Pour télécharger le fichier pdf, cliquez ici
Le système de plafonnement et d’échange de droits d’émissions de GES du Québec (SPEDE)
Caroline Simard, chargée de projet à l’IRÉC
Au 1er janvier 2013, le Québec lançait le Système de plafonnement et d’échange de droits d’émissions de GES (SPEDE), lié avec la Californie au 1er janvier 2014. Ce faisant, le gouvernement affirmait sa volonté, dans le cadre du PACC 2013-2020 (PACC II) déposé en juin 2012, d’atteindre pour 2020 la cible de 67,1 millions de tonnes équivalentes de CO2 [1] soit une réduction de près de 20% de ses émissions par rapport au niveau de 1990.
La figure 1 ci-dessus intègre les plus récents résultats en termes d’émissions réelles et présente le cours normal des affaires (CNA, en rouge pointillé) avec les différentes cibles d’émissions totales du Québec en matière d’émissions de GES, au niveau provincial, fédéral et au sein du Protocole de Kyoto.
Plusieurs critiques se sont manifestées assez tôt sur cette initiative, tant chez les industriels que chez les groupes écologistes, alors que les appuis ont été plus discrets. Le fait que le SPEDE soit un outil économique assez complexe, davantage qu’une taxe, a certainement joué un rôle dans cet accueil plus mitigé. Une présentation du système québécois et de ses particularités accompagnée d’explications claires des concepts économiques sous-jacents, tenant compte des résultats les plus récents en matière de recherche, permettra de démystifier ce nouveau mécanisme de lutte aux changements climatiques dont les consommateurs commencent à ressentir les effets avec l’élargissement de la couverture aux distributeurs de carburants et de combustibles fossiles.
Présentation du SPEDE
Le SPEDE du Québec est un outil économique qui permet de réduire les émissions de GES et d’apposer un prix aux émissions de carbone en instaurant un marché pour celles-ci. Lors de la création d’un marché du carbone, il faut donc prendre deux décisions principales :
1. Quel sera le niveau d’émissions de GES permis à travers le temps?
2. Comment l’allocation des droits d’émissions (permis) sera-t-elle réalisée?
Le fonctionnement général d’un marché du carbone consiste donc à fixer un plafond global d’émissions pour un groupe d’émetteurs assujettis, et à distribuer des droits d’émissions, via des enchères ou des allocations gratuites, par exemple. Les émetteurs sont dans l’obligation de détenir des droits d’émissions pour chacune des émissions déclarées. Le SPEDE québécois impose que les émissions soient vérifiées par un tiers dûment accrédité. La figure 2 ci-dessous résume le fonctionnement du SPEDE québécois. Dans cet exemple simplifié, on retrouve trois émetteurs (A, B et C) et le plafond des émissions de GES est fixé à 30 unités pour une période. La firme A reçoit 4 unités gratuites et la firme C en reçoit 6. La firme A émet par ailleurs 15 unités, la firme B, 12 et la firme C, 3. La firme C peut vendre ses 3 unités d’allocations gratuites inutilisées à l’une des deux firmes. Les firmes A et B devront se procurer respectivement 11 et 12 unités d’émissions, soit par enchères, par transaction entre émetteurs ou par crédits compensatoires, sur le marché du carbone. Un tel système présente l’avantage d’inciter les firmes à réduire leurs émissions si elles ne veulent pas devoir payer des droits d’émissions.
La figure 3 ci-dessous présente l’évolution des plafonds d’émissions en précisant les secteurs assujettis. Afin de respecter un principe de progressivité d’implantation du système, seuls les secteurs de la production d’électricité et l’industrie ont d’abord été soumis lors de la période 2013-2014. Puis, en 2015, à la 2e période de conformité, on a étendu la couverture à environ 85% des émissions (65,3MtCO2 en 2015), en ajoutant le secteur des transports et le secteur résidentiel, commercial et institutionnel (distributeurs de carburants et combustibles fossiles). Il est à noter que le SPEDE fait toutefois la distinction entre les acteurs soumis à la concurrence étrangère en allouant gratuitement aux entreprises soumises à la compétition internationale des unités d’émissions, basées sur la production (passée et présente) ainsi que sur le niveau d’intensité carbone de l’émetteur au sein de son secteur [2].
Il est important de souligner que le SPEDE est un marché de carbone de type hybride (hybrid cap-and-trade) notamment en raison de l’ajout d’un prix plancher, contrairement au marché européen, qui vise à éviter un effondrement des prix comme cela s’est produit en Europe. Un mécanisme de réserve gouvernementale a également été introduit pour éviter des spéculations et une trop forte montée de prix en réponse à un effet de rareté. La figure 4 ci-dessous présente l’évolution estimée de ce prix plancher. Il a été fixé à 10,00$/t en 2012 et celui-ci augmente de 5% plus inflation par année jusqu'en 2020 [3]. Les droits d’émissions sont échangés via des ventes aux enchères qui peuvent avoir lieu jusqu’à quatre fois par année. La première vente conjointe avec la Californie a eu lieu en novembre 2014.
Taxe ou marché de carbone?
Depuis la mise en place du marché du carbone, plusieurs intervenants ont critiqué différents aspects du système, qu’on juge parfois trop complexe. Le rapport de la Commission sur les enjeux énergétiques du Québec (p. 20) suggérait même de « suspendre l’application du SPEDE jusqu’à ce que d’autres signataires, en particulier l’Ontario, se joignent à l’initiative ». Les critiques des commissaires concernaient le fait que le marché du carbone allait entraîner un transfert d’argent vers la Californie, le Québec ayant déjà réalisé les réductions de GES les moins coûteuses en ayant une production d’électricité à 97% de source hydraulique. Encore récemment, le rapport « La Voie à suivre » de la Commission de l’écofiscalité du Canada, un regroupement d’experts des politiques publiques et d’économistes, déposait un avis en faveur d’une taxe plutôt que d’un marché du carbone.
Dans le contexte canadien, il est intéressant de voir émerger une diversité plus grande de voix (Jean Charest, Preston Manning, Paul Martin) qui affirment que « la question n’est pas de savoir si le Canada doit réduire ses émissions, mais quand et comment il y parviendra » (Commission de l’écofiscalité du Canada, 2015). Même au sein des partisans pour l’action, les appuis au marché carbone demeurent encore faibles au Canada. D’une part, plusieurs organismes de réflexion se situant à droite de l’échiquier politique préconisent une taxe, dont les effets sont plus faciles à prévoir pour les firmes. Les décideurs publics sont de plus en plus attirés par la perspective de combiner la taxe carbone avec une réduction des autres taxes dites distorsives, génératrices de distorsions, et d’obtenir de nouvelles sources de revenus pour financer notamment les régimes de retraite. D’autre part, même les mouvements écologistes et sociaux demeurent prudents vis-à-vis du marché du carbone, ceux-ci craignant les possibles manipulations et effets spéculatifs et soulignant que le fardeau des coûts pourrait être entièrement relégué aux ménages.
De l’autre côté de la frontière, un vif débat est en cours aux États-Unis, surtout depuis le dépôt en juin 2014 du Clean Power Plan du président Obama. D’une part les tenants de la taxe formés du Pigou Club de Greg Mankiw (Harvard), de Robert Shapiro (sous-secrétaire aux affaires politiques et économiques dans l’administration Clinton), Robert Samuelson (journaliste économique du Washington Post) favorisent une taxe carbone. D’un autre côté, on retrouve Paul Krugman (Professeur à Princeton, Nobel d’économie en 2008 et chroniqueur dans le New York Times), Robert Stavins (Professeur à Harvard) et Richard Schmalensee (Professeur au MIT), le président Obama et quelques ONG environnementales (Pew Center et Environmental Defense Fund) du côté des partisans d’un marché carbone (cap-and-trade). [4]
Mais qu’en est-il vraiment? Il importe d’abord de rappeler qu’en théorie, sous des conditions parfaites, l’imposition d’une taxe sur la pollution est équivalente à la création d’un marché de quotas de pollution (droits d’émissions). Dans les deux cas, il s’agit de deux outils économiques qui ont les avantages suivants :
• Incitations à réduire les émissions de GES
• Atteinte de l’objectif environnemental au moindre coût
• Pollueur/payeur (par enchère ou taxe)
• Génération de revenus additionnels pour le gouvernement
• Coût administratif de mise en place plus ou moins grand
Il est aussi primordial de préciser qu’il n’y a toujours pas de consensus au sein des économistes eux-mêmes, sur la prédominance d’une mesure vis-à-vis de l’autre. Mais la question ne date pas d’hier. En 1974, l’économiste de Harvard Martin Weitzman [5] a démontré sous quelles conditions un instrument de contrôle par les prix (une taxe carbone) est préférable à un instrument de contrôle par les quantités (un marché de carbone) [6]. Weitzman a tenu compte du fait que les conditions parfaites sont justement rarement présentes. Sachant qu’on ne peut estimer avec précision ni la valeur des dommages environnementaux dus à la pollution (ou aux changements climatiques dans le cas qui nous intéresse) ni la valeur réelle des coûts de dépollution, surtout pour les autorités réglementaires, ces coûts étant généralement connus par les firmes seulement, il introduit de l’incertitude dans l’analyse et il compare les effets sur l’une ou l’autre des dimensions. Ce faisant, il démontre que la taxe serait préférable si, pour un même changement du niveau d’émissions, les coûts de dépollution augmentent plus rapidement que les coûts des dommages environnementaux. Si ce sont plutôt les coûts des dommages environnementaux qui sont plus sensibles, relativement aux coûts de dépollution, à une même variation des émissions, alors le marché du carbone est préférable [7].
Cette question reste fondamentale encore aujourd’hui, à savoir, qu’est-ce qui est le plus sensible à des changements dans les niveaux d’émissions : les coûts pour l’économie mondiale des mesures de réduction de GES ou les dommages environnementaux découlant du réchauffement climatique? À court terme, la plupart des économistes s’entendront pour dire que la taxe est préférable, puisque les changements climatiques dépendent surtout du stock de gaz à effets de serre présent dans l’atmosphère, et que l’accroissement de ce stock dû aux nouvelles émissions chaque année demeurera proportionnellement faible, l’environnement sera sûrement moins sensible aux variations à court terme dans les émissions, du moins, dans des horizons courts tels que 1 à 2 ans. D’autre part, à court terme, le coût de réduire les émissions est relativement élevé pour les firmes puisque pour ce faire, les entreprises devront changer leurs équipements et leurs façons de faire, et les remplacer par des technologies souvent encore coûteuses. Mais à plus long terme, ces technologies deviendront plus abordables, surtout en présence des incitatifs appropriés. Il devient donc beaucoup moins clair que la taxe est préférable. Surtout qu’à plus long terme, il est difficile de dire si des changements importants dans le stock de GES ne sont pas susceptibles de causer des dommages très importants.
Ce qui ressort actuellement des travaux de recherche en économie de l’environnement, c’est que les modèles hybrides combinant des caractéristiques de marché et de taxes sont peut-être les plus à même de fournir un signal prix correct pour le carbone tout en réduisant les possibles distorsions dans l’économie résultant de l’incertitude. Le SPEDE québécois, comme nous l’avons dit, est justement de type hybride. Mais ce genre de système a le désavantage d’être plus complexe, ce qui pose des défis supplémentaires pour les firmes, et il nécessite plus d’interventions des autorités réglementaires.
Le tableau 1 ci-dessous fournit un résumé des avantages et désavantages de chacune des deux mesures. Mentionnons que les avantages et désavantages présentés n’ont pas tous le même poids. Ainsi, dans le cas d’un outil économique visant à réduire les émissions de GES, le degré de certitude dans l’atteinte d’une cible demeure un enjeu central, puisque déterminant pour les résultats atteints.
Conclusion
La présentation du SPEDE québécois nous a permis de constater qu’il n'est pas un simple marché du carbone, mais bien un système hybride qui intègre divers mécanismes remédiant aux faiblesses que l’on a généralement reprochées au marché européen.
Selon la théorie économique, une taxe équivaut en principe à un marché de quotas. Toutefois, en raison des imperfections du marché nécessairement présentes (difficulté à évaluer correctement les coûts de réduction de GES ou des dommages environnementaux, asymétries d’information), il y aura nécessairement des distorsions. Rappelons que le laisser-faire est en soi une distorsion puisque le laisser-faire ne tient pas compte du coût de la pollution (externalités). Généralement, les taxes ou les marchés de carbone sont plus efficaces que les réglementations, car ils sont construits selon le principe de pollueur-payeur et permettent que les réductions de GES soient réalisées là où elles coûtent le moins cher. Cependant, faire le choix entre une taxe et un marché n'est pas facile; tout dépend de l'incertitude sur les coûts des dommages versus l'incertitude sur l'ampleur des coûts de la réduction. Les chercheurs ne s'entendent pas sur ce point. Les recherches actuelles tendent à montrer que ce sont les systèmes hybrides (des taxes ou des marchés) qui sont le plus à même d'être efficaces.
Ce sont peut-être davantage des questions politiques que des questions d’efficience économique qui font actuellement pencher la balance davantage vers une taxe carbone dans le débat public. En effet, on peut constater, tant aux États-Unis qu’au Canada, de grandes difficultés à faire passer une législation, nationale ou continentale, qui établirait un marché carbone commun. Les enjeux au sein des états et des provinces sont souvent fort divergents. Mais ce phénomène n’a rien de nouveau, il suffit de penser aux négociations internationales des dernières années, notamment Copenhague.
Par ailleurs, d’autres enjeux demeurent importants, tels que le caractère régressif ou non des mesures et la question du partage du fardeau de la facture. Mais il s’agit d’enjeux présents, peu importe le type d’instruments choisi. Si les ajustements adéquats sont mis en place, il est possible d’atténuer les effets potentiellement régressifs, autant pour une taxe que pour un marché carbone.
Finalement, rappelons que les réductions en termes de GES au Québec devront surtout être effectuées dans le secteur des transports et que les consommateurs y sont relativement captifs, du moins à court terme. Le développement d’alternatives, telles qu’une bonification de l’offre de transport en commun ou une politique plus générale d’électrification des transports, doit être favorisé par un signal prix adéquat et/ou par un soutien public en cas d’externalités.
_______________________________________________________
[1] Deux commentaires sont nécessaires pour ces chiffres. D’une part, la différence entre la cible présentée dans le PACC 2013-2020 (67,1 MteqCO2) et celle de la figure 1 (69,7 MteqCO2) provient du fait que cette dernière a été corrigée pour l’électricité importée. Mais d’autre part, précisons que tous ces chiffres seront révisés dans le prochain inventaire de GES (1990-2013) puisque le Québec devra dorénavant utiliser la nouvelle méthodologie préconisée par le GIEC, qui révise (à la hausse) le potentiel de réchauffement accordé au méthane.
[2] La procédure d’allocation gratuite des unités d’émission de GES est complètement détaillée aux articles 39 à 44 du Règlement concernant le système de plafonnement et d’échange de droits d’émission de gaz à effet de serre. Dumont (2013) fournit quant à lui un bon résumé de la procédure, p. 26.
[3] Le taux d’inflation a été supposé à 2% par année pour les estimations de prix présentées à la figure 4.
[4] Pour un résumé des différentes positions dans le débat « taxe vs marché du carbone », le lien suivant fournit un court résumé des positions de huit figures américaines reconnues.
[5] Le nom de Martin Weitzman est revenu à plusieurs reprises comme un candidat possible au prix de la Banque de Suède en sciences économiques à la mémoire d’Alfred Nobel dans les dernières années.
[6] Weitzman, 1974, Price vs quantities, Review of Economic Studies, no 41, pp. 477-491
[7] Voir l’excellent article paru dans le Guardian, écrit par des étudiants de la London School of Economics, qui résume bien le débat taxe vs marché du carbone.