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Sommaire
Volume 3, no 1
Privatisation sournoise du système de santé

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Privatisation sournoise du système de santé


Saideh Khadir
Urgentologue CHUM  - Saint-Luc, Membre de Médecins québécois pour le régime public (MQRP) [1]
  


Une offensive en faveur de la privatisation accrue de notre système de santé est en marche depuis une dizaine d’années au Québec. Le jugement de la Cour suprême du Canada, en juin 2006, surnommé jugement Chaouli, a mis le vent dans les voiles des promoteurs du privé, principalement intéressés à capter les secteurs d’activité les moins lourds et les plus lucratifs des services de santé.

L’offensive a réussi à ériger en mythe le secteur de soins privés, présenté comme plus efficace, abordable et accessible…. quasi désintéressé! Mais également comme la solution miracle à des problèmes complexes qui relèvent autant de la gestion, du financement que de la disponibilité de la main-d’œuvre médicale.
 
Avant cette offensive, la privatisation a d’abord été passive et sournoise : soins dentaires, examens de la vue, services diagnostics et les médicaments, nous payons de plus en plus cher pour y avoir accès et de manière de plus en plus inégalitaire entre les citoyens entre autres parce que ce sont les assurances privées, individuelles ou collectives, qui monopolisent désormais ces secteurs.
 
Mais une privatisation agressive a maintenant pris le relais : pas une semaine sans qu’on nous annonce l’ouverture d’une clinique de chirurgie ou de radiologie privée, d’une agence privée de soins infirmiers ou de centres d’accueil privés pour personnes âgées en perte d’autonomie. De frais d’ouverture de dossiers en passant par les biopsies de la prostate à 3000$, une culture entrepreneuriale a envahi la profession médicale avec son lot de dérapages comme
ces révoltantes «enveloppes brunes» exigées par des médecins pour devancer des chirurgies.

Comment en sommes-nous rendus là ?

Mais le dérapage n’est pas qu’individuel. Dans le premier et unique CHSLD en PPP, « rien ne va plus »! Au point où le ministre de la Santé y dépêche un conseiller « clinique » spécial pour le mettre en tutelle sans prononcer le mot.

L’ampleur de l’insatisfaction des familles à l’égard des services reçus au CHSLD  privé de Saint-Lambert est typique des multiples aberrations produites par le privé, partout où ce dernier a pris place dans les systèmes de la santé. Et elle porte sérieusement à réfléchir. Dans Le Devoir du 15 juin dernier, la fille d’une patiente du CHSLD s’en confie : «Personnellement je n’avais rien contre les PPP. Mais maintenant que ma mère le vit au quotidien, je vois bien que c’est une formule qui ne marche pas. On craint pour la sécurité de nos proches. On ne peut plus accepter l’inacceptable»
Mais comment en sommes nous rendus là?

L’offensive du privé dans notre système de santé public est multiforme et sophistiquée. Cela explique en grande partie le fait que la population ne s’est pas appropriée le débat sur les conséquences de cette offensive et la subit sans résistance ni mobilisation significative à ce jour.

Pourtant on assiste à de formidables mobilisations citoyennes pour éviter la mainmise de l’industrie gazière et pétrolière sur les richesses du sous-sol québécois et l’exploitation irréfléchie des ressources. Les citoyens s’approprient même avec émotion le débat entourant le contrat de gestion de l’amphithéâtre projeté par la Ville de Québec. Les gens s’insurgent avec raison contre les avantages excessifs consentis par la Ville au secteur privé.  En comparaison, le niveau de mobilisation pour défendre le caractère public et la qualité de son système de santé, qui est pourtant vital à son intégrité, à son bien-être et à son développement, est bien faible.

Bien sûr la bataille n’est pas perdue. Le milieu communautaire, des syndicats de travailleurs et d’infirmières, des regroupements de professionnels comme le MQRP, mènent une veille et un combat constant. Mais comment expliquer l’apparente apathie de l’opinion publique?

À divers titres au sein du MQRP, j’ai été bien modestement impliquée dans le débat entourant la privatisation du système de santé depuis quelques années. Je vous offre ici ma compréhension du scénario qui semble se dérouler sous nos yeux et qui explique en partie la difficulté de mobiliser.

Double discours

Dans le débat sur les mérites du privé en santé, ce qui frappe d’abord l’observateur, c’est le double discours de ses promoteurs à l’extérieur et à l’intérieur de la classe politique : on dit quelque chose, mais on fait son contraire. 

L’exemple le plus spectaculaire et le plus désolant nous a été offert par nul autre que Philippe Couillard, ministre de la Santé du Québec de 2003 à 2008. Celui qui ne cessait de faire profession de foi en faveur du système public de santé a été recruté après sa démission par Persistence Capital Partners (PCP), un fonds d'investissement privé en santé. Tout juste avant, il avait fait adopter deux modifications à des règlements pour favoriser les cliniques privées! 

Deuxième constat : bien que les promoteurs du privé en santé disposent d’importants relais médiatiques pour alimenter leurs mythes [2], rarement le plaidoyer en faveur de la privatisation des soins de santé se fait de façon directe ou transparente. Sans doute parce que l’argumentaire en faveur d’une plus grande place du privé en santé serait facilement démenti par l’exercice démocratique et par l’abondante littérature scientifique sur le sujet (Lire la note de l’IRIS, Le privé en santé).

 
D’abord, le réseau privé de la santé est plus coûteux que le réseau public en plus d’être inefficient et inéquitable (
Lire l’analyse d’Arnold S. Relman). Une méta-analyse du système de santé américain, regroupant huit études différentes, avec une médiane de 324 hôpitaux par étude et plus de 350 000 patients au total, démontre qu’au cours d’une période de 20 ans, les coûts pour des soins dans les hôpitaux privés à but lucratif ont été supérieurs de 19% à ceux des hôpitaux sans but lucratif.

De plus, la loi du marché appliquée dans le domaine de la santé, qui revient à «tirer du profit de la maladie», se heurte assez violemment au système de valeurs des populations québécoise et canadienne.

Donc, à l’instar de la Grande-Bretagne, la plupart des acteurs de la privatisation des soins au Québec taisent le mot «privatisation» sauf pour rassurer qu’elle n’aura pas lieu ou pour évoquer le rôle du «privé» comme complément nécessaire pour aider le système de santé public insuffisant.

Privatisation, sans en dire le nom !

La stratégie employée semble tournée vers une privatisation passive des soins de santé avec la mise en place d’une série d’orientations et surtout «d’inactions» qui ont pour résultat de neutraliser tout effort d’améliorer le système à l’intérieur du  cadre public.

En premier lieu, on diminue sans bruit, mais de façon soutenue, le financement sous divers prétextes : déficit zéro, manque de budget, virage ambulatoire, réforme…).  On procède à des mises à la retraite massives de médecins, d’infirmières et d’autres professionnels, en même temps qu’on baisse les entrées universitaires d’étudiant dans ces mêmes disciplines. On ferme une dizaine d’hôpitaux et quelques milliers de lits sur le territoire. Or, le nombre de lits d’hôpital, d’infirmières et de médecins sont les trois principaux éléments de l’offre de soins dans un réseau de santé. Et toute réduction de l’offre de soins affecte négativement l’accessibilité aux soins.

La population souffre alors inévitablement de longues listes d’attente pour des soins médicalement nécessaires et l’insatisfaction s’installe et s’accroît.

Les autorités laissent perdurer la situation malgré tous les beaux discours et les annonces de réformes successives. L’insatisfaction de la population se double alors d’une perte de confiance envers nos décideurs et de cynisme ou de résignation face à l’avenir.

L’enjeu est d’autant plus difficile à discerner que ces politiques conservatrices de coupures dans les soins de santé ont été lancées au départ par un gouvernement social-démocrate sur lequel on comptait pourtant pour défendre les principes et l’intégrité du système de santé public [3].

Les promoteurs du privé peuvent en plus compter sur une puissante rhétorique alimentée par des think thanks de droite qui se déchaînent pour accuser le système public de ne pas pouvoir satisfaire les besoins de la population. Cette rhétorique présente le privé comme la seule voie susceptible de corriger la situation tout en justifiant par le fait même la nécessité de l’introduction des lois du marché dans ce service public vital.

« Concours d’ intérêts »

La rhétorique est véhiculée par les médias avec d’autant plus «d’intérêt» que certains d’entre eux font partie de conglomérats qui regroupent aussi des compagnies d’assurances dans le domaine de la santé (Lire l’analyse de Marc-François Bernier, Chaire de recherche en éthique du journalisme, Université d'Ottawa). Par ailleurs, les journalistes spécialisés en santé, dont les enjeux sont complexes et interdépendants, sont rarissimes. Peu d’entre eux peuvent véritablement remettre en question le discours dominant.
 
Ce discours des think tanks de droite étroitement liés au milieu des affaires  (
par exemple les études de l’Institut économique de Montréal) est largement repris par les médias et arrive à façonner l’opinion publique en misant sur des thèses catastrophistes qui prétendent que  le système public de santé ne peut assurer sa pérennité; que l’augmentation de la demande des services de santé liée au vieillissement de la population est insoutenable, etc.  Si bien que même si ces thèses sont continuellement démenties par les experts en économie de la santé qui attribuent l’augmentation non contrôlée des coûts en santé aux dépenses privées (Voir Les dépenses de santé au Québec : la bataille des chiffres, de François Béland), le contraire s’est peu à peu imposé dans l’esprit des gens.

Au moment où un consensus suffisant se cristallise au sein de l’opinion publique, on remet en question les lois de l’assurance maladie et on modifie la législation.

Bien sûr, on consulte la population. On organise entre autres des commissions parlementaires. On y entend les représentants de la société civile. À la fin, toutefois, on procède à réagir à l’envers des avis partagés, en procédant à affaiblir la loi de l’assurance maladie pour faire une plus grande place encore au privé.

On a passé souvent ces lois et nouveaux règlements en catimini; avant les vacances d’été ou de la période des fêtes pour éviter le débat et la mobilisation. Les organisations de la société civiles sont ainsi prises de cours.

Ces changements dans la loi ont coïncidé avec une ouverture effrénée de cliniques privées de tout genre sur tout le territoire du Québec, mais spécialement dans la région de Montréal, Québec, Laval, de La Montérégie et des Laurentides.

Complaisance et complicité

La pratique médicale dans ces cliniques contrevient de plusieurs façons aux lois existantes, mais ne fait l’objet d’aucune mesure gouvernementale.

On assiste à des activités médicales qui contreviennent à la LAM et à la loi canadienne de la santé comme la surfacturation ainsi que la pratique mixte sans que les autorités publiques et la RAMQ n’interviennent. Aussi, dans ces cliniques, les médecins participants et non participants au régime de l’assurance maladie collaborent, ce qui contrevient aussi non seulement à l’esprit mais aux articles des lois en vigueur.

La  surfacturation heurte de plein fouet les principes du régime public de soins. La pratique mixte crée un conflit d’intérêt pour le médecin qui gère deux listes d’attente : publique et privée.

Les syndicats possèdent la force de faire contrepoids aux puissants lobbys du privé, d’autant plus qu’ils ont mené en grande partie la bataille qui a permis d’obtenir en 1970 un système de santé public. Dans les faits, pris de court par de nombreuses batailles nécessitant des mobilisations successives autant pour la préservation des différents services publics que pour la défense des intérêts des travailleurs, les syndicats ne peuvent résister seuls devant la charge très structurée des promoteurs du privé largement facilitée par la complaisance sinon la complicité des responsables politiques.

La stratégie de dire une chose et d'en faire un autre semble semer assez de confusion pour empêcher toute mobilisation efficace de la population pour défendre leur système de santé public.

Concrètement, le constat est toujours le fossé grandissant entre le discours et les faits.

Dans le discours :

• On emploie le mot privatisation le moins souvent possible.
• On emploie les termes accessibilité, performance, efficience, efficacité, imputabilité, partenariats public-privé, compétitivité, bench-marking par le privé, financement par activité des hôpitaux, puis on rassure par une garantie de financement public des soins en cliniques de soins spécialisés privées.

Dans les faits :
• On diminue l’offre publique de soins en diminuant les ressources.
• On encourage le privé à occuper la place que le secteur public n’arrive plus à occuper.

Résultat: on assiste au Québec à un développement accéléré de services de santé privé de tout acabit. Il est difficile de s’y retrouver tant le développement de l’offre privée de soins est rapide et sans planification ni suivi de leur répartition. C’est le chaos du marché.

Conclusion

Avant d’être économique, la privatisation a d’abord une dimension politique et culturelle: elle s’attaque à des valeurs d’égalité, de justice, de solidarité que les sociétés ont mis un temps précieux à intégrer dans leurs institutions et dont elles tirent leur inspiration pour la mise en place de politiques et de programmes sociaux universels.

De plus, les faits portent à croire que la privatisation, en plus d’augmenter les coûts totaux pour la société, constitue un recul pour la qualité et l’accessibilité des soins pour une partie importante de la population. Le Québec, comme d’autres pays qui ont emprunté cette pente, aura beaucoup de peine à s’en extirper. 

Heureusement, de multiples organisations sociales, dont le MQRP, multiplient  les initiatives citoyennes pour une résistance raisonnée à la privatisation du système de santé. Des voies s’élèvent pour décrier les aberrations inacceptables déjà observées dans notre réseau des soins en raison de l’intrusion du privé dans plusieurs secteurs d’activité médicale.

Mais plus intéressant encore, des idées fusent pour offrir des solutions publiques autrement plus efficaces et moins coûteuses que ce que le privé peut offrir. Car l’expérience le démontre ailleurs comme ici même au Québec : la privatisation est une « incantation illusoire» (Voir Santé sans profit, collectif d’auteurs, novembre 2007). Il faut résister à l’appel des sirènes et faire de la santé et du bien-être de la population un objectif politique solidaire.

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[1]  Médecins québécois pour le régime public est un regroupement de médecins et d’étudiants en médecine de diverses régions du Québec qui a pour objectif de défendre un régime public d’assurance santé accessible à tous sans distinction de moyens.  On peut lire État des Lieux : Main basse sur le système public de santé, Médecins Québécois pour le Régime Public, février 2011
[2]  Une croyance universellement répandue veut que «la santé coûte de plus en plus cher à l’État». C’est la ligne de presse la plus constante sur le système de santé depuis au moins 20 ans. Mais c’est un mythe: oui, les dépenses publiques en santé sont passées de 30 % à 38 % du budget de l’État entre 1976 et 2006, selon les chiffres de l’Institut canadien d’information sur la santé (ICIS). Mais l’essentiel de cette augmentation des coûts a eu lieu durant la dernière décennie. Or, au cours de la dernière décennie, les recettes fiscales du Québec ont diminué de près de 10 milliards en dollars constant en raison des baisses d’impôts consentis. L’augmentation de la part du budget alloué à la santé s’explique donc moins par la hausse des dépenses publiques (numérateur) que par la baisse des revenus gouvernementaux (dénominateur) ! De plus, ce sont les dépenses privées (médicaments, assurances complémentaires, soins dentaires, radiologie privée) qui expliquent la plus grande part de la hausse des dépenses totales de santé. Les dépenses publiques en santé sont admirablement constantes depuis 30 ans en termes de pourcentage du PIB: soit 7% en 1975 et encore 7% en 2005 ! Voir :
Tendances des dépenses nationales de santé, 1975 à 2010, de l’Institut canadien d’information sur la santé (ICIS), Octobre 2010 
[3]  Les mises à la retraite de personnel hospitalier et la fermeture de lits et d’hôpitaux au Québec sont l’œuvre du gouvernement du Parti Québécois sous Lucien Bouchard, à la fin des années 1990. Au total, le secteur de la santé a vu ses effectifs réduits de 8410 personnes, sans compter les médecins et le personnel d’encadrement.
La petite histoire des mises à la retraite.  LE SPÉCIALISTE  vol. 12, no 3, septembre 2010, p. 21

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Comment va la santé ?
septembre 2011
Le système de santé fait l'objet d'une inquiétude sociale constante. Il occupe une place importante dans le débat public. Une offensive majeure existe pour le privatiser davantage, sous le prétexte que le système public a trop de défaillances et n'est pas viable, alors qu'il nous apparaît que les solutions passent par l'approche publique.
     
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