrangers, et ce, pour plusieurs raisons : d’abord, pour la production de commodités, le prix de la terre est largement inférieur dans plusieurs autres endroits du monde qu’au Québec. Étant donné que les fonds d’investissements et les grandes corporations réalisent des opérations d’acquisition de terres à l’échelle continentale, il est clair que ces différentiels de prix du foncier jouent beaucoup dans les décisions, prix auxquels s’ajoutent ceux de la main-d’œuvre. Ensuite, il faut mentionner que les terres agricoles au Québec ont des caractéristiques agro-climatiques qui diminuent l’éventail de possibilités dans les productions et exercent des contraintes objectives sur les cycles d’investissement. Il y a, notamment, moins de récoltes possibles que dans les régions du sud, et les coûts liés à l’élevage sont supérieurs dans les contrées nordiques comme le Québec. Enfin, et cela pèse tout aussi lourdement sur les stratégies d’accaparement de terres des investisseurs, les dispositions légales et réglementaires actuelles contribuent certainement à décourager – pour le moment – l’acquisition massive de terres depuis l’étranger.

À cet effet, il faut mentionner que le Québec s’est doté d’un outil important afin de limiter les transactions sur le foncier opérées par des investisseurs étrangers : la Loi sur l’acquisition de terres agricoles par des non-résidents (LATANR), adoptée en 1979. En vertu de cette loi, les non-résidents ne peuvent acquérir de terre agricole, à moins qu’ils ne procèdent à une demande d’autorisation auprès de la CPTAQ. Seule cette dernière peut autoriser l’acquisition d’une superficie par un investisseur étranger. Il est évident que cette loi est un élément dissuasif pour des investisseurs institutionnels étrangers, qui ne peuvent acquérir facilement des superficies considérables de terres au Québec comme cela se fait en certains pays d’Afrique ou de l’Europe de l’Est. 

Cela dit, ce n’est pas parce que le Québec n’est pas sur la liste courte des investisseurs étrangers que le phénomène d’accaparement des terres au Québec est inexistant. D’abord, il faut dire que nous sommes confrontés à des lacunes au niveau de la connaissance du phénomène : le niveau de pénétration d’une agriculture de capitaux au Québec reste une grande inconnue jusqu’ici, puisqu’il ne peut être décrit et mesuré de manière satisfaisante. Très peu, voire aucune, données substantielles ne sont disponibles pour l’instant. Il s’agit là, en soi, d’un problème économique important : le Québec dispose de peu d’outils d’observation fine et raisonnée des transactions portant sur le foncier agricole.

Ensuite, il est davantage probable que l’accaparement des terres est issu de l’intérieur même des frontières du Québec, par des investisseurs québécois adoptant le même paradigme de gestion que les firmes étrangères. Nous pourrions parler ici d’un processus d’accaparement « endogène » des terres, pour autant où les investisseurs institutionnels intéressés dans l’achat d’actifs agricoles au cours des prochaines années pourraient avoir leur siège social au Québec. C’est peut-être par le truchement de cette formule que l’accaparement des terres agricoles pourrait se faire ici, à un moment qui est tout à fait décisif dans l’histoire du secteur agricole québécois. De nombreux établissements agricoles pourraient être la cible de ces fonds au cours des prochaines années, établissements qui n’auraient pas trouvé preneurs auprès d’une relève agricole familiale ou professionnelle. Des fonds d’investissement privés ont déjà être créés aux fins de l’acquisition des établissements dont les rendements actuels et attendus sont les plus intéressants.

Ainsi, un premier fond d’investissement privé en terres agricoles situé au Québec, la société en commandite AgriTerra, a été créé en 2010. La levée initiale de capitaux, prévue jusqu’à la fin de l’année 2012, vise à donner aux gestionnaires de ce fonds la capacité d’opérer sur le foncier agricole afin de satisfaire les exigences financières des investisseurs. L’objectif premier de ce fonds, en effet, est « de générer des rendements à long terme provenant des revenus de location et de l'augmentation de la valeur des terres détenues. » Ce fonds prévoit acheter des terres agricoles au Québec et d’extraire de ces opérations le maximum de revenus, qui proviendrait de trois sources principales : 1) par une augmentation de la valeur de marché des terres acquises se traduisant par des gains en capitaux ; 2) par des revenus de location tirés de baux avec des producteurs agricoles louant les terres ; 3) par des voies « alternatives » telles que la mise en marché de crédits d’émission de gaz à effet de serre, la restructuration des unités agricoles ainsi que des opérations de dézonage visant à convertir le territoire agricole en terrains résidentiels. Ici encore, outre les effets de la spéculation sur le foncier agricole que cela va entraîner, rien ne garantit que les détenteurs finaux des parts de ce fonds seront québécois, puisque les détenteurs de deuxième et de troisième niveaux ne peuvent être retracés par les dispositifs de surveillance de la CPTAQ devant appliquer la LATANR. Cet exemple montre que des acteurs importants s’activent déjà au Québec pour se positionner dans le marché en plein essor des actifs fonciers, et l’on ne saurait penser que ces acteurs demeureront seuls longtemps.

Conclusion


La financiarisation de l’économie soulève toute une série d’enjeux déterminants pour l’avenir de l’agriculture et de l’agroalimentaire québécois. Si les effets du développement de ce régime ne se sont pas fait sentir massivement jusqu’ici, il serait risqué d'en déduire l’immunité de ce secteur aux pratiques et discours du capitalisme financiarisé. Ici comme ailleurs, les grands paramètres déterminant les choix opérés par l’ensemble des acteurs économiques sont entrés depuis au moins deux décennies dans une phase de profonde reconfiguration. Étant donné qu’aucun mécanisme de régulation n’a été mis en place depuis la crise financière de 2007-2008 pour contrôler les marchés financiers et réenchâsser la finance dans les tissus économiques nationaux et internationaux, il est futile de croire être à l’abri longtemps des événements et logiques qui se propagent de la finance à l’économie, en agriculture comme ailleurs.

Dans le cas de l’accaparement des terres, la question n’est pas de savoir si le Québec sera ou non affecté par ce mouvement, mais bien comment le territoire agricole québécois sera impacté. Les causes qui poussent l’accaparement des terres en Afrique ou en Europe de l’Est sont tout aussi actives en Amérique du Nord. Reporter l’échéance de l’élaboration d’une stratégie afin d’évaluer et de répondre au phénomène pourrait entraîner des effets délétères majeurs sur les cadres « traditionnels » d’exploitation et d’occupation du territoire agricole du Québec. Il s’agit de voir comment le monde agricole québécois pourrait développer de nouveaux outils d’observation, d’évaluation et d’opération sur le foncier agricole qui permettrait de garder l’initiative et de consolider les mécanismes endogènes de transfert des terres et des établissements agricoles.

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[1]  NCRIEF pour National Council of Real Estate Investment Fiduciaries. 

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