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Sommaire
Volume 5, no 2
Les transformations du contrôle de la distribution alimentaire. Le cas de Métro

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Les transformations du contrôle de la distribution alimentaire. Le cas de Métro

 

David Dupont
Candidat au doctorat en sociologie et auteur
Département de sociologie, Université Laval
Chargé de projet à l’IRÉC

François L’Italien
Professeur associé
Département de sociologie, Université Laval



Les projets de politiques agroalimentaires structurantes présentent de nombreux défis dans leur mise en application. Si certains confrontent le Québec aux limites de sa juridiction, comme dans le cas des accords économiques supranationaux, d’autres, moins apparents, ont trait à l’existence d’importantes contraintes économiques avec lesquelles l’État doit composer. Le présent article s’intéresse à l’une de ces contraintes, bien documentée dans les exercices de consultation publique des dernières années, soit le rôle prépondérant des grandes chaînes de distribution dans la coordination des filières agroalimentaires.

En plus d’identifier les principales modalités par lesquelles ces distributeurs pèsent sur le développement de ces filières, nous souhaitons analyser ces acteurs sous un angle peu étudié jusqu’à maintenant, soit la financiarisation de leurs stratégies. Ce processus de reconfiguration macro-économique a directement infléchi les régies internes des grandes entreprises, en les subordonnant aux conventions et pratiques en vigueur dans le système financier. Cette nouvelle donne soulève de nouveaux enjeux pour l’application d’une politique agricole cohérente, dans la mesure où le contrôle financier de ces distributeurs est devenu une variable décisive pour agir sur leurs stratégies et leurs choix de développement. Agir de manière structurante et cohérente sur les principaux paramètres du secteur agroalimentaire pour en orienter le développement exige maintenant de saisir l’importance des distributeurs, ainsi que des transformations affectant leurs structures décisionnelles. Nous contribuerons à cette analyse en étudiant de plus près le cas de Métro, le seul distributeur d’importance dont le siège social est situé au Québec et qui présente les principales caractéristiques d’une firme financiarisée.

L’évolution du distributeur québécois Métro est un cas typique de cette dynamique économique. Fondé au milieu du XXe siècle par des détaillants indépendants souhaitant concurrencer sur de nouvelles bases les grandes chaînes de distribution, Métro a connu d’importantes transformations de sa structure financière, au point d’être aujourd’hui la propriété d’importants fonds d’investissements dont la valeur des actifs dépasse plusieurs fois celle du distributeur. L’ascendant qu’ont pris les fonds d’investissements sur les directions d’entreprise – commerciale ou industrielle – au cours des dernières décennies est l’un des faits marquants du phénomène de cette financiarisation de l’économie. En raison de l’impact d’une entreprise comme Métro sur l’ensemble des filières agroalimentaire, la question de son contrôle financier est devenue une dimension stratégique pour l’application réussie d’une politique de souveraineté alimentaire.

Après avoir exposé brièvement l’importance de la distribution dans l’articulation des chaînes de valeur agroalimentaires, le présent article présentera l’historique et les dispositifs particuliers par lesquels le phénomène de financiarisation a reconfiguré les structures décisionnelles de l’entreprise, puis aura pour objectif de montrer ce qu'il appert être l’expression d’effets tangibles de ce phénomène sur le distributeur québécois depuis quelques années.

La fonction de coordination sectorielle de la distribution alimentaire


Hormis les aliments vendus dans les secteurs de la restauration et ceux des établissements institutionnels, l’industrie agroalimentaire est formée d’un triptyque dont chacun des éléments – production, transformation (70% des denrées produites au Québec sont transformées) et distribution – s’emboîte l’un dans l’autre. Avant le consommateur, ce sont les intervenants de cette chaîne d’intermédiaires qui pilotent généralement, à rebours jusqu’aux fermes, la conception, la production et la mise en marché des aliments vendus. Or depuis quelques années, en dépit de l’internationalisation grandissante des grandes firmes de transformation alimentaire (Kraft, Nestlé, Cargill, Danone, etc.) qui rend ces acteurs incontournables dans ce pilotage, il est devenu évident que le segment de la distribution alimentaire y joue un rôle de plus en plus déterminant.

Il le joue particulièrement au Québec en raison, d’une part, de sa structure oligopolistique. La plupart des épiciers indépendants (non-associés à une chaîne) ont pratiquement disparu du portrait de la vente au détail d’aliments au Québec depuis une trentaine d’années. Leurs ventes, qui comptaient pour près de 20% des aliments vendus, n’en composent plus que 5%. Au reste, seulement trois acteurs se partagent la grande majorité des produits alimentaires vendus au détail, ce qui se traduit inévitablement pour les transformateurs et producteurs agricoles par une diminution du nombre de clients à haut débit. Une décision, prise par seulement l’un de ces trois acteurs d’octroyer ou de retirer de « l’espace tablette » (comme on dit dans le jargon) à un aliment, peut avoir un impact considérable sur la viabilité des aliments commercialisés par les maillons en amont de la chaîne de valeur, soit les agriculteurs et les transformateurs. La rationalisation constante des procédés des centrales de distribution, dont les plus récentes sont presque entièrement automatisées, et leur diminution concomitante, concourent à accroître l’ascendant des distributeurs sur les entreprises en amont. Pour les activités de ces dernières, les politiques d’approvisionnement des chaînes telles que Sobeys/IGA, Loblaws/Provigo et Métro ont du coup une incidence directe.

À tout cela s’ajoute, d’autre part, un effort d’adaptation et de renouvellement constant de l’offre de produits alimentaires, suivant en cela les tendances des « marchés ». Ainsi les distributeurs colligent-ils en supermarché des données sur les aliments vendus, les analysent, tout en bonifiant ces données de sondages ad hoc servant à mieux saisir ce que cherche leur clientèle. L’offre alimentaire est alors appelée à évoluer en conséquence. Du coup les transactions qui ponctuent le passage des aliments d’un acteur à un autre ne se limitent pas qu’aux paiements ; elles s’accompagnent aussi de toute une série de clauses de nature qualitative concernant les attributs spécifiques des denrées qui seront commercialisées. Or ces projets sont de plus en plus pilotés d’une manière ou d’une autre par les distributeurs. Dans le même registre, les marques maison (telles que Nos compliments, Sélection, Choix du président, etc.) se font plus présentes sur les étagères depuis quelques années, de sorte que les distributeurs sont eux-mêmes à l’avant-plan de la coordination, verticale, de tels projets.

Enfin, si ce mode de fonctionnement émane des maisons mères, il percole auprès des commerçants, qu’ils soient propriétaires franchisés ou gérants de succursales. Les biens alimentaires qu’offrent ces derniers ont à être « référencés », c’est-à-dire inscrits au registre des articles offerts par le distributeur. Soit, ces commerçants jouissent d’une certaine marge de manœuvre dont se prévalent plusieurs d’entre eux pour élargir leur offre en aliments locaux et régionaux. Mais cette autonomie comporte de nombreux obstacles. Les contrats d’approvisionnement liant les détaillants aux distributeurs limitent cette marge de manœuvre à environ 10% de la valeur des ventes. À cette obligation s’ajoutent des mesures incitatives, dites de fidélisation, qui récompensent l’approvisionnement auprès de la centrale par la rétribution d’un montant suivant l’atteinte d’un certain seuil d’approvisionnement auprès de la centrale du groupe. Les facteurs réglementaires ne sont toutefois pas les seuls qui affermissent le lien étroit entre les maisons mères et les détaillants. En réduisant en quelque sorte à une seule relation contractuelle le rapport aux fournisseurs, l’approvisionnement auprès d’un distributeur facilite considérablement la tâche de gestion qu’entraînent de telles transactions pour le détaillant.

En somme, tous ces phénomènes, qui se matérialisent d’un côté en politique d’approvisionnement que les distributeurs mettent en œuvre auprès de leurs fournisseurs, et en politique d’écoulement auprès des détaillants de l’autre, font en sorte d’insérer les acteurs en amont et aval des distributeurs sous le giron de ces derniers. Ils confèrent à la distribution un rôle des plus déterminants dans la structuration d’ensemble de l’industrie agroalimentaire.

Métro, un survol historique


Des trois acteurs qui composent l’oligopole de la distribution alimentaire au Québec, seul Métro y a son siège social, tandis que les deux autres (Loblaws et Sobeys) n’y ont que des sièges sociaux subsidiaires. En considérant le caractère structurant de la distribution dans l’articulation des filières agroalimentaires, la propriété de Métro revêt donc une importance capitale pour l’économie du Québec. C’est en raison de cette importance que le reste de l’article se penchera sur la structure actionnariale de l’entreprise, en l’abordant d’abord sous l’angle de son évolution historique. 

Métro est une société cotée en Bourse dont les actions sont offertes au plus offrant. Cette situation tranche avec celle qui prévalait à l’origine. En 1947, en effet, 19 marchands se réunissaient pour créer les Magasins Lasalle Stores ltée. La formule juridique alors retenue est quasi coopérative : tous les actionnaires, qui sont aussi impérativement des marchands, ont le même nombre de parts. Les actions souscrites initialement ont servi à l’achat d’un entrepôt, qui constituera la base sur laquelle la nouvelle entité a procédé à des achats regroupés auprès des fournisseurs. Un tel groupe d’achat suivait d’autres exemples, comme celui des Épiciers unis qui avait vu le jour sept ans plus tôt. De toute évidence, l’union de marchands dans la fondation de tels groupes avait comme motif, possiblement le principal, d’assurer chez chacun la pérennité de son propre magasin, pérennité mise à mal par la concurrence que présentait l’imposante chaîne Steinberg dans le paysage québécois.

En dépit du fait que de nombreux autres épiciers indépendants ou groupes d’associés se joignirent entre-temps à l’entreprise qui deviendra Métro, la structure juridique prévue au départ perdura jusqu’en 1986, suivant une année financière particulièrement difficile. Cette année-là, les marchands réunis sous la bannière du Groupe des Épiciers Unis Métro-Richelieu inc. ont décidé d’émettre un premier bloc d’actions de l’entreprise. L'entreprise, jusque-là à capital fermé dans laquelle chacun des marchands-actionnaires possédait 2700 actions du groupe, en devint une à capital ouvert. Les actionnaires ne se retrouvèrent toutefois pas tous sur un même pied d’égalité. D’une part, l’obligation d'avoir en sa possession un certain nombre d’actions demeurait pour les marchands. D’autre part, en vertu des possibilités qu’offre l’article 48 de la Loi sur les compagnies du Québec, deux types d’actions différentes ont été émises, soit :
- les actions de catégorie A, vendues au plus offrant en bourse, n’accordant qu’un seul droit de vote à leur porteur par action ;
- les actions de catégorie B, détenues exclusivement par les marchands-actionnaires, et conférant à ces derniers 20 droits de vote.

En termes d’actions, l’ascendant des marchands-actionnaires sur l’entreprise qu’ils avaient fondée demeurait : par l’entremise de leurs actions multivotantes, ils détenaient l’équivalent de 87,7% des droits de vote. Malgré l’octroi de deux sièges au conseil d’administration aux nouveaux types d’actionnaires, les marchands-actionnaires y conservaient aussi une forte majorité.

Mais, pour emprunter une locution familière, le pied avait été mis dans la porte. Une kyrielle d’événements ont ensuite concouru à diluer constamment le nombre d’actions détenues par les marchands-actionnaires. D’abord, afin de réaliser les nombreux projets d’acquisitions auxquels le groupe s'était attelé, il a sollicité d’importantes sommes de capitaux par la voie d’émissions concomitantes d’actions. Les intégrations de Steinberg et de la chaîne de magasins à escompte Super Carnaval se sont ainsi soldées par une diminution du poids des marchands-actionnaires dans Métro. L’introduction de la Caisse de dépôt dans l’actionnariat de Métro a eu un effet similaire. Notons qu’à chacune de ces occasions, les détenteurs d’actions ordinaires de catégorie A ont pu jouir de sièges supplémentaires au conseil d’administration. Si bien qu’en 1990, à l’occasion de l’embauche de Pierre H. Lessard à la direction de l’entreprise, la majorité des sièges au conseil d’administration bascula en faveur de ces derniers actionnaires. L’émission d’importants blocs d'actions au début de la décennie 1990 contribua au même phénomène en termes de vote des actionnaires.

À ces facteurs, relatifs aux émissions d’actions, s’en est ajouté un autre d’ordre réglementaire. L’obligation faite à tous les marchands propriétaires de leur magasin de détenir un certain nombre d’actions de l’entreprise a été abrogée en 1992, afin de faciliter l’intégration des détaillants affiliés à la chaîne Steinberg. Cette abrogation, d’abord restreinte aux nouveaux associés de Métro, s’est ensuite élargie à l’ensemble des détaillants propriétaires. En 1996, la compagnie a fait diminuer de 20 à 16 le nombre de voix conféré aux actions multivotantes de catégorie B. En l’an 2000, l’entreprise adopta une autre motion qui diminuait le nombre de sièges au conseil d’administration rattachés à ces actions, les faisant passer de sept à cinq. Finalement, ce qui semblait, depuis un certain nombre d’années, être l’ultime aboutissement d’une orientation réfléchie, tant de la part de la direction que de celle du conseil d’administration, culmina en 2012 avec l’élimination pure et simple des actions multivotantes de catégorie B. Désormais indistinctes des autres actions, celles des marchands n’étaient plus seulement diluées, mais noyées avec celles des autres actionnaires.

Prise individuellement, l’une ou l’autre de ces modifications – que nous avons trop brièvement exposées ici – n’a eu qu’un effet limité sur l’érosion graduelle du poids des marchands-actionnaires dans l’orientation d’ensemble de l’entreprise. Leur somme en a toutefois profondément transformé le portrait. Le graphique 1 illustre à merveille l’issue de ces modifications ayant fait basculer au fil des ans le pouvoir à l’intérieur de la compagnie aux mains des actionnaires ordinaires de catégorie A.

Graphique 1. Pourcentage du vote des actionnaires, selon la catégorie d'action (1985 à 2012)
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Maintenant que l’influence déclinante des marchands actionnaires depuis l’entrée en bourse de Métro a été exposée, il apparaît pertinent de se pencher sur les actionnaires qui les ont remplacés. Connaître les principaux détenteurs de ces titres permet en effet d’avoir une bonne indication des stratégies qu’ils risquent de déployer au sein des instances décisionnelles pour adapter les orientations de l’entreprise aux principes de gestion financière qui sont les leurs. Nul besoin d’insister sur le fait que l’arrivée de nouveaux actionnaires et créanciers est susceptible de reconfigurer en profondeur les structures d’une entreprise.

Le tableau 1 offre un aperçu de l’actionnariat de l’entreprise en décembre 2011. Un premier élément a trait à la nationalité des actionnaires. Si les actionnaires (qui devaient être marchands) étaient pour l’essentiel québécois à l’orée du passage en bourse en 1986, ce portrait est désormais tout autre. Des 55% d’actions compilées par Thomson Financial, seules 22,7% étaient propriété de firmes québécoises – et cette part était pour l’essentiel entre les mains d’un seul actionnaire, soit le fonds d’investissement Jarislowsky Fraser ltée. La Caisse de dépôt et placement du Québec, jadis principal actionnaire de Métro, n’avait plus qu’un pour cent (1 %) des actions du distributeur. L’autre aspect décisif qui ressort de la « photographie » de cet actionnariat est la prédominance d’importants investisseurs institutionnels.

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La littérature économique a montré que le processus de financiarisation des entreprises était concomitant de la présence de ces investisseurs institutionnels dans le capital des sociétés. Par les pressions que ces acteurs bien organisés et fortement capitalisés exercent sur les instances décisionnelles, les régies internes des grandes organisations sont susceptibles d’être infléchies vers des objectifs prisés par ces investisseurs. Or les conséquences directes de cette inflexion relevées dans la littérature se manifestent à un point tel chez le distributeur québécois qu’il apparaît comme un cas de figure. Ces conséquences touchent trois aspects complémentaires : le discours, les indices comptables et les stratégies de valorisation financière.

La financiarisation de Métro se manifeste d’abord dans l’évolution du discours. Dans ses rapports annuels remis aux actionnaires au début des années 2000, la compagnie s’est en effet montrée de plus en plus insistante sur une nouvelle finalité : créer de la valeur pour les actionnaires. Qu’est-ce à dire ? Que les principaux choix stratégiques et opérationnels réalisés par la haute direction doivent viser l’accroissement de la richesse financière des actionnaires, soit en augmentant la valeur nette de leurs placements, soit en améliorant la liquidité des titres détenus sur les marchés d’actions et d’obligations. L’apparition de ce discours propre à la financiarisation de l’économie révèle que l’entreprise Métro était manifestement soucieuse de montrer qu’elle s’adressait à la communauté financière, laquelle a tendance à fortement réagir à ce genre de signal. Ce choix a impliqué une asymétrie au sein des thèmes priorisés, asymétrie qui s’est manifestée avec limpidité dans la première décennie du XXIe siècle. Ainsi, en 2003, l’entreprise met en avant le double objectif de création de valeur pour l’actionnaire et de vente d’aliments de qualité. Ce dernier objectif, qui avait l’avantage d’être clair pour les consommateurs, risquait cependant de faire interférence au premier en l’associant à « un » axe parmi d’autres. Cette situation perdure jusqu’en 2005, bien que l’accent soit plutôt mis sur le premier volet. Les instances dirigeantes ont tenu à remettre les choses au clair : dans le rapport annuel de 2006, on subordonnait explicitement l’objectif de vente de denrées alimentaires de qualité à celui d’une amélioration continue du retour sur l’investissement pour les actionnaires. S’étalant sur seulement trois années, le glissement sémantique est pour le moins frappant :

- En 2003 : « METRO vise à offrir des produits de qualité adaptés aux besoins de ses clients et à procurer un rendement supérieur à ses actionnaires. Par l’entremise de ses employés et des employés de ses marchands affiliés, soit plus de 27 000 personnes, la Société contribue de façon importante au bien-être et au développement des collectivités où elle est présente. » 

- En 2006 : « Notre vision est de générer de la valeur pour les actionnaires au fil du temps. Nous croyons que l’accroissement du bénéfice net et des dividendes contribue à l’augmentation de la valeur de l’action. »

Ensuite, cette transformation de la régie interne de Métro par un vecteur financiarisé s’est manifestée par l’introduction d’un indice comptable auquel bien des acteurs de la sphère financière se réfèrent pour juger de l'occasion que représentent l’achat, la détention ou la vente d’un titre. Le BAIIA (bénéfice avant intérêts, impôts et amortissements), un indicateur non défini par les principes comptables généralement reconnus, est devenu, à partir de la fin des années 1990, l’un des principaux marqueurs de la reconfiguration de l’évaluation du bilan des sociétés qui tiennent désormais compte des exigences de la communauté financière pour présenter leurs résultats et leurs prévisions. Cet indicateur est apparu au début des années 2000 dans les rapports annuels de Métro, c’est-à-dire au moment même où le discours se faisait plus insistant sur la création de valeur pour l’actionnaire. Étant donné que la comptabilité d’entreprise est un art dans lequel se retrouve la découpe des données financières en fonction de la grille de lecture des observateurs, l’intégration de cet indicateur financier dans les rapports annuels et les documents stratégiques de Métro démontre que la compagnie s’engage désormais à voir ses performances évaluées en fonction de ce découpage propre à la communauté financière.

Enfin, la financiarisation de Métro s’est aussi matérialisée dans des règlements qu’a adoptés le conseil d’administration au cours des années concernant les dividendes et les rachats d’actions. Il s’agit là de l’une des principales conséquences de ce changement de cadre de gestion. En 1997, première année de notre analyse, la politique de distribution des dividendes établissait que 15% du bénéfice net devait être remis aux différents actionnaires. Ce seuil fut toutefois augmenté avec le temps, et ce, en deux moments. Le premier arriva en 1999, alors qu’on établit une fourchette à l’intérieur de laquelle devait se situer le dividende : soit de 15% à 20% du bénéfice net. On ne retint finalement que la borne supérieure en 2004, borne qui est la règle depuis.

À cette politique de dividende bonifié, s’est aussi ajouté un programme de rachat d’actions venant en quelque sorte fixer une pratique qui avait déjà cours depuis un certain temps. Ce programme a lui aussi été adopté en 2004. Notons que le rachat par une entreprise de ses propres actions est une pratique adoptée dans l’objectif de faire gonfler la valeur de ces titres. Celle-ci tend effectivement à être poussée à la hausse suivant un tel rachat, et ce, selon au moins deux effets. Le premier suit une simple logique d’offre et de demande ; l’entreprise étant un important acheteur de ses propres actions, elle s’ajoute à la communauté d’acheteurs potentiels, faisant virtuellement croître le prix de ces valeurs mobilières. L’autre effet en est un dit de relution. Une fois l’action rachetée par l’entreprise, elle est supprimée et disparaît du paysage. Chacune des actions restantes se partage du coup une part plus élevée de la valeur totale de la capitalisation. La quote-part de chacun des actions ayant par ce procédé augmentée, cela se traduit par une augmentation simultanée de la valeur de chacun des titres restants. Le procédé contraire en est un de dilution. Un tel programme de relution est une façon d’assurer une valorisation soutenue des actions détenues par les investisseurs.

Concrètement, il est possible d’observer l’effet de ces politiques et programmes, qui ont notamment pour fonction d’indiquer aux actionnaires ce qu’ils sont en droit de s’attendre comme retour sur leur investissement, dans la direction que prennent les liquidités. Or, comme l’indique le graphique 2, l’adoption de ces règlements a effectivement coïncidé avec une ponction grandissante des actionnaires sur la richesse générée par l’entreprise. Les dividendes distribués aux actionnaires au cours de l’année 1997 dépassaient à peine le dixième du bénéfice net de l’entreprise. Reflétant par la suite la politique de distribution de dividendes, ceux-ci ont ensuite oscillé aux alentours de 15%. En fait, jusqu’à ce que l’entreprise ne décide en 2004 de ne retenir que le seuil de 20% pour le calcul des dividendes, ils sont demeurés à près à 15% du bénéfice net de 1998 à 2003 (n’atteignant même pas la barre de 15% en 2001 et 2002). Le taux de distribution de dividendes avoisina 20% du bénéfice net à partir de 2004. En ce qui concerne l’évolution de la valeur des rachats d’actions, toujours lorsque comparée avec le bénéfice net de l’entreprise, elle a surtout explosé à partir de l’année 2008. Alors qu’elle évoluait sans gyroscope apparent de 1997 à 2007, ne dépassant généralement pas 10% du bénéfice net, cette proportion s’élève depuis 2008 à 40%.

Graphique 2. Taux de dividende et de rachat d'action de Métro, 1997-2012 (en proportion du bénéfice net)
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Les deux proportions que nous venons d’exposer (valeur du dividende + valeur des rachats d’actions / valeur du bénéfice net) ont ainsi fait un bond spectaculaire entre 1997 et 2012. Additionnées, elles sont passées de 22% du bénéfice net (en 1997) à 61% en 2012 (et 69% en 2011), soit une augmentation de près de 40 points de pourcentage en 15 ans. Si ces deux ratios sont souvent pointés du doigt comme ultimes révélateurs de la financiarisation des entreprises à capital ouvert, ils apparaissent dans le cas de Métro comme l’aboutissement logique d’une transformation profonde et radicale eu égard à la finalité de l’entreprise.

Conclusion


L'entreprise Métro, d’abord fondée par des marchands indépendants du Québec unissant leur force dans une entreprise commune pour faire face à la concurrence, a vu l’ascendant de ces parties prenantes s'éroder graduellement au profit d’une autre constellation d’intérêts composée, elle, d’investisseurs institutionnels. Or, les préoccupations de ces investisseurs, dont les capacités financières se déploient dans un système financier globalisé, sont à des lieues de celles de marchands-épiciers, dont le rapport aux affaires s’enracine dans un horizon économique, et un territoire, concret. C’est là une manifestation particulière d’une tension entre deux logiques difficilement réconciliables : celle, d’un côté, de développement territorial par les acteurs du milieu et, de l’autre côté, celle du développement sectoriel façonné par les grandes tendances du capitalisme globalisé. Ce qui apparaît comme un possible clivage entre les épiciers et les investisseurs institutionnels s’ajoute au fait que Métro évolue dans un univers concurrentiel dans lequel il est condamné à tirer son épingle du jeu et à trouver le point d’équilibre entre ces intérêts qui peuvent sembler s’opposer. La financiarisation du distributeur, s’inscrivant dans un écheveau complexe dans lequel des investisseurs institutionnels d’un peu partout sur la planète y accroissent leur influence, est ainsi un défi pour un État qui vise à rendre opératoire une politique de souveraineté alimentaire qui serait davantage qu’une campagne promotionnelle pour l’achat d’aliments du Québec. À ce titre, l’État québécois n’est pas démuni et l’expérience a montré qu’en utilisant de manière stratégique les leviers qu’il détient, comme celui de la Caisse de dépôt et placement, il lui est possible d’agir de manière cohérente et efficace au niveau où se prennent les décisions qui vont contribuer à définir le devenir de l’agroalimentaire au Québec.

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