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Sommaire
Volume 5, no 2
La multifonctionnalité de l'agriculture au Québec : de la théorie à la pratique

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La multifonctionnalité de l’agriculture au Québec : de la théorie à la pratique

 

Elisabeth Sénéchal, économiste rurale
Direction de l’appui au développement des entreprises et de l’aménagement du territoire
Ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec



Bien qu’il suscite de l’intérêt depuis quelques années, le concept de multifonctionnalité de l’agriculture demeure encore nouveau et méconnu au Québec. Le lancement par le MAPAQ d’un premier programme d’appui à la multifonctionnalité offre toutefois l’occasion d’améliorer nos connaissances sur cet enjeu et d’alimenter les réflexions sur le développement d’une approche d’intervention propre au Québec.

La multifonctionnalité s’appuie sur une approche conceptuelle de l’activité agricole assez nouvelle, en réponse à des attentes sociales plus récentes. Ainsi, elle invite les entreprises agricoles et les acteurs du secteur à emprunter des sentiers moins connus. Bien qu’il ait fallu passer rapidement de la compréhension à la mise en application de nouvelles de façons de faire, le programme d’appui donne jusqu’à maintenant des résultats intéressants si l’on considère les projets et les nouvelles dynamiques qu’il semble susciter. Avant de présenter le programme et les résultats obtenus jusqu’à présent, revenons d’abord sur les principales caractéristiques de la multifonctionnalité.

Le concept de multifonctionnalité


La multifonctionnalité de l’agriculture fait généralement référence aux différentes fonctions économiques, sociales et environnementales de celle-ci, comme le présente la figure 1.

fig1

Les fonctions économiques ou productives de l’agriculture sont dominantes dans notre société étant donné la finalité de celle-ci, à savoir nourrir les populations. C’est aussi grâce à l’activité productive que les entreprises agricoles génèrent des revenus par l’échange des biens produits sur les marchés. Il faut dire par ailleurs que l’intervention publique a été davantage orientée vers cette fonction avec des objectifs liés, par exemple, à la stabilisation des revenus, à la gestion des risques, à l’autosuffisance alimentaire, etc. Les politiques agricoles instituées dans les pays occidentaux après la Deuxième Guerre mondiale visaient notamment à ce que l’agriculture fournisse à la population des denrées alimentaires en quantité suffisante, à des prix abordables. Il s’agissait là d’une des principales attentes de la société vis-à-vis de ce secteur.

Les fonctions sociales et environnementales de l’agriculture font, quant à elles, l’objet d’une demande sociétale plus récente. Elles s’expriment par les retombées positives attendues de l’agriculture sur le plan, par exemple, de la gestion et de la protection des ressources naturelles, de la mise en valeur des paysages et de la biodiversité, de la contribution au dynamisme des zones rurales, etc.

L’Organisation de coopération et de développement économique définit la multifonctionnalité de l’agriculture par les éléments suivants : i) l’existence de produits multiples, de base et autres, qui sont conjointement produits par l’agriculture et ii) le fait que certains produits autres présentent les caractéristiques d’externalités ou de biens d’intérêt public, le résultat étant que les marchés de ces biens n’existent pas ou fonctionnent mal. 

Le concept de multifonctionnalité de l’agriculture s’appuie donc sur la production de biens publics et d’externalités positives engendrées par les activités agricoles. Plus concrètement, par ses actions, un agriculteur peut produire des biens ou des services qui apportent des bénéfices à l’ensemble des citoyens sans que ces derniers aient à débourser quoi que ce soit. Prenons l’exemple de l’aménagement d’une large bande riveraine arbustive qui contribue à améliorer la qualité de l’eau tout en créant un milieu propice à la biodiversité. Pour l’agriculteur toutefois, un tel aménagement peut entraîner certains coûts ou des pertes de revenus qui ne sont pas internalisés dans le prix de ses produits. On dit alors qu’il y a une défaillance du marché. L’intervention publique peut être nécessaire pour garantir une offre suffisante des biens publics souhaités par la société. Si d’autres activités sont productrices d’externalités positives, l’agriculture en est une des plus significatives dans les milieux ruraux, étant donné ses répercussions sur le paysage et l’environnement.

Le concept de multifonctionnalité apparaît pour la première fois en 1992 dans l’Agenda 21 issu du sommet de la Terre de Rio de Janeiro. Plusieurs États ont, depuis, créé des programmes visant à soutenir les fonctions environnementales et sociales de l’agriculture.

Un contexte favorable au Québec


En 2008, la Commission sur l’avenir de l’agriculture et de l’agroalimentaire québécois (CAAAQ) a déposé son rapport, après avoir réalisé des audiences publiques dans 15 régions et analysé 720 mémoires. Ce rapport constitue un des premiers documents qui recommandent de tenir compte du concept de multifonctionnalité dans une vision renouvelée de l’agriculture au Québec. Un an plus tard, le Rapport Saint-Pierre propose notamment un appui à la multifonctionnalité afin de stimuler une occupation dynamique du territoire et d’appuyer les activités agricoles dans des zones au potentiel agricole limité en échange d’une contribution à l’atteinte d’objectifs sociaux et environnementaux. 

Le Programme pilote d’appui à la multifonctionnalité de l’agriculture


Lancé en 2011 pour faire suite aux recommandations de ces deux rapports, le Programme pilote d’appui à la multifonctionnalité de l’agriculture soutient l’adoption, par les entreprises agricoles, de pratiques qui contribuent à :

  • la mise en valeur des paysages;
  • l’attractivité des territoires;
  • l’accessibilité de l’espace rural;
  • la préservation du patrimoine agricole;
  • la protection de la biodiversité;
  • la prestation de services à la communauté.

Les enjeux de l’occupation du territoire et de la préservation des activités agricoles dans des zones considérées comme désavantagées sont ciblés par ce programme. C’est pour cette raison qu’il s’adresse aux entreprises agricoles de taille modeste (moins de 150 000 $ de revenus bruts) qui sont situées sur le territoire de 59 municipalités régionales de comté (MRC) sélectionnées en fonction des contraintes biophysiques et géographiques liées à la production agricole. Le choix de ces MRC a été fait à l’aide d’un indice prenant en considération le potentiel des sols, le potentiel climatique et l’éloignement des marchés. Le programme ne s’adresse donc pas uniquement aux régions périphériques. Il est aussi appliqué partiellement dans certaines régions centrales, dont la Chaudière-Appalaches, la Capitale-Nationale, la Mauricie et Lanaudière.

Les entreprises agricoles peuvent recevoir jusqu’à 30 000 $ pour la mise en œuvre de pratiques. Par ailleurs, pour encourager les projets collectifs, le programme a prévu une bonification de l’aide financière pouvant atteindre 5 000 $ pour les entreprises agricoles qui participent à de tels projets. C’est également pour cette raison qu’un organisme du milieu peut recevoir une aide financière pour la coordination d’un projet collectif.

Une intervention modulée


Le programme est mis en place de façon à faciliter la prise en considération des enjeux particuliers au milieu. Ainsi, les projets sont évalués par des comités régionaux sous la responsabilité du MAPAQ. La composition de ces comités varie d’une région à l’autre et on peut y trouver des organisations telles que les directions régionales du ministère des Affaires municipales, des Régions et de l’Occupation du territoire, des fédérations régionales de l’Union des producteurs agricoles, des centres locaux de développement (CLD), des MRC ou des conférences régionales des élus.

La faisabilité et la pérennité des projets doivent être démontrées, et une importance est accordée aux retombées que ceux-ci peuvent générer dans leur milieu. Les comités évaluent les projets notamment en fonction de leur pertinence par rapport aux attentes et aux besoins exprimés par la collectivité, de leur cohérence avec les priorités d’intervention ainsi que leurs répercussions attendues sur l’économie locale, la création d’un potentiel de développement et la valorisation de l’agriculture.

À la condition de répondre aux objectifs du programme et à certains principes, la clientèle dispose d’une grande latitude dans le type de projets à soumettre. De plus, comme le programme ne spécifie aucun taux d’aide financière, les directions régionales du Ministère déterminent les montants des subventions en fonction du type de pratiques qui sont mises en œuvre et du contexte régional.

Bilan du programme


En septembre 2013, soit 2 ans après le premier appel de projets, 111 projets, auxquels participent 284 entreprises agricoles, ont été acceptés sur les 156 projets déposés. De ceux-là, 29 projets sont collectifs et 82 sont réalisés individuellement. Jusqu’à maintenant, une aide financière de 5 millions de dollars a été accordée à ces projets, dont les coûts totalisent environ 7,4 millions de dollars. Cela démontre que les entreprises agricoles et les partenaires concernés investissent aussi dans ces projets. Une grande part de l’aide financière (70 %) est destinée aux projets collectifs, et 30 % vont à des projets individuels. Les organismes coordonnateurs de projets collectifs semblent jouer un rôle central dans le lancement de ceux-ci et l’accompagnement qui s’ensuit. Parmi les divers types d’organismes qui assument cette tâche, on compte une proportion importante de CLD et de MRC. Des organismes sans but lucratif, des coopératives de producteurs et des clubs-conseils coordonnent aussi des projets collectifs.

En ce qui concerne le nombre d’entreprises participantes et la portée des projets, la situation varie selon les régions, possiblement en raison de la dynamique particulière à chacune. Par exemple, dans le Bas-Saint-Laurent, quelques projets collectifs mobilisent un grand nombre d’entreprises agricoles. En Mauricie, ce sont uniquement des projets individuels qui ont été mis sur pied.

Près du tiers des projets soutenus visent, entre autres choses, la restauration d’un bâtiment agricole d’intérêt. Un grand nombre concerne la remise en culture de terres en friche. La mise en valeur de ces friches se fait notamment par l’aménagement de cultures paysagères, de nouveaux pâturages et, dans quelques cas, de systèmes agroforestiers. Généralement, l’aménagement de cultures paysagères vient répondre à la fois à des objectifs de diversification des cultures, d’attractivité du territoire et de préservation de la biodiversité. Il existe plusieurs projets d’amélioration de pâturages visant à pérenniser cette pratique. Enfin, quelques projets portent sur la préservation de cultures et de races patrimoniales.

Des exemples de projets?


• Deux projets collectifs, l’un dans la MRC de La Mitis, dans le Bas-Saint-Laurent, et l’autre dans la MRC de L’Islet, dans Chaudière-Appalaches, visent à valoriser des terres en friche par la culture du lin. Ils regroupent plusieurs acteurs de divers milieux et, au total, 18 entreprises agricoles y participent. Ces projets permettent d’appuyer les efforts de diversification par le développement de ces nouvelles filières et de contribuer à la valorisation des paysages. D’ailleurs, les parcelles de terre ont été sélectionnées de manière stratégique pour que les touristes puissent les voir à partir des routes qu’ils empruntent. 

En Estrie, cinq entreprises agricoles participent à la mise en valeur du patrimoine agricole sur la route des Sommets en restaurant des bâtiments agricoles d’intérêt et en améliorant des friches et des pâturages. Réalisé en collaboration avec le CLD du Granit, ce projet permet de concrétiser les résultats d’une étude sur la caractérisation des paysages dans cette localité. Cette étude recommandait de préserver et de mettre en valeur les paysages agricoles et agroforestiers du territoire.

Dans la MRC d’Antoine‐Labelle, un producteur a entrepris l’aménagement d’une halte pour les cyclistes le long d’un circuit cyclable. Soucieuse de la qualité du paysage, l’entreprise a amélioré les pâturages existants et a effectué la réfection complète d’une parcelle pour y implanter du tournesol fourrager, afin que les animaux puissent paître plus tard en saison. Le projet accroît l’accessibilité de l’espace rural et offre l’occasion aux randonneurs cyclistes d’en apprendre un peu plus sur l’agriculture.

Dans la MRC de Charlevoix, trois entreprises agricoles, avec la collaboration du CLD, collaborent à un projet visant la mise en valeur du patrimoine vivant et historique de la production de vaches canadiennes. Les vaches canadiennes sont les premières vaches introduites en Nouvelle‐France au 17e siècle, mais elles ont été délaissées au profit de races plus productives. Les producteurs participants recevront des conseils d’experts sur l’aménagement et la gestion de pâturages et de prairies pour la production de foin sec, et certaines friches seront remises en pâturages. Le projet prévoit aussi la restauration de bâtiments agricoles présentant un intérêt particulier et l’aménagement de certains d’entre eux pour permettre aux animaux d’aller à l’extérieur.

Conclusion


Le programme prend fin en mars 2015, et le MAPAQ a déjà enclenché une démarche pour évaluer cette intervention. L’évaluation devrait permettre d’apprécier les retombées du programme et d’alimenter les réflexions pour le futur. La démarche s’annonce complexe compte tenu de la diversité des projets soutenus, et il est probable que les effets de plusieurs projets se fassent sentir à plus long terme.

Jusqu’à maintenant, des indices laissent penser que le programme contribue à la mise en place de projets porteurs autant pour le secteur agricole que pour le développement des milieux et qu’il permet de créer ou de consolider des rapprochements entre les acteurs du monde agricole et ceux du territoire. Le programme offre l’occasion de faire de l’agriculture différemment et la possibilité d’explorer de nouvelles façons de faire. Des défis demeurent toutefois, notamment en ce qui concerne la compréhension du concept par les producteurs et les autres acteurs du milieu. De plus, l’approche modulée et flexible qui est privilégiée dans le programme, bien qu’elle soit appréciée par certains, peut être déstabilisante pour d’autres. Le programme exige en effet d’adopter de nouvelles façons de faire en matière de développement et d’analyse de projets.

L’organisation de l’intervention dans le secteur agricole au Québec se déploie principalement à l’échelle nationale et sur une base sectorielle. Cependant, au cours des dernières années, plus particulièrement dans la foulée du dépôt du rapport de la CAAAQ, le Québec a expérimenté de nouvelles façons de mener ses actions en vue de planifier et d’appuyer le développement de l’agriculture à l’échelle régionale ou locale. Ces nouvelles mesures contribuent à favoriser de nouvelles formes d’agriculture qui répondent à des préoccupations citoyennes, à l’enjeu de l’occupation dynamique du territoire ainsi qu’aux attentes de consommateurs pour des produits différenciés et de proximité. Le Programme pilote d’appui à la multifonctionnalité de l’agriculture s’inscrit dans cette perspective et se révèle complémentaire d’autres mesures telles que le soutien à l’élaboration de plans de développement de la zone agricole (PDZA) par les MRC et, tout récemment, le Programme Proximité et le Programme d’appui à la diversification et au développement régional. Mentionnons en terminant que la Politique de souveraineté alimentaire, annoncée par le gouvernement du Québec au printemps dernier, souligne que les initiatives agricoles, qui procurent à la collectivité des bénéfices allant au-delà de leur apport au dynamisme économique, doivent aussi trouver leur place. Elle mentionne par ailleurs que le secteur peut participer pleinement au développement des communautés, notamment en mettant en valeur le caractère multifonctionnel de certaines activités agricoles telles que la production d’aliments de proximité, l’entretien du paysage, la protection de l’environnement et l’agrotourisme. 

Références


CAAAQ. 2008. Agriculture et agroalimentaire : assurer et bâtir l’avenir. Rapport de la Commission sur l’avenir de l’agriculture et de l’agroalimentaire québécois, Québec, 274 p.

OCDE. 2001. Multifonctionnalité: élaboration d’un cadre analytique. Les Éditions de l'Organisation de coopération et de développement économiques, Paris, 177 p.

St-Pierre, Michel R. 2008. Une nouvelle génération de programmes de soutien financier à l'agriculture, Ministère du Conseil exécutif, février 2009.

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