Pub 2017

pub fondaction

 


 

Sommaire
Volume 3, no 1
La faillite éthique de la médecine en Occident

Pour télécharger le fichier pdf, cliquez ici

La faillite éthique de la médecine en Occident


Fernand Turcotte, Université Laval


Dans Malades d’inquiétude ? Diagnostic : la surmédicalisation, Nortin Hadler, professeur titulaire de médecine à l’Université de Caroline du Nord à Chapel Hill, l’une des grandes facultés des États-Unis, explique en détail les fondements de sa thèse stipulant qu’en Occident, la médecine semble avoir perdu le nord. Ce clinicien chercheur décrit en quoi la médecine occidentale est en situation de faillite éthique, déchéance qui n’épargne ni la recherche, ni l’enseignement, ni le service à la communauté. Elle atteint une grande partie des soins dont l’objectif de soulager la souffrance de l’humanité est en fait devenu une entreprise fort lucrative d’exploitation d’une population terrorisée par la peur du vieillissement et la hantise de la mort.

Son examen est très fouillé dans les domaines qui sont particulièrement chéris des grands médias, comme les prouesses chirurgicales, la cardiologie d’intervention, la prévention primaire fondée sur la consommation de médicaments, quand ce n’est pas sur les dépistages à l’aveuglette et toute l’entreprise de promotion commerciale des médicaments prétendant œuvrer à l’éducation pour la santé du grand public. Ce que montre Hadler est inquiétant pour le médecin qui tente de trouver des solutions aux problèmes de ses patients qui se retrouvent dans son cabinet pour répondre à la suggestion de consulter, colportée systématiquement par tant de messages publicitaires. La démagogie de la publicité pour mousser le traitement de la dysfonction érectile, une pseudo-maladie issue de l’ingéniosité des services de promotion commerciale de fabricants de pilules, illustre la nouvelle sagesse conventionnelle : consulter son médecin pour accéder au bonheur fait partie de la conduite attendue d’une personne raisonnable. Ce qui augmente l’achalandage des cabinets de médecin et, par extension, celui des hôpitaux où ils exercent.

Cette belle entreprise a pourtant ses inconvénients. Hadler montre comment le médecin devient  incapable de choisir ce qui convient le mieux pour ses patients, ne pouvant plus se fier aux résultats de la recherche, aux publications qu’on en tire, aux recommandations produites par les conférences scientifiques, aux consignes de « bonne pratique » émanant des groupes d’experts pas plus qu'aux normes de pratique « fondées sur les preuves ». Cela prête à conséquence quand ces normes deviennent autant de critères d’évaluation de la qualité de la pratique médicale compte tenu des risques de poursuites pour négligence professionnelle qui pèsent constamment sur les praticiens d’Amérique.

Ce qui s’avère défrisant pour le lecteur  qui est médecin n’est pas moins décoiffant pour le reste de l’humanité qui, découvrant le contexte de travail du médecin, en vient à soupçonner que pour un adulte bien portant de 50 ans, il devient plus périlleux d’avoir un médecin de famille que de n’en pas avoir. Il s’agit là d’une possibilité navrante, sinon désespérante, pour quiconque, à l’instar du signataire de ce billet, a consacré sa vie à former des médecins. Car au contraire de ce que j’ai enseigné pendant près de 40 ans, il est faux de croire que le médecin est à l’abri des fausses représentations et de l’exploitation des malades. En raison de la confiance que lui vouent ses concitoyens, le médecin est devenu, à son insu, l’instrument avec lequel on exploite tant la partie de l’humanité qui souffre que celle qui n’est encore qu’inquiète parce qu’on s’emploie, partout, à ébranler ce qui lui reste de sa confiance en son invulnérabilité.

Pour Hadler, la tendance contemporaine à faire des maladies des manifestations normales du vieillissement et des problèmes sociaux se retrouve pour l’essentiel dans nos systèmes de santé, par le biais des industries manufacturant les dispositifs, les appareils, les fournitures, les médicaments, sans oublier les services d’assurances. S’appuyant sur son propre parcours de chercheur en biochimie, de professeur de médecine, de consultant en immunologie, rhumatologie et médecine du travail, l'auteur explique pourquoi la pratique de la médecine reste structurellement réfractaire aux enseignements des découvertes scientifiques.

Je m’en tiendrai à une illustration qui montre à quel point les idées à la mode finissent par écraser les faits connus. En 2009, les deux médicaments les plus fréquemment prescrits au Canada visent à réduire le cholestérol sanguin et ont coûté un peu plus de 2 milliards de dollars aux Canadiens. Au-delà de la phobie proprement délirante à l’encontre d’une graisse qui est essentielle pour la physiologie humaine, le fait que cette médication soit inutile pour plus de 90% de ses consommateurs rappelle l’époque des marchands d’huile de serpent. D’autant plus que la preuve de l’efficacité des statines n’est établie que pour les personnes ayant déjà survécu à une crise cardiaque et souffrant d’un cholestérol sanguin élevé.

Comment expliquer qu’on préconise la consommation des statines en prévention primaire, alors qu'on n'a jamais démontré leur utilité et qu’abondent, au contraire, les preuves de leur inutilité? Une première explication est que la preuve établissant l’efficacité d’un produit importe moins que son rendement commercial. Ce qui suggère que les règles encadrant la pratique correcte de la prévention soient devenues moins puissantes que le souci de l’industrie pharmaceutique de se constituer des marchés. Cette préoccupation finit par peser sur la définition même des maladies, définition qui est censée relever de la responsabilité exclusive d’institutions désintéressées comme l’Organisation mondiale de la santé. Mais cela fait un bail que le domaine de la définition des maladies est investi par les comités d’experts où pullulent les conflits d’intérêts.

Il en résulte que le médecin devient incapable de reconnaître ce qui convient le mieux pour soigner ses patients. Ce n’est pas la sottise ni la paresse qui rendent compte de cette impuissance, mais le fait que, le médecin étant le véritable client de l’industrie pharmaceutique, on s’emploie à l’induire en erreur. Cette entreprise de tromperie est d’autant plus efficace qu’elle met à contribution toutes les sources d’information que le médecin utilise couramment dans sa profession: les périodiques scientifiques, les conclusions des conférences de consensus, les consignes de bonne pratique, les activités de formation continue dont la fréquentation est devenue obligatoire pour le maintien de la validité de ses certificats de compétence.

Dans une publication récente [1], Gerd Gigerenzer et J. A. Muir Gray recensent les principaux facteurs susceptibles d’expliquer la faillite éthique affectant la médecine en Occident, comme la décrivent depuis longtemps Nortin Hadler, Marcia Angell, Jerome Kassirer, David Healy, Pierre Biron parmi tant d’autres. Ils estiment que le système médical du XXe siècle a engendré un illettrisme en santé qui tient les médecins et leurs patients mal informés des faits bien établis en ce qui concerne les tests et les traitements appropriés. Ce phénomène prend sa source d’abord dans le soutien financier de la recherche, lequel incite la poursuite d’objectifs de rentabilité à court terme. Il est ensuite soutenu par la publication souvent incomplète des résultats de cette recherche dans les périodiques médicaux et les brochures destinées aux patients. Les médias de masse en exagèrent la portée. Les conflits d’intérêts qui affectent les travaux des sociétés savantes s’occupant de la formation continue aggravent l’insuffisance de la littératie des médecins en matière de statistiques, ce qui suscite l’émergence d’une pratique médicale préoccupée de se protéger contre les poursuites en responsabilité civile, à l’instar de ce qui se passe aux États-Unis.

La poursuite de la rentabilité immédiate signifie que la recherche sera subventionnée en fonction de son impact sur la profitabilité et non de son utilité. Dans le domaine du médicament, il en découle un ralentissement de l’innovation et la stimulation du développement de médicaments d’imitation, surtout de ceux qui constituent de véritables planches à billets pour leurs producteurs, comme c’est le cas pour les médicaments contre le cholestérol. C’est ainsi qu’en 2002, parmi les 78 nouveaux médicaments autorisés par la FDA des États-Unis, on comptait 71 médicaments d’imitation [2].

Les préoccupations financières pèsent aussi sur la publication des résultats des travaux de recherche puisqu’on publie plus volontiers les articles rapportant des résultats favorables que ceux décrivant une absence d’effet sinon des résultats décevants. Ce biais systématique de la communication des résultats de la recherche s’aggrave avec la manière de les présenter. C’est ainsi qu’on utilise le risque relatif pour décrire l’avantage d’un médicament ou d’un dépistage et le risque absolu pour en décrire les effets secondaires indésirables. On dira, par exemple, du dépistage du cancer colorectal par la recherche de sang occulte dans les selles qu’il réduit de 35% la mortalité par ce cancer, mais on ne dit jamais que son impact est nul sur le risque absolu de mortalité, ce qui explique qu’il ne soit pas justifié d’en faire le dépistage en dehors des sous-groupes de la population qui ont un risque élevé de développer cette maladie.

La manière de présenter les résultats de la recherche détermine largement l’impact qu’ils auront tant auprès des prescripteurs que des consommateurs. Accepteriez-vous de consommer chaque jour, pendant les cinq prochaines années, un médicament qui réduirait de 33% votre risque de faire une crise cardiaque? De 80 à 90% des adultes à qui on pose cette question répondent par l’affirmative. Accepteriez-vous de consommer chaque jour, pendant les cinq prochaines années, un médicament qui réduirait votre risque de faire une crise cardiaque de 3% à 2%, soit une différence de 1%. La proportion de ceux qui accepteraient tombe à 20%. Accepteriez-vous de consommer chaque jour, pendant les cinq prochaines années, un médicament qui éviterait à une personne, d’un groupe qui en compte cent, de faire une crise cardiaque, sans qu’il soit possible de savoir d’avance qui serait la personne avantagée? La proportion de ceux qui accepteraient se maintient à 20% [3]. On aura compris qu’il s’agit là de trois manières distinctes de présenter exactement le même résultat. La première utilise le risque relatif, alors que les deux suivantes sont fondées sur l’expression du risque absolu.

Les systèmes de services de santé des pays avancés répondent tous difficilement aux besoins de leur population, difficultés qu’on tend à expliquer par le vieillissement de la population et le perfectionnement de l’appareillage. La recherche montre depuis longtemps que ce n’est pas tant le vieillissement de la population que la médicalisation de trop de manifestations normales du vieillissement qui fait problème. Pour ce qui concerne le perfectionnement de l’appareillage, le temps est venu d’exiger qu’on fasse la preuve de son utilité, et non pas de sa seule innocuité, avant d’en autoriser la mise en marché. La fréquence avec laquelle on retire du marché des médicaments indique que les mécanismes mis en place au début des années 1960, pour prévenir la répétition de la tragédie de la thalidomide, sont trop fréquemment contournés pour ne pas procéder à leur révision.

____________________________________________________________________

[1]  Gerd Gigerenzer, J.A. Muir Gray (Ed) Better Doctors, Better Patients, Better Decisions. Envisioning Health Care 2020. Strüngman Forum Reports. The MIT Press, Cambridge Mass, London, England, 2011
[2]  Angell, M. The Truth about the Drug Companies. New York, Random House, 2004
[3]  Ray Moynihan, Alan Cassels. Selling Sickness. How the world’s biggest pharmaceutical companies are turning us all into patients.2005, Nation Books, New York.

Vous lisez présentement:

 
Comment va la santé ?
septembre 2011
Le système de santé fait l'objet d'une inquiétude sociale constante. Il occupe une place importante dans le débat public. Une offensive majeure existe pour le privatiser davantage, sous le prétexte que le système public a trop de défaillances et n'est pas viable, alors qu'il nous apparaît que les solutions passent par l'approche publique.
     
Tous droits réservés (c) - Éditions Vie Économique 2009| Développé par CreationMW