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Mise en marché collective des produits agricoles au Québec:
évolution récente, défis et perspectives
Annie Royer
Professeure adjointe
Titulaire de la Chaire de leadership en enseignement de la mise en marché collective des produits agricoles
Département d'économie agroalimentaire et des sciences de la consommation, Université Laval
La mise en marché collective est un modèle d’organisation et de commercialisation des produits agricoles utilisé depuis près de 60 ans au Québec. Mécanisme d’action collective à caractère obligatoire, la mise en marché collective se veut d’abord et avant tout à la disposition des producteurs agricoles afin de leur permettre d’améliorer les conditions de vente de leurs produits au travers d’un meilleur pouvoir de négociation et d’une commercialisation ordonnée. Cette communication a pour objectif dans un premier temps de présenter en quoi consiste la mise en marché collective, ses origines et ses objectifs. Il sera ensuite question de l’examen des récentes transformations de l’environnement du secteur agroalimentaire québécois et des défis que posent ces transformations au modèle. Enfin, elle se termine par une réflexion sur les défis futurs de ce système collectif de commercialisation au Québec.
Le concept, ses origines et ses objectifs
La mise en marché collective est un mode de commercialisation collectif des produits agricoles, institué par une loi (Loi sur la mise en marché des produits agricoles, alimentaires et de la pêche, M-35.1), dans lequel des offices de producteurs commercialisent les produits au nom des producteurs d’un secteur de production donné selon des règles précises dictées par des plans conjoints. Ce modèle devient obligatoire pour tous les producteurs d’un même produit et d’une même région lorsqu’au moins la moitié de ces derniers votent en sa faveur dans une proportion des deux tiers. Les acheteurs des produits agricoles visés par la mise en marché collective ont aussi l’obligation de passer par les offices de producteurs pour négocier les conditions d'achat des produits qu’ils désirent se procurer. Ce modèle est encadré par un organisme régulateur. Au Québec, c’est la Régie des marchés agricoles et alimentaires du Québec (RMAAQ) qui joue ce rôle.
Le concept de mise en marché collective qui vient d’être décrit n’est pas l’apanage du Québec. Il est apparu au début du XXe siècle dans de nombreux pays en réponse aux problèmes de passager clandestin des coopératives et à leur incapacité à faire face efficacement aux périodes de bas prix agricoles, d’où le concept d’action collective obligatoire. La première vague de création d’offices de commercialisation est survenue lors de la période de surproduction agricole de l'entre-deux-guerres au début des années 1920. D’abord introduite en Nouvelle-Zélande en 1921, la formule d’office de commercialisation s’est rapidement répandue aux pays du Commonwealth comme l’Australie (1926), l’Angleterre (1931), le Canada (1927-1934) et l’Afrique du Sud (1968). Le Québec a été l’une des dernières provinces canadiennes à adopter la loi permettant l’établissement de plans conjoints et d’une mise en marché collective obligatoire en 1956 à la suite des conclusions du rapport Héon [1].
On distingue généralement trois principaux objectifs de la mise en marché collective. Le premier objectif est de modifier le rapport de force entre producteurs et acheteurs afin d’améliorer le pouvoir de négociation des producteurs dans leurs rapports avec les premiers acheteurs de produits agricoles bruts. Le but recherché est d’agir sur le niveau ou la volatilité des prix de marché des produits. Le deuxième objectif est de viser l’intérêt collectif. La mise en marché collective vise la parité entre producteurs agricoles mais aussi entre producteurs de différentes régions. Pour ce faire, elle utilise souvent des procédures de mise en commun de la vente des produits. Le coût du transport peut aussi être mis en commun pour ne pas défavoriser les producteurs situés loin des unités de transformation. Le troisième objectif est de favoriser une mise en marché efficace et ordonnée. Cet objectif est entre autres atteint par l’adoption de règles de commercialisation communes, le développement de standards de qualité et l’arrimage de l’offre à la demande pour stabiliser les prix notamment en procédant à la gestion des surplus. On peut aussi penser à l’utilisation de fonds collectifs pour la publicité générique et les activités de recherche et de développement.
Pour atteindre ses objectifs, la mise en marché collective a accès à ce que l’on pourrait appeler une boîte à outils. Chaque office de producteur choisit les «outils» ou pouvoirs qu’il veut utiliser dans la commercialisation des produits. La formule est assez flexible, les offices peuvent modifier leur capacité à intervenir dans la commercialisation en ajoutant ou en enlevant des outils. Tout dépendant des outils utilisés, un office aura un niveau d’intervention différent dans la mise en marché. On peut ainsi distinguer quatre types d’offices ou de modèles, selon les pouvoirs qu’ils utilisent: les offices promotionnels, les offices de négociation, les agences de vente et les offices avec contingentement. Les offices promotionnels se focalisent sur les activités de promotion, d’éducation, d’information sur les marchés et de recherche. Ces offices ont pour objectif d’augmenter la demande en produits et informer les producteurs sur les conditions de marché. Les offices de négociation négocient les prix et les conditions de vente pour l’ensemble des producteurs avec les acheteurs. Ces offices ont pour objectif d’augmenter le pouvoir de négociation des producteurs et d'uniformiser les conditions de vente des produits. Les agences de vente centralisée rassemblent l’offre totale, font la péréquation des prix et fixent ou négocient les prix au nom des producteurs. Le but de l’agence de vente est d’augmenter le pouvoir de négociation des producteurs, d’améliorer les conditions de vente des produits et de rationaliser les coûts de commercialisation. Enfin, les offices avec contingentement détiennent des pouvoirs substantiels qui permettent de contrôler ou de limiter le volume de production commercialisé pour chaque producteur individuel en le contraignant à détenir un quota de production. L’objectif de ces offices est d’augmenter et de stabiliser le prix payé au producteur. Au Canada, seuls les secteurs laitiers, des œufs et de la volaille sont soumis à la gestion de l’offre, alors qu'au Québec s'ajoute la production acéricole.
La mise en marché collective est très présente au Canada, surtout dans l’Est du pays. Toutes les provinces canadiennes utilisent ce modèle de commercialisation et pour plusieurs provinces, la majorité des recettes agricoles transigent par une mise en marché collective. Au Québec par exemple, approximativement 80% des recettes agricoles totales passent par la mise en marché collective. Certains offices et plans conjoints ont été mis en place dans les années 1960, d’autres sont plus récents comme le plan conjoint des producteurs de poulettes, créé en 2012.
Mutations en cours
Plusieurs mutations (économique, politique et institutionnelle) ont présentement cours dans l’environnement agroalimentaire québécois, mutations qui pourraient avoir des répercussions sur la mise en marché collective.
L’environnement économique des filières agroalimentaires est constamment en changement, notamment au niveau des structures des chaînes. Un exemple souvent cité à cet égard est le secteur de la distribution alimentaire qui se concentre davantage d’une décennie l’autre. Aujourd’hui, les trois plus importants joueurs accaparent environ 75 % des parts de marché à l'échelle canadienne [2]. Qui plus est, de nouveaux joueurs ont récemment fait leur apparition sur le marché canadien et québécois. Ces joueurs se différencient entre autres de leurs concurrents par leur politique de bas prix. La concentration et la compétition accrue dans le secteur de la distribution pourraient, à terme, mettre une pression importante sur les transformateurs pour qu’ils offrent des produits à prix encore plus compétitifs. Par effet domino, cette pression pourrait avoir des répercussions sur la capacité des offices de producteurs à négocier de meilleurs termes contractuels avec le maillon qui les sépare du secteur de la distribution. La poursuite de la mondialisation et de la libéralisation des échanges aura très probablement pour effet d’amplifier ce phénomène en permettant encore davantage l’approvisionnement hors-frontières.
Un autre exemple également souvent mentionné est la segmentation des marchés. On observe, aussi bien au Canada qu’à l’étranger, une évolution des filières vers un fractionnement de l’offre de produits agroalimentaires et une plus grande diversité des canaux de commercialisation comme les chaînes de valeur et les circuits courts par exemple. Le succès de la mise en marché collective a longtemps reposé sur le développement de standards de qualité homogène et l’atteinte d’équité entre producteurs, objectifs qui sont en quelque sorte en contradiction avec le concept même de segmentation. Aussi, de par sa nature collective et institutionnelle, le modèle de mise en marché collective génère une certaine rigidité réglementaire. La résultante est une capacité potentiellement plus lente de réaction aux demandes du marché qu’un mode de coordination bilatéral n’impliquant que deux entreprises. Plusieurs critiques, notamment celles du rapport Pronovost [3], portaient sur cet aspect du modèle.
Un autre phénomène économique qui semble prendre de l’importance dans les filières est la coordination verticale de plus en plus étroite des chaînes dans certains secteurs, voire une intégration de plus en plus grande du maillon de la production agricole par les secteurs d’amont et d’aval. Une étude réalisée en 2012 montre qu’au Québec, plusieurs secteurs ont vu le maillon production se coordonner de plus en plus par des contrats de production à forfait ou de l’intégration verticale au cours de la dernière décennie [4]. Cette transformation signifie que les décisions agricoles s’éloignent de plus en plus du champ. On peut alors se demander quelle influence aura cette mutation sur les organisations de producteurs, notamment sur la mise en marché collective.
L’environnement politique n’est pas statique, il évolue et peut modifier l’importance accordée par les États à certains secteurs ou institutions. L’inclusion du secteur agricole dans les négociations du GATT (General Agreement on Tariffs and Trade) maintenant devenu l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en est un exemple éloquent. Depuis ce changement, l’exception agricole n’est plus, le secteur agroalimentaire est désormais considéré comme tout autre secteur industriel. Un paradigme économique plus libéral en matière agricole a pris le pas dans plusieurs pays, notamment en Australie et en Nouvelle-Zélande, mais qu’en est-il au Canada? De par sa diversité culturelle et son étendue géographique, le Canada a toujours été ambivalent, prônant l’intervention en agriculture dans certaines régions et le libre marché dans d’autres. Certains signes récents semblent cependant indiquer que le paradigme interventionniste y perd du terrain. L’abolition du monopole de la Commission canadienne du blé (CCB) en août 2012 en serait un exemple. Bien que les négociations d’accords multilatéraux soient en suspens pour le moment, les nombreuses négociations d’accords régionaux de libre-échange en cours ont le potentiel de faire des brèches dans l’épais filet créé pour rendre le système de gestion de l’offre opérationnel. Toute réduction ou absence de contingent tarifaire aux frontières réduit la demande en produits canadiens et restreint le volume de quotas pouvant être émis. Dans ce contexte d’instabilité récurrente quant à la protection aux frontières, la gestion de l’offre est continuellement ébranlée.
Les changements dans l’environnement institutionnel peuvent aussi affecter la mise en marché collective. Le fait que nous vivions dans une société de plus en plus individualiste n’est certainement pas un bon présage pour le développement et le maintien de modèles collectifs dont fait partie la mise en marché collective. Par ailleurs, l’institution de la mise en marché collective porte en elle-même des tensions qu’elle se doit de gérer afin d’assurer son développement. L’accès au quota est un exemple de tension dans le cas de la gestion de l’offre. La faible augmentation de la demande en lait et l’attrait des prix obtenus pour les producteurs créent une forte pression sur les prix des quotas de production. Dans certaines provinces, des plafonds de prix de quotas ont été instaurés afin de contenir l’endettement des fermes et faciliter l’accès au quota à la relève. Malgré ces ajustements, l’accès au quota demeure problématique et c'est non seulement la gestion de l'offre qui peut être remise en question, mais l'ensemble du mécanisme de mise en marché collective.
Perspectives de développement
Les mutations en cours au Québec ont aussi cours ailleurs dans le monde. Les défis qui découlent de ces transformations n’ont pas été relevés par tous les offices de commercialisation. On recense plusieurs démantèlements d’offices de commercialisation au cours des 30 dernières années. Ironiquement, c’est le pays initiateur de la mise en marché collective et des offices de commercialisation dans les années 1920, la Nouvelle-Zélande, qui les a abolis en premier dans les années 1980. En 1994, ce sont les milk marketing boards du Royaume-Uni qui ont été démantelés, suivi en 1997 de tous les offices d’Afrique du Sud et, en 2000, du milk marketing board de l’Australie. Au Canada, plusieurs offices dans le secteur porcin n’ont plus de caractère obligatoire, ce qui veut dire que les offices sont un mode de commercialisation parmi d’autres, ils ne sont plus des canaux uniques de commercialisation. C’est le cas de la Saskatchewan (1997), du Manitoba (1996) et de l’Ontario (2008). Plus récemment, la CCB s’est vu retirer son pouvoir de monopole à l'exportation sur la commercialisation du blé et de l’orge comme nous l'avons mentionné précédemment.
Bien que les mutations de l’environnement créent d’importants défis pour la mise en marché collective, ce modèle demeure un outil toujours pertinent pour pallier les nombreuses défaillances de marché qui caractérisent le secteur agricole. En agriculture, les prix sont souvent d’une grande volatilité, l’incertitude est encore plus présente que dans d’autres secteurs à cause du caractère biologique des produits et des conditions météorologiques imprévisibles, les pouvoirs de négociation sont et seront toujours asymétriques entre les acteurs des chaînes agroalimentaires et le caractère biologique de l’agriculture rend la régulation de ce secteur par le marché seul très imparfaite. Ces défaillances des marchés agricoles «libres» créent des inefficacités que la mise en marché collective a pour objectif d’atténuer. En ce sens, ce modèle possède des outils intéressants qui, bien utilisés, peuvent jouer le rôle de la main visible là où la main invisible échoue. De plus, ce modèle joue un important rôle structurant au niveau de la commercialisation de produits qui demeurent pour la plupart des produits de commodité sans différenciation majeure.
Conclusion
Pour certains, le modèle de mise en marché collective mis en place il y a plus de 60 ans est dépassé. Pour d’autres, les défaillances de marché que tente de résorber ce modèle existent toujours, ce qui rend son existence tout à fait légitime. Cette pertinence sera d’autant plus forte que l’institution saura s’adapter rapidement aux changements qui prennent résolument place dans les chaînes agroalimentaires. Compte tenu des défis identifiés précédemment, il appert que la mise en marché collective devra adopter une approche filière afin de prendre en compte les réalités d’aval, jouer un rôle prépondérant dans l’amélioration de la coordination des filières et ajouter de la souplesse à ses mécanismes pour s’ajuster plus rapidement à son environnement économique afin de rivaliser avec les autres modèles de commercialisation. Malgré les défis que posent ces adaptations, plusieurs offices de producteurs ont déjà emboîté le pas dans cette direction. Pensons à l’initiative de la Fédération des producteurs de porcs du Québec d’établir un partenariat avec un transformateur et une importante chaîne d’alimentation afin d’offrir une plus grande variété de coupes de viande et de mieux positionner le porc québécois sur les tablettes.
J’aimerais clore ce propos sur les défis et perspectives de la mise en marché collective en mettant l’accent sur sa nature institutionnelle. En dictant les règles du jeu de la commercialisation des produits agricoles bruts entre producteurs et acheteurs, la mise en marché collective joue un rôle institutionnel important dans les filières agroalimentaires [5]. Considérer ce mode de commercialisation comme une institution permet de jeter un éclairage nouveau sur l’analyse de son évolution. Les institutions économiques façonnent leur environnement mais sont également façonnées par ce dernier. Parfois, l’environnement devient si contradictoire avec l’institution que cette dernière est démantelée. Cependant, dans la plupart des cas, l’institution peut se renouveler et s’adapter à son environnement. La théorie des institutions enseigne que lorsque le contournement des règles devient trop important, le coût de faire appliquer les règles connaît le même sort, menant à terme à l’érosion de la pertinence de l’institution. Le défi est alors de trouver l’équilibre entre conserver son intégrité et s’adapter à son environnement, ce qui n’est pas évident dans le cas de structures collectives mais qui, lorsque réussi, permet une pérennité favorisant l’ensemble des acteurs concernés.
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[1] Commission Héon (1955). Rapport du Comité d'enquête pour la protection des Agriculteurs et des Consommateurs. Québec, 455 p.
[2] MAPAQ (2012). BioClips, Vol. 10 no 10. Au 68 % de part de marché des trois grands joueurs (Loblaw, Métro, Sobeys), il faut ajouter les 8 % de Safeway récemment acquis par Sobeys.
[3] CAAAQ (2008). Agriculture et agroalimentaire : assurer et bâtir l'avenir. Commission sur l'avenir de l'agriculture et de l'agroalimentaire québécois. Québec, 272 p.
[4] Royer, Annie et Frédérique Vézina. 2012. Intégration verticale et contractualisation en agriculture. État de la situation au Québec. Chaire de Leadership en Enseignement de la Mise en marché collective des produits agricoles, Département d’économie agroalimentaire et des sciences de la consommation, Université Laval, 59 pages.
[5] North, Douglass C. 1990. Institutions, Institutional Change and Economic Performance. Cambridge University Press. 152 pages.