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Le modèle agroalimentaire québécois à l’épreuve de l’économie de la qualité
Mario Handfield, Ph.D.
Département Sociétés, Territoires et Développement, UQAR
Marie-José Fortin, Ph.D.
Chaire de recherche du Canada en développement régional et territorial, UQAR
Introduction
Sous le joug de la mondialisation, le modèle agroalimentaire québécois semble bien fragile. Plusieurs grandes institutions sont effectivement remises en question sur plus d’un front. Sans surprise, la critique provient des grands acteurs exigeant l’ouverture des marchés, mais aussi de l’intérieur. Les demandes de transformation sont donc différentes: d’un côté des exigences pour renforcer un modèle dominant, misant sur la grande production industrielle, de l’autre un désir de soutenir une autre économie dite de la qualité misant sur la production d’aliments aux propriétés variées (sains, écologiques, goûteux, etc.) (Allaire et Sylvander, 2007; Barham, 2006; Cerdan et Sautier, 2002). Quoique marginale par rapport aux grands marchés, cette dernière demande a entraîné quelques premières réponses formelles de la part de l’État québécois ou de collectifs. Pensons aux certifications de type AOC ou IGP, aux systèmes de traçabilité des aliments, aux circuits courts de distribution, pour beaucoup inspirés d’autres pays (la France en particulier) (Chazoule et Lambert, 2007), mais qui restent somme toute peu réappropriés par les acteurs concernés.
Pourtant, et c’est le propos qui sera ici défendu, on peut observer des changements en marge du modèle dominant, bien visibles dans les territoires. Ceux-ci ne sont pas le fait de mouvements sociaux bien structurés et de grands discours revendiquant une rupture radicale avec le modèle dominant. Plus discrets, ils relèvent de pratiques bien concrètes, ancrées dans le monde de la production et de la quotidienneté. En phase avec les valeurs de leur époque, ces pratiques sont le fait d’hommes et de femmes se définissant tantôt comme entrepreneurs, tantôt comme artisans et qui transforment des ressources issues de la terre, de la mer ou de la forêt pour créer des produits à valeur ajoutée.
Le phénomène ayant été encore peu étudié au Québec, il serait prématuré de proposer des grandes explications et modèles théoriques. Plus modestement, nous proposons de mieux comprendre ces pratiques qui émergent par le bas, pour ensuite discuter des contours de modèles concurrents qu’elles évoqueraient. Cette perspective, misant d’abord sur une première connaissance empirique nécessaire, rejoint celle adoptée généralement au Québec dans les «sciences du territoire» (Lacour et Proulx, 2012).
Sont donc rapportés quelques résultats d’analyse provenant de deux enquêtes réalisées de 2009 à 2011 dans trois régions : Chaudière-Appalaches, Bas-Saint-Laurent et Gaspésie (moins les Îles-de-la-Madeleine) [1]. L’une a été financée par le MAMROT et l’autre, par le MAPAQ (Fortin et Handfield, 2013). Ces enquêtes s’intéressent à la transformation agroalimentaire et plus spécifiquement aux produits régionaux transformés dits de spécialité, distinctifs, du terroir, etc. Soulignons deux particularités caractérisant les entreprises analysées et permettant de bien circonscrire l’univers de référence : environ les deux tiers produisent la ressource qu'elles transforment en produits distinctifs et les volumes de production de ces produits sont généralement plutôt faibles. Bien que nous entrions dans cet univers par les marges du système agroalimentaire, ces entreprises n’en font pas moins partie. C’est donc une approche micro, celle des entreprises, des entrepreneurs, de leur travail, de leurs produits, qui nous a permis d’observer ce système, mais qui, par la nature même de cette approche, en donne une autre perspective.
Une mise en contexte de la recherche sera brièvement présentée, soit l’objet de celle-ci et la population à l’étude. Certaines réalités caractérisant les entreprises analysées seront ensuite esquissées, notamment en regard des marchés et modes de distribution. Un aperçu sera donné quant au soutien public reçu par ces entreprises, tant sur le plan financier que dans ses autres formes. Enfin, les contributions principales des entreprises, ainsi que les enjeux qui s’imposent à elles, permettront de questionner le modèle agroalimentaire dominant et le système qui le soutient en guise de conclusion.
La distinction… une notion à circonscrire
L’objet de la recherche concerne la fabrication de produits régionaux distinctifs. Or, cette notion recouvre une large réalité: produits de spécialité, du terroir, biologiques, fermiers, artisanaux, locaux, etc. En conséquence, un premier travail de définition opératoire s’impose. Après examen de la littérature, il a été convenu que les entreprises appartenant à la population cible devaient répondre à certaines caractéristiques. Premièrement, les produits bioalimentaires devaient être fabriqués par une entreprise dont la place d’affaires principale est située dans l’une des trois régions étudiées. Deuxièmement, la ressource qui est transformée devait avoir subi une transformation lui procurant une valeur ajoutée. Troisièmement, pour être considéré comme étant distinctif, un produit devait répondre à au moins deux des particularités de fabrication suivantes : a) le procédé de fabrication exige un savoir-faire particulier permettant d’obtenir une qualité spécifique recherchée; b) le produit résulte d’une combinaison innovante d’ingrédients ou d’une incorporation d’ingrédients originaux dans la recette parce qu’inhabituels, rares, anciens, comparé aux produits standards; c) le produit doit faire l’objet d’une certification reconnue mais non obligatoire pour la commercialisation.
Au total, 258 produits distinctifs ont été recensés auprès des 65 entreprises participantes. Pour distinguer leurs produits bioalimentaires, les entrepreneurs comptent sur les particularités liées au procédé de fabrication (81% des produits), sur les ingrédients qui entrent dans la composition des produits (61% des produits) et sur les certifications volontaires acquises (20% des produits). Plusieurs entreprises produisent aussi un ou des produits génériques, non transformés ou de première transformation. Plutôt qu’une fin, cette stratégie vise souvent à assurer leur viabilité au départ et apparaît comme un moyen permettant de financer le développement de produits de spécialité par la suite.
Les participants à l’enquête sont issus de 312 entreprises appartenant à l’une ou l’autre des 5 filières de ressources suivantes : lait, érable, viande, poissons et fruits de mer, fruits et légumes. La diversification de l’échantillon s’est faite par région, par filière de ressource et par catégorie d’indice de développement des localités où se trouve la place d’affaires principale de chaque entreprise. Les informations publiques sur les entreprises qui ont permis d’optimiser cette diversification sont principalement le nombre d’employés, la forme juridique et l’âge de l’entreprise ainsi que, secondairement, le fait que l’entreprise produise ou non la ressource principale transformée, soit inscrite dans des circuits touristiques et diversifie ses activités. Au final, ce sont 24 entreprises de Chaudière-Appalaches qui ont été analysées (soit 15,4% des 156 recensées en 2009), 29 du Bas-Saint-Laurent (soit 24,6% des 118 entreprises identifiées) et 12 entreprises en Gaspésie (soit 32,5% des 38 recensées).
Quelques réalités des entreprises étudiées
Plusieurs caractéristiques indiquent que nous sommes dans l’univers des PME, des TPE aux moyennes entreprises, loin de celui des grandes entreprises de transformation alimentaire qui sont les plus présentes sur les marchés usuels. Un autre trait de leur distinction concerne l’environnement socioéconomique dans lequel les entreprises enquêtées s’inscrivent. Elles démentent les théories classiques. Ainsi, malgré des conditions socioéconomiques moins bonnes voire mauvaises, deux entreprises fabriquant des produits bioalimentaires régionaux distinctifs sur cinq (42%) sont établies dans des localités où l’indice de développement (MAMROT) est nul ou négatif; alors que les facteurs d’explication économique conventionnels donneraient à penser que ces entreprises fabriquant des produits, qui sont souvent de niche et qui rejoignent davantage des clientèles mieux nanties, seraient localisées systématiquement dans des municipalités où l’indice de développement est plus fort.
Les 65 entreprises étudiées dans le cadre de ces deux recherches existent en moyenne depuis 16 ans, la plus ancienne ayant été fondée en 1934 et la plus récente en 2006. Les deux tiers de ces entreprises élèvent, cultivent, pêchent ou cueillent la ressource qu’elles transforment. Le chiffre d’affaires total est estimé à environ 30 millions de dollars, tandis que le chiffre d’affaires médian se situe dans la catégorie de 100 000$ à moins de 250 000$. Le nombre total d’emplois directs est estimé à environ 500 emplois salariés et une entreprise sur deux compte de un à cinq employés (52%). Enfin, autre donnée structurante comme nous le verrons plus tard, il s’agit principalement d’entreprises privées, souvent dirigés par des personnes ayant des liens de parenté (couples; parents/enfants; frères/sœurs; oncles/neveux).
La commercialisation et la distribution des produits constituent des enjeux majeurs pour toute entreprise qui doit vendre ses produits, peu importe sa taille. En ce qui concerne les principaux clients des entreprises étudiées, ce sont des individus à qui 85% des entreprises vendent directement leurs produits, ce qui les distingue des plus grandes entreprises de transformation. Cependant, leurs clientèles sont aussi très variées, s’inscrivant en marge des marchés dominants, mais s’y inscrivant tout de même. Ainsi, un peu moins d’une entreprise sur deux (45%) vend ses produits à des dépanneurs, épiceries et supermarchés et un peu plus d’une sur trois les vend à des hôtels, auberges et restaurants (37%). Par contre, il est plus difficile de passer par les réseaux traditionnels de distribution, bien que près du tiers (31%) des entreprises réussissent à vendre une partie de leur production à des grossistes et distributeurs… souvent aussi régionaux ou alternatifs.
Surtout, les entrepreneurs doivent multiplier leurs stratégies de commercialisation pour rejoindre leurs clientèles diversifiées, entre autres en vendant leurs produits sur les lieux mêmes de leur entreprise (88%), mais aussi en développant son propre service de distribution (50%), en vendant dans des salons et expositions (40%) ou dans les marchés publics (31%), par exemple. Cela requiert donc beaucoup de coordination pour y arriver, d’autant plus que la moitié des entreprises n’ont que cinq employés ou moins.
Le soutien public : du financement à d’autres formes
Bien que différentes ou à plus forte raison parce qu’elles présentent des réalités différentes ce qui posent des contraintes particulières, ces entreprises ont besoin de soutien financier public. En phase avec la logique de l’État accompagnateur, l’entrepreneur doit généralement suivre une démarche de «projet», qu’il présente à un organisme susceptible d’évaluer sa qualité et de le soutenir financièrement, en autant qu’il cadre avec ses programmes. Dans ce travail, les entrepreneurs interrogés rencontrent un taux de succès appréciable.
Un peu moins des deux tiers des entreprises analysées ont reçu du financement du MAPAQ (63%), marquant la présence de cette institution dans ce segment de la production et la transformation agroalimentaire. Suivent dans plus de deux cas sur cinq (44%) les soutiens financiers fournis par les centres locaux de développement (CLD), les sociétés d’aide au développement des collectivités (SADC) et la Financière agricole du Québec. Les autres contributeurs financiers sont, par ordre décroissant, les centres locaux d’emploi (CLE), Développement économique Canada (DEC), le ministère du Développement économique, de l’Innovation et de l’Exportation (MDEIE), Investissement Québec, le ministère des Affaires municipales, des Régions et de l’Occupation du territoire (MAMROT), le Groupe export agroalimentaire Québec-Canada, le Conseil national de recherche du Canada, le Fonds de développement de la transformation alimentaire, le Cadre stratégique agricole canadien et Capital financière agricole.
Bien que les montants reçus puissent varier considérablement selon les entreprises et les sources de financement, on déduit de ces observations que les entreprises étudiées sont relativement performantes au regard de leur capacité à aller chercher des ressources provenant du secteur public. Les appuis financiers publics mobilisés proviennent d’une quinzaine de sources différentes et assez variées, soutenant des projets dans une perspective de développement agroalimentaire, de développement économique, de développement local ou régional, tant pour l’innovation, la transformation, l’emploi, l’exportation, etc. Les entreprises étudiées ont plus facilement accès aux sources de financement «proches» (CLD, SADC, CLE), ce qui se traduit généralement par des montants modestes, et elles sont moins nombreuses à se qualifier pour obtenir des financements plus importants, par exemple dans le cadre de programmes visant le développement de l’exportation, ce qui appelle à «jouer» d’autres règles sur l’échiquier des plus grands producteurs et transformateurs.
Les entrepreneurs n’ont pas que reçu de l’aide financière. En particulier et le plus souvent, des répondants ont reçu du soutien pour former leur main-d’œuvre dans la moitié des cas, pour retenir les services d’experts-conseils (40%), pour obtenir de l’aide technique ou de l’information sur les produits bioalimentaires de spécialité dans le tiers des cas, ou encore pour formuler un projet lié aux produits de spécialité dans plus d’un cas sur quatre. Enfin, le soutien public a pris la forme d’un accès à un incubateur d’entreprises (14%) ou aidé au développement d’un regroupement professionnel ou d’affaires (12%). Ainsi, au-delà du soutien financer que les entreprises vont quérir, ces autres formes de soutien montrent qu’elles ont aussi d’autres besoins.
Malgré ces formes de soutien public, celles-ci sont jugées déficientes ou insuffisantes par la moitié des entrepreneurs interrogés. Il s’agit même de la première des trois principales difficultés rencontrées, avec les coûts des diverses démarches de tous ordres qui s’avèrent trop élevés (51%) et la difficulté à développer des marchés d’écoulement pour les produits distinctifs (46%), ce qui inclut ici l’accès aux tablettes des épiceries, supermarchés et autres magasins ayant des comptoirs d’alimentation.
Ainsi, malgré le soutien qu’ils réussissent à obtenir, l’offre de services de soutien ne semble pas répondre aux besoins spécifiques de ces entrepreneurs qui fabriquent des produits distinctifs. Par ailleurs, étant donné la petite taille de leurs entreprises, la multiplication des frais de toutes sortes pour accéder à des expertises, obtenir des certifications et des permis, ou se conformer aux normes, qui demeurent les mêmes pour tous les types d’entreprises agroalimentaires, devient intenable et peut menacer la viabilité de certaines entreprises. De plus, les structures, programmes et règlements sont généralement faits pour développer des marchés de masse par les créneaux standards de distribution, sans égard aux spécificités des petites entreprises et de leurs produits distinctifs. L’innovation peut ainsi se trouver contrainte à cause de ces règles institutionnelles inadaptées aux réalités différentes de ces entrepreneurs.
Des contributions à l’économie locale grâce à des relations d’affaires de proximité
Les entreprises fabriquant des produits bioalimentaires distinctifs entraînent des retombées économiques non négligeables dans leur milieu, ce qui devrait être un argument pour convaincre les décideurs et les acteurs d’adopter des mesures visant à adapter le modèle dominant, puisque c’est souvent ce langage économique qui obtient le plus d’écoute. Il y a certes les retombées directes, comme le nombre d’emplois auquel nous avons déjà fait référence. Mais comme nous sommes dans l’univers de moyennes et plus souvent de petites entreprises, c’est peut-être davantage du côté des retombées indirectes qu’il faut chercher des contributions, comme celles concernant l’achat de biens et de services.
En effet, dans cet univers de la transformation, les entrepreneurs sont loin de prendre tout en charge, contrairement peut-être à l’image romantique que l’on pourrait se faire de l’artisan d’une époque ancienne maîtrisant toute la chaîne de valeur (quoique certains le font encore). S’ils se concentrent sur la conception de leurs produits de spécialité et la transformation des ressources, puisque la spécificité de leurs produits repose sur la qualité distinctive de ceux-ci, nombre d’entre eux font appel à des fournisseurs de biens ou de services avec qui ils tissent des liens d’affaires pour réaliser d’autres étapes de la production.
Le choix de ces fournisseurs ne se fait pas au hasard et répond à deux principes importants dans la logique des entrepreneurs rencontrés. En effet, étant donné la spécificité de leurs produits, ils recherchent des partenaires d’affaires qui peuvent leur offrir des produits ou des services répondant aux standards de qualité qu’ils désirent. Le choix du fournisseur peut d’ailleurs exiger des recherches parfois ardues. Cependant, à qualité égale, ils favorisent davantage les fournisseurs de leur région en raison de la proximité géographique et culturelle, qui permet de réduire les coûts et facilite les échanges et la compréhension de leurs demandes et exigences spécifiques.
Cela montre que les entreprises fabriquant des produits bioalimentaires distinctifs apportent une contribution économique directe à l’économie des régions où elles sont localisées, et à plus fortes raisons si elles sont dévitalisées (42% des cas de notre échantillon). Soulignons qu’en cela, elles se distinguent des grandes compagnies de transformation qui, elles, localisent aujourd’hui plus rarement leurs usines et places d’affaires dans les petites localités rurales.
En outre, les contributions des entreprises fabriquant des produits bioalimentaires distinctifs ne sont pas uniquement de nature économique. Du point de vue des entrepreneurs et des intervenants, ces entreprsies contribuent notamment à renforcer les identités locales, à occuper les territoires ruraux du Québec et à mettre en valeur des ressources naturelles. Et l’ensemble de ces contributions économiques des entreprises régionales transformant des ressources bioalimentaires en produits de spécialité est non seulement affirmée par les entrepreneurs eux-mêmes (62%), mais largement reconnue par les professionnels des services-conseils du milieu agroalimentaire (74%) : cela ne fait donc plus de doute pour personne.
Enjeux et défis distinctifs : comprendre pour mieux agir
Nombre de défis qui se posent ont trait au maintien et au développement de cette contribution importante à l’économie des territoires et réfèrent entre autres à trois enjeux : l’accès aux savoirs et expertises spécialisés et leur transfert, le maintien de la qualité des produits et la «taille idéale» des entreprises.
L’accès aux savoirs et expertises spécialisés, premier enjeu, est difficile en raison de l’éloignement géographique des experts et du coût élevé de leurs services. En outre, les intervenants offrant des services-conseils ne sont pas nécessairement formés en agroalimentaire et, même lorsqu’ils le sont, ne connaissent souvent pas les réalités spécifiques rattachées aux produits bioalimentaires distinctifs. Par ailleurs, la formation, notamment celle des employés, représente un enjeu important pour l’innovation et la distinction qui caractérisent les produits développés par ce type d’entreprise de transformation bioalimentaire. De plus, le transfert de ces savoirs spécifiques (recettes, méthodes, techniques, etc.) se pose avec acuité pour la pérennité des entreprises.
Quant au maintien de la qualité des produits distinctifs, c’est un deuxième enjeu stratégique qui amène plusieurs entrepreneurs à choisir de s’occuper eux-mêmes de nombreuses tâches, et cela est sans lien avec la taille ou l’âge de l’entreprise, mais est lié plutôt aux produits mêmes qui, par nature, se focalisent sur des qualités distinctives. Toutes les représentations et les pratiques de ces entrepreneurs sont basées sur cette idée du maintien de la qualité. Ainsi, lorsqu’ils font affaire avec des fournisseurs près de leur localité ou dans leur région, c’est aussi pour conserver une maîtrise sur la qualité des produits. Cependant, des fournisseurs abandonnent parfois les entrepreneurs qui s’inscrivent dans la fabrication de produits de spécialité, ce qui fragilise alors la qualité des produits par des lacunes d’approvisionnement en ressources nécessaires à la distinction de leurs produits. En effet, plusieurs fournisseurs hésitent de plus en plus à offrir leurs services aux entreprises qui produisent de petits volumes.
La question de la «taille idéale» des entreprises hante plusieurs propriétaires et dirigeants. Les pressions sont fortes pour inciter les entrepreneurs à «grossir» leur entreprise, troisième enjeu : les fournisseurs qui abandonnent le service aux clients qui n’ont besoin que de petits volumes de produits, les financeurs qui invitent à présenter des projets plus gros pour se qualifier à certains programmes, les distributeurs qui refusent de vendre des produits à faible volume et exigent de gros volumes pour permettre d’entrer sur certains marchés d’écoulement des produits. Cependant, plusieurs difficultés se posent : il n’est pas toujours facile de trouver les capitaux nécessaires pour réaliser les projets; la réorganisation de la production et de toutes les fonctions de l’entreprise que cela implique comporte un risque important; le recrutement et la formation de la main-d’œuvre que cela impose est parfois difficile à réaliser; les services publics doivent être suffisants (par ex. : aqueduc), ce qui exige des investissements de la part du milieu (mais qui entraîneront aussi des retombées pour celui-ci); enfin, l’équilibre atteint sur le plan de la conciliation travail-famille se trouve compromis. Alors qu’on leur impose la logique dominante, la taille des entreprises fabriquant des produits bioalimentaires distinctifs se définit surtout en fonction d’un paradigme entrepreneurial différent, en dehors des schèmes de pensée des industriels, des financeurs et d’une certaine catégorie de fonctionnaires.
Conclusion
La réalité des entreprises transformant des ressources naturelles en produits bioalimentaires distinctifs ne s’inscrit pas toujours bien dans le cadre du modèle agroalimentaire dominant. Tout comme leurs produits, leurs clientèles et leurs modes de distribution sont aussi distinctifs, preuve qu’il existe des marchés parallèles et des façons alternatives de les rejoindre. Si ces pratiques peuvent être vues comme innovantes, elles sont peut-être aussi le signe d’un effet de l’exclusion qu’entraîne la logique propre au modèle dominant et qui, de ce fait, pose des difficultés pour les entrepreneurs qui fabriquent des produits bioalimentaires de spécialité. En effet, tout le système est pensé en fonction des gros volumes (tant pour l’achat des intrants que pour la distribution des produits). Même le financement octroyé aux projets privilégie l’expansion de l’entreprise et des marchés à développer pour accroître les revenus, au risque de négliger l’endettement qui découle des investissements nécessaires.
Pourtant, ces entreprises qui essaient de se tailler une place en fonction d’une logique basée sur une économie de la distinction, définie par certaines «qualités», apportent des contributions importantes dans les régions où elles sont établies et tissent des liens économiques importants à travers le Québec. En ce sens, elles évoquent les contours d’autres modèles possibles pour contribuer au développement local et régional, croisant multifonctionnalité et manière d’habiter le territoire. Les liens multiples avec le territoire ressortent en effet comme une variable importante de ce modèle qui se dessine en filigrane.
Les fabricants de produits bioalimentaires distinctifs s’inscrivent dans le paradigme entrepreneurial de la qualité de vie : au travail comme à la maison, les deux sphères sont indissociables puisque les lieux de vie sont aussi les lieux de travail. Pour ces entrepreneurs, trois fondements culturels sont observés : 1) que l’entreprise croisse à son rythme et qu’elle conserve une certaine taille, c’est correct aussi (à l’encontre de la logique de croissance généralement valorisée); 2) la qualité de vie n’est pas proportionnelle au chiffre d’affaires (elle peut même être en relation inverse et ne se mesure pas en argent); 3) c’est le projet de vie qui détermine le projet d’entreprise et non l’inverse (c’est souvent en tant que couple ou famille que l’on choisit de bâtir l’entreprise et, dans cette optique, on ne veut pas laisser l’entreprise prendre le dessus sur sa vie personnelle, conjugale ou familiale).
En conséquence, plutôt que de demander aux entrepreneurs de s’adapter au modèle dominant, il nous semble plus pertinent sinon de réinventer, au moins d’ajuster nos représentations et nos institutions afin que différents modèles puissent coexister; d’une part, le modèle industriel destiné à la production de masse qui s’inscrit dans une arène nationale, continentale, voire mondiale et où tout est centré sur l’atteinte des coûts les plus bas et des volumes de production les plus grands; et d’autre part, un modèle «territorial» destiné à la petite production qui s’inscrit dans un projet de vie et un territoire habité, où tout est centré sur la qualité et la distinction du produit, et qui est multifonctionnel par les contributions qu’il apporte au milieu.
Selon cette perspective, le développement, défini en termes de croissance, de richesse et de progrès, ne passerait pas que par le «think big», mais aussi par le «small is beautiful» en donnant à chacun des deux modèles les outils dont il a besoin pour se développer, alors qu’actuellement tout est presque uniquement pensé en fonction du modèle agroalimentaire industriel.
Références citées
Allaire, Gilles et Bertil Sylvander. 1997. « Qualité spécifique et innovation territoriale », Cahiers d’économie et sociologie rurales, no 44, p.29-59, [en ligne], adresse URL : http://www.origin-food.org/pdf/partners/bs44-1997.pdf (page consultée le 30 mai 2008)
Barham, Elizabeth. 2006. « Place-Based Entrepreneurship: New Food Systems, Differentiated Products and Agri-tourism », colloque Exploring Rural Entrepreneurship: Imperatives and Opportunities for Research, Washington, D.C., 12 p., [en ligne], adresse URL : http://www.energizingentrepreneurs.org/content/cr_9/2_000222.pdf (page consultée le 28 mai 2008)
Cerdan, Claire et Denis Sautier. 2001. « Réseau localisé d’entreprises et dynamique territoriale; le bassin laitier de Gloria (Nordeste Brésil) », Études et Recherches sur les Systèmes Agraires et le Développement, no 32, p.131-144
Chazoule, Carole et Rémi Lambert. 2007. « L’émergence des appellations d’origine au Québec; naissance d’une nouvelle convention de qualité », Économie rurale, no 299, p.24-41.
Fortin, Marie-José et Mario Handfield. 2013. « La production bio alimentaire distinctive en région québécoise : des territoires de ressources évoluant au rythme du cycle de vie de l'entreprise », Revue d'Économie Régionale & Urbaine, no 1, p.63-92. DOI : 10.3917/reru.131.0063
Lacour, Claude et Marc-Urbain Proulx. 2012. « La ‘Belle Province’ de la science régionale québécoise », Revue d’Économie Régionale & Urbaine, no 4, p.471-489.
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[1] Les rapports sont disponibles en ligne : www.uqar.ca/developpement-territorial.