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Gaz de schiste contre démocratie : des communautés s’organisent
Louis Favreau, sociologue, CRDC, UQO
C’est aujourd’hui et maintenant que se prennent les décisions importantes qui vont conditionner le mix énergétique des prochaines décennies dans la lutte pour une transition écologique de notre économie. Face à cet enjeu, le Québec va-t-il miser sur l’exploitation d’énergies fossiles non conventionnelles (gaz de schiste, pétrole de schiste) comme le font les Américains au grand désarroi de milliers de leurs communautés ou bien va-t-il miser sur ses communautés et ses régions pour investir dans les énergies renouvelables (hydroélectrique, éolien, géothermique et solaire) pour assurer l’indépendance du Québec sur l’axe énergie-climat? C’est la question de fond qui a été posée notamment par cette mobilisation contre le gaz de schiste dans la vallée du Saint-Laurent à partir de 2010. Exploration, mise en contexte et mise en perspective d’une action collective qui aura pris de court l’industrie gazière et pétrolière.
Les énergies fossiles : mise en perspective historique
Depuis la montée de l’exploitation des énergies fossiles au 19e siècle, le pétrole et ses semblables ont constitué les fondements de la révolution industrielle jusqu’à aujourd’hui. Mais le paysage planétaire de la production de ce type d’énergie dans le monde a changé dans la dernière décennie avec la montée en puissance du gaz de schiste et la nouvelle position des États-Unis qui a atteint le sommet des grands producteurs mondiaux. Dans la géopolitique mondiale, les États-Unis sont devenus le premier producteur mondial d’hydrocarbures avec l’Arabie saoudite.
Mais le paysage mondial est encore plus encombré que cela. En effet, plus largement l’urgence écologique s’est imposée avec force dans plusieurs registres : le réchauffement climatique, une crise alimentaire et une crise énergétique se sont télescopés et se sont combinés à une crise financière que peu de monde avait vu venir. La prise de conscience de cette grande dérive écologique avec ses effets sur la réduction de la biodiversité, l’acidification des océans, la dégradation des forêts, la diminution des terres cultivables, la pénurie mondiale d’eau douce, les inondations et les sécheresses, s’est accélérée en même temps que la fracture entre la création de richesses et le progrès social et écologique est devenue de plus en plus marquée.
Désormais, il faut prendre acte que certaines transitions peuvent être fatales étant donné le croisement des échéances : l’échéance climatique liée au seuil de réchauffement de la planète, l’échéance énergétique liée à la gestion spéculative des ressources pétrolières et l’échéance alimentaire liée à la remise au marché de la fixation des prix qui montent en flèche. Aujourd’hui, ce croisement des crises pourrait provoquer dans un avenir pas très éloigné un saut qualitatif vers le pire.
Que vient faire le gaz de schiste dans ce parcours? Depuis plus ou moins 2005 aux États-Unis, le gaz de schiste a pris son envol en misant sur l’exploitation, en moins d’une décennie, de 500,000 puits répartis dans 37 États. Il est considéré par l’industrie gazière et pétrolière nord-américaine comme un véritable eldorado stratégique. Et une garantie d’indépendance géopolitique en matière d’énergie par rapport notamment au Moyen-Orient.
Dans cet univers de l’énergie, nerf de la guerre de la croissance, mais aussi du développement, si les certitudes ne sont pas légion, il y en a au moins une qui a fait son chemin jusqu’à nous grâce notamment au Groupe intergouvernemental d’études du climat (GIEC) : la réduction des gaz à effet de serre est un impératif catégorique pour lutter contre le réchauffement climatique. Obligation : le développement durable dans sa version 2015 passe par une incontournable transition de l’économie vers les énergies renouvelables.
Les énergies fossiles : la mise à l’épreuve de la démocratie
De toutes les dérives signalées sur le projet de continuer ou non l’extraction, la transformation et l’utilisation des énergies fossiles, celle qui est la moins souvent mise de l’avant concerne la démocratie. Le charbon comme le pétrole ont façonné nos sociétés et donc nos démocraties depuis deux siècles. Le charbon a contribué, bien malgré lui sans doute, à réduire les inégalités, mais le second les a creusées. C’est la thèse développée par l’historien américain Thimothy Mitchell (2014). Dans le cas du charbon, il suffisait que les mineurs, les cheminots et les débardeurs, dit-il, fassent alliance pour imposer leurs revendications sociales à tout un pays, le charbon étant la seule source d’énergie. En disposant d’une nouvelle source d’énergie, le pétrole, le rapport de forces n’a plus été le même pour l’industrie face au mouvement ouvrier.
Sans nécessairement endosser cette thèse un peu trop déterministe, il n’en demeure pas moins qu’en sus du pétrole conventionnel, la tendance prévalente est à la prolifération, depuis deux ou trois décennies, de nouvelles sources d’énergies fossiles non conventionnelles (gaz de schiste, pétrole de schiste) et de nouveaux territoires d’exploitation (extraction « off shore » et dans les sables bitumineux). Ce qui a eu deux effets majeurs, celui d’amener avec elle un énorme problème de transport pétrolier par rail et le développement de pipelines, véritable menace pour des milliers de communautés et celui de détourner les gouvernements (locaux et nationaux) des autres possibilités qui émergeaient en matière d’énergies renouvelables.
Le résultat global en a été l’affaiblissement de nos démocraties qui se sont vues capter, pour ne pas dire capturer, par la force sociopolitique des multinationales (le lobbyisme) qui est montée en puissance (Kempf, 2009). C’est notamment ce qui a pu être observé autour du scénario politico-économique de l’exploration du gaz de schiste au Québec fort bien décrit par les journalistes Foisy et McEvoy (2011). Plan d’action initial des gazières et pétrolières au Québec : jusqu’à 20 000 puits sur dix ans dans des centaines de communautés menaçant du coup 16 000 terres agricoles. Face à cela, un contre-plan des communautés concernées s’est construit : le gaz de schiste ne passera pas!
La tendance au plafonnement politique sur cette question
Si techniquement les solutions pour assurer l’indépendance énergétique à l’égard des énergies fossiles sont là, politiquement, c’est moins évident dans la mesure où les États, mais aussi une bonne partie des populations demeurent peu décidées à limiter massivement les émissions de gaz à effet de serre pourtant déterminantes pour l’avenir de nos sociétés déjà forcées à s’adapter à des situations extrêmes que le réchauffement climatique impose comme des sécheresses, des inondations, de grandes tempêtes à répétitions en hiver, etc.
Ce qui pose problème, c’est la volonté politique des États et la communauté internationale et son corollaire le poids des lobbys de l’industrie gazière et pétrolière qui freine cette démarche capitale de reconversion à une économie plus écologique. Le biologiste Claude Villeneuve dit à ce propos :
« Nous sommes actuellement sur la pire des trajectoires. Et l’avenir des négociations internationales pour un accord post-2020 n’est pas rose. Les principaux blocages n’ont pas été levés à Varsovie, et l’accord anticipé à Paris en 2015 est encore très loin d’avoir des dents....Si vous croyez avoir vu le climat dans tous ses états, les décennies qui viennent vous réservent sans doute des surprises. Malheureusement, la science ne peut qu’apporter un éclairage à la prise de décision. » Source : entrevue de Claude Villeneuve dans Découvrir (février 2014).
Bref, il y a une tendance au plafonnement politique à l’échelle nationale comme à l’échelle internationale sur cet enjeu. L’impératif écologique se présente comme un incontournable horizon politique dans ce début de 21e siècle, mais 25 ans d’alarme du GIEC n’ont pas suffi. C’est que la nature est devenue un véritable champ de bataille tant la question écologique est investie par des dynamiques diverses en grande partie contradictoires (Keucheyan, 2014). Nous assistons certes à l’émergence d’une nouvelle dynamique de mouvements sociaux et de l’économie sociale et solidaire à savoir des coopératives dans l’éolien ou le solaire, des organisations de producteurs dans l’agriculture écologiquement intensive, des coopératives forestières pratiquant de l’aménagement durable des forêts et produisant de la biomasse, projet de transport collectif interrégional tout électrique... et des communautés locales vigilantes et résistantes. Mais nous voyons simultanément pointer l’entrée en force des lobbies des multinationales pour bloquer cette transition. Dernière offensive en ce sens, la contre-attaque des pétrolières face aux campagnes de « désinvestissement » des combustibles fossiles qui ont fait leur nid dans nombre d’universités, de villes et d’organisations à travers le monde (Rettino-Parazelli, Devoir du 7 mars 2014.
De telle sorte que les gouvernements, sous la pression de ces lobbies, ne demandent pas grand-chose aux pétrolières tandis que la force de pression des mouvements demeure insuffisante. De plus, ces dernières années, la lutte s’est rapidement ouverte au Québec et au Canada sur plusieurs fronts à la fois (gaz de schiste, pétrole non conventionnel, transport pétrolier par rail, développement de pipelines). La stratégie de mobilisation à adopter est devenue plus complexe et a nécessité des changements majeurs au sein des organisations et des communautés concernées.
Peut-on vaincre la fatalité ressentie face à l’immensité de la tâche? Plusieurs mobilisations récentes, dont celle du gaz de schiste, ont tendance à démontrer que oui. Comme sociologue branché depuis 25 ans sur la question du développement des communautés, cette mobilisation suscitait un intérêt certain. Je me suis donc engagé dans une observation-terrain en continu pendant les quatre dernières années.
Mobilisation pour un moratoire sur le gaz de schiste
Récit de la première phase : face au grand débarquement, le grand démarrage (2010-2012)
« Pavillon Jordi-Bonet, Mont-Saint-Hilaire. Je suis en Montérégie, à 40 kilomètres de Montréal, au cœur de la mobilisation citoyenne pour un moratoire sur le gaz de schiste, mobilisation qui fait la manchette depuis un peu moins de deux ans. Cette fois, la rencontre est ni pour entendre les porte-parole des gazières et des minières mijoter leur acceptabilité sociale, ni pour organiser la mobilisation pour consolider la contestation, mais bien pour opérer une première réflexion sur les alternatives au gaz de schiste.
En ce beau samedi du 10 septembre 2011, plus de 125 personnes se sont déplacées une journée entière au centre communautaire de la municipalité à l’invitation des regroupements citoyens du secteur (Otterburn Park et Mont-Saint-Hilaire). La salle est gracieusement offerte par le maire de l’endroit, partisan du moratoire sur le gaz de schiste autant par conviction personnelle que par souci d’un développement durable de cette municipalité de 18,000 résidents située à flanc de montagne près de la rivière Richelieu, laquelle depuis quelques années, a pris le virage vert (prix d’excellence du Québec en développement durable et en environnement en 2008).
Pour rappel, signalons l’assemblée citoyenne déterminante à Saint-Marc-sur-le-Richelieu en début d’automne 2010 suite aux désormais fameuses rencontres de l’Association des minières et gazières du Québec dans la région notamment la dernière à Saint-Hyacinthe à l’été 2010, celle qui fit perdre à Alain Caillé son poste de président. Il avait quitté la salle sans s’excuser personnellement. Nous étions 700 personnes. L’assemblée de Saint-Marc sera aussi le coup d’envoi d’un regroupement interrégional de 43 groupes pour toute la Vallée du Saint-Laurent, regroupement qui se met en place en quelques mois. Résultat en bout de piste : l’obtention d’audiences du BAPE et un quasi moratoire. Finalement, le 18 juin dernier à Montréal, le point culminant : une manifestation évaluée à 7,000 personnes pour les uns et pour d’autres à 10,000 sans compter, en cours d’année, la mobilisation de 150 scientifiques qui appuient le mouvement.
Pour revenir à la rencontre du 10 septembre, le menu de la journée est le suivant : les alternatives en matière de transport, de l’éolien, de la biométhanisation, du solaire, de la géothermie. Deux interventions remarquées en matinée, celles du géologue et ingénieur Marc Durand et du sociologue Robert Laplante de l’Institut de recherche en économie contemporaine (IRÉC).
Le premier, professeur à la retraite de l’Université de Sherbrooke, nous fait une démonstration : 20,000 puits le long de la vallée du Saint-Laurent en perspective, tel est le plan des multinationales engagées dans ce dossier. 20,000 puits qui vont libérer du méthane même quand les puits seront fermés. Talon d’Achille : les failles. 20,000 puits abandonnés avec la corrosion qui s’annonce et donc la migration du méthane qu’elle induit, sans compter les défauts de fabrication des ouvrages toujours possibles, font de ces puits une expérimentation à grande échelle. Et de conclure : ce serait une occasion certes, mais une circonstance opportune de type Far West! Parce que les entreprises sont capables de tirer de leur forage 20 % du gaz enfoui. Le 80 % restant est une bombe à retardement, car des émissions fugitives sont à redouter. Le méthane s’écoulera peu à peu parce qu’une partie de ce roc est perméable et que 20,000 forages l’auront rendu encore plus perméable. Quand on sait que ce gaz est 25 fois plus nocif que le CO2, lorsque relâché dans l’atmosphère! Or, jusqu’à maintenant du moins, les entreprises ne sont contraintes à la restauration qu’en surface. Mais l’essentiel n’est pas là : déjà, 19 forages sur 29 relâchent du gaz dans l’atmosphère. C’est à géométrie variable, mais il y en a au moins deux à court terme, à Leclercville et à La Présentation qui auront nécessité des restaurations immédiates. C’est donc très mal parti!
Le second est directeur l’IRÉC. D’entrée de jeu, Robert Laplante nous dit que les solutions de rechange aux énergies fossiles ne manquent pas au Québec qui est une société très bien positionnée pour faire un choix géopolitique semblable à celui de la Suède puisque nous sommes déjà en mode d’énergies renouvelables à 50 % (38 % par l’hydro-électricité, 12 % par la biomasse). Notre indépendance énergétique peut aller encore plus loin si on adopte une stratégie offensive de transport collectif à l’échelle de tout le territoire. C’est d’autant plus pertinent que le contexte international de fin du pétrole à bon marché nous invite indirectement à le faire. Scénario plausible : un monorail qui relie Montréal aux huit capitales régionales à partir des autoroutes existantes. Donc, rien n’est à exproprier (ni les ménages ni les terres agricoles). L’acceptabilité sociale d’un bout à l’autre du Québec est pratiquement sans problème majeur. De plus, le Québec est un producteur de matériel de transport collectif. Coût de cette grappe industrielle : 7 milliards $ et 50,000 emplois à la carte. On imagine aussi la force que procureraient les échanges interrégionaux.
Dans l’après-midi, exposés et discussions ont une approche plus micro. Les participants auront surtout retenu la contribution d’un autre ingénieur, Claude Gauthier, président de la Fondation jeunesse du Richelieu, qui nous fait le récit de l’expérience de mise sur pied d’un centre d’interprétation des énergies renouvelables dans une cour d’école de la municipalité de Richelieu, une véritable prise en charge par les parents et l’ensemble de la communauté. Un petit bijou d’éducation au développement durable des élèves : 4000 élèves ont visité ce centre dans les deux dernières années. Petit bijou également de mobilisation citoyenne écologique dans une communauté. On aura aussi retenu de cette journée l’expérience de trois MRC de la région en Montérégie-Est qui gère la matière résiduelle par la biométhanisation. Le biogaz, énergie verte, peut être à l’exemple de la Suède une alternative au pétrole, si nous en venions à le produire à plus grande échelle pour alimenter les taxis, les autobus et les camions.
Bref, une rencontre fort positive. Cette rencontre aura servi à démontrer qu’il est possible pour un mouvement de contestation locale/régionale de faire bouger les lignes d’un gouvernement soumis aux pressions d’une association gazière et pétrolière, mais également de ne pas se centrer uniquement sur une stratégie du refus, de réfléchir en matière de solutions de rechange ici et maintenant. Plus ces dernières progresseront, plus la preuve sera faite qu’au Québec un moratoire sur le gaz de schiste ne suffit pas, qu’il ne convient même pas de l’exploiter sachant que notre indépendance énergétique peut, réalistement, passer par les énergies renouvelables. Comme le disait un agriculteur albertain au journaliste du journal Le coopérateur agricole de la Fédérée qui faisait enquête cet été-là sur ce dossier : « Avez-vous vraiment besoin de cette énergie? » Source : Louis Favreau, septembre 2011.
Éléments d’analyse de cette première phase : le détournement du « renouvelable » par le gaz de schiste
Que concluaient les groupes mobilisés au terme de cette lutte dans sa première étape? Qu’il fallait aller du côté des énergies renouvelables. Or le gouvernement avait commencé à miser sur les énergies renouvelables et avec lui des municipalités et des organisations coopératives et communautaires comme solutions de rechange au pétrole. Mais voilà que le gaz de schiste, bien qu’étant une énergie fossile, a soudainement surgi en opérant un véritable détournement des efforts vers le « renouvelable ».
Mais cette bataille contre le gaz de schiste a été marquée par une importante victoire. D’abord par l’accord du gouvernement pour un moratoire en 2012. Ensuite parce qu’il sera suivi de deux sérieux revers de la filière du gaz de schiste : 1) le BAPE vient tout juste de conclure que le développement de cette industrie serait non rentable, risqué pour l’environnement et que l’acceptabilité sociale est loin d’être acquise (Shields, 16 décembre 2014, Le Devoir); 2) la Régie de l’énergie considère que ces ressources que sont le gaz de schiste ou le gaz naturel ne peuvent être considérées comme des options d’approvisionnement fiables à l’horizon 2030 (Rettino-Parazelli, Le Devoir du 8 janvier 2015). Ce résultat est directement lié à un solide consensus construit dans les communautés concernées. Même l’UPA, organisation de portée stratégique dans ce contexte, s’est finalement réveillée à temps grâce à cette mobilisation citoyenne selon ce que nous apprenait son journal La Terre de chez nous du 8 décembre 2011 en faisant état du débat au congrès. Les 420 délégués ont demandé à sa direction de changer de cap et ont unanimement résolu « de mettre fin aux négociations avec l’Association pétrolière et gazière du Québec tout en priant Québec de relier le développement de cette filière à son acceptation environnementale et sociale » (p.12).
Récit de la seconde phase
Face au changement de conjoncture : la lutte sur l’ensemble de la filière hydrocarbures (2013-2014)
Créé fin 2010, le Regroupement vigilance hydrocarbures Québec (RVHQ) a réussi dès la première phase à fédérer une centaine de comités de citoyens ou de comités de vigilance représentant autant de municipalités ou de groupes de municipalités. Ces comités réclamaient un moratoire sur le gaz de schiste au Québec. Mais une fois celui-ci obtenu, la conjoncture va devenir plus complexe, car l’industrie pétrolière et gazière va commencer à se déployer de façon plus visible sur plusieurs fronts à la fois au Canada comme au Québec. Voici comment le RVHQ présente leur tournant :
« Soucieux de préserver leur environnement et de protéger leurs approvisionnements en eau, des citoyens de plusieurs régions ont formé des comités pour s’opposer à ces projets destructeurs. Afin d’accroître leur impact et l’efficacité de leur action, ces comités se sont fédérés au sein d’un regroupement, le RVHQ, qui a organisé une vaste campagne d’information intitulée Vous n’entrerez pas chez nous! Au moyen d’événements divers, de manifestations, de conférences et d’une vaste campagne de porte-à-porte, les bénévoles ont convaincu, en 2012, plus de 37 125 de leurs concitoyens de signer un formulaire de refus d’accès à leur propriété adressé aux sociétés titulaires des concessions pétrolières et gazières visant leurs terres. Ces formulaires ont été transmis à ces sociétés et déposés à l’Assemblée nationale la même année. La campagne de porte-à-porte s’est poursuivie en 2013...
... Après s’être informées auprès de sources fiables et impartiales, les personnes mobilisées en sont venues à la conclusion que l’exploitation du gaz et du pétrole de schiste par la technique de la fracturation ne respecte pas le principe élémentaire de précaution et que la précipitation avec laquelle les promoteurs veulent exploiter ces hydrocarbures met l’environnement et l’avenir des générations futures en danger.
C’est le RVHQ qui est à l’origine du règlement dit de Saint-Bonaventure sur la protection des sources d’eau. Ce règlement, qui prescrit des distances séparatrices minimales entre les puits artésiens et les sources de contaminants, a servi de modèle aux règlements adoptés par plus de 70 municipalités, notamment par la Ville de Gaspé, pour mieux protéger leurs ressources en eau contre toute atteinte risquant de les contaminer, etc. »
Bref, dès 2013, l’évolution rapide de la conjoncture va nécessiter des modifications majeures à l’orientation fondamentale du Regroupement :
« .... depuis 2009, la chute du prix du gaz naturel par suite de la multiplication des forages aux États-Unis a lourdement affecté, sinon annihilé, la rentabilité des opérations d’extraction par fracturation. Au Québec, les sociétés gazières ont donc plus ou moins abandonné la filière gaz pour se tourner vers celle du pétrole de schiste.
Par ailleurs, les grandes sociétés pétrolières de l’Ouest, qui veulent tripler leur production de pétrole issu des sables bitumineux d’ici 2030, cherchent à tout prix à développer leurs marchés étrangers. Activement soutenues par l’actuel gouvernement du Canada et bénéficiant depuis plusieurs années de l’appui tacite des gouvernements du Québec, elles prévoient donc construire des milliers de kilomètres de pipelines et inverser le flux du transport dans certains autres oléoducs pour acheminer leur pétrole vers les côtes du pays, malgré l’absence d’acceptabilité sociale et les risques environnementaux confirmés de leurs projets. D’autre part, le transport par rail des produits pétroliers a augmenté de 28 000 % depuis cinq ans, avec les risques inévitables que cela comporte et, trop souvent, des conséquences dramatiques comme on l’a vu à Lac-Mégantic.
Prenant acte de cette évolution, lors de son assemblée générale de septembre 2013, le Regroupement a donc décidé, par une vaste majorité, d’élargir son mandat et d’exercer dorénavant une vigilance accrue sur l’ensemble de la filière hydrocarbures, en pleine explosion au Québec. Des membres de certains comités préoccupés par l’urgence de faire adopter un moratoire interdisant l’exploitation du gaz de schiste sur leurs territoires ont décidé de créer une autre organisation, le Collectif Moratoire Alternatives Vigilance Intervention [1] (CMAVI).
Le RVHQ compte maintenant dans ses rangs des comités provenant d’une dizaine de régions administratives du Québec. Des comités de citoyens opposés à la construction du pipeline TransCanada se rallient également au regroupement. Ainsi, toutes les filières de cette industrie feront face à une opposition bien structurée et organisée.
Notre objectif final est d’informer et de sensibiliser la population face au défi le plus grand auquel l’humanité ait jamais été confrontée : les changements climatiques. Nos actions visent à faire prendre conscience à la population que tous ces projets pétroliers et gaziers ne font que retarder l’incontournable virage vers une économie verte... que nous devons impérativement amorcer. » Source : la direction du RVHQ sur son site.
Éléments d’analyse de la seconde phase : un tournant d’ordre stratégique
Retenons d’abord de cette mobilisation qu’elle a misé sur l’organisation d’une revendication écologique, la défense du droit des communautés à contrôler ses ressources, la création rapide d’alliances entre comités de citoyens de régions différentes et finalement sur la mise à contribution de groupes écologiques (l’AQLPA en tête) et de municipalités relativement progressistes en matière de développement durable.
Retenons également qu’il y a une autre mobilisation déployée à peu de choses près en même temps qui évoluera en parallèle dans d’autres régions. Cette dernière misera sur un effort de transition écologique de l’économie de leurs communautés par des entreprises coopératives ou associatives, soutiendra la création d’emplois dans le cadre du développement d’énergies vertes, fera émerger des partenariats entre coopératives et institutions publiques locales favorisant le contrôle des ressources locales. Cette mobilisation a été portée dans les cinq dernières années par des coopératives en énergies renouvelables, des coopératives forestières et des coopératives agricoles. Pointe avancée de ces innovations coopératives et communautaires, la coopérative de production d’énergie éolienne Val-Eo au Saguenay. Les passerelles entre ces deux mouvements restent à créer. Les deux pourraient se rejoindre dans une action plus large et faire cause commune. Mais il s’agit là pour le moment d’une lutte commune rêvée plutôt qu’une action effective en voie de se réaliser dans un temps court. Cela pose la question d’une action politique à l’échelle du Québec sur l’enjeu énergie-climat.
Le chantier d’une action politique propre aux mouvements sociaux sur l’enjeu énergie-climat
Les facteurs défavorables à la mobilisation et au changement d’échelle de la lutte sur l’enjeu énergie-climat
Il y a d’abord un certain aveuglement face au dérèglement climatique. En premier lieu, il y a le temps long des catastrophes annoncées et le temps court des partis politiques et l’influence que des lobbies peuvent exercer sur les partis et les gouvernements. En second lieu, consommer moins d’énergies fossiles, surtout dans le secteur du transport qui est un point d’achoppement majeur, n’est pas encore très audible dans les classes moyennes et populaires de sociétés comme le Québec où l’automobile est roi depuis 50 ans. Nous sommes également en Amérique du Nord dans des sociétés de forte concurrence, ce qui n’est pas sans influencer également les mouvements sociaux dans lesquels bon nombre d’organisations font valoir la primauté leurs intérêts catégoriels sur l’intérêt plus général (Langlois, 2015).
En outre, une des raisons peu invoquées de la relative indifférence à l’égard cette urgence écologique, réside dans la perte de liens de la majorité des populations des sociétés du Nord avec la nature depuis plusieurs siècles. Parce que la Terre a été progressivement inscrite dans une très forte logique capitaliste, industrielle et urbaine (exploitation des ressources naturelles par les minières, gazières et pétrolières; agriculture à grande échelle; industrie du vêtement, etc.). La Terre est donc considérée principalement comme une source de profit (Hamilton, 2013 : 155-172).
Les facteurs de changement favorables
Tout n’est pas perdu pour autant. D’autres facteurs actuels jouent plutôt en faveur d’une action de plus large portée sur l’enjeu énergie-climat. D’abord, il y a de plus en plus de communautés qui forcent les responsables politiques à différentes échelles à agir face aux dégradations de l’environnement ou aux menaces à la sécurité des personnes (transport pétrolier sur rail par exemple), tout particulièrement du côté des classes moyennes plus facilement mobilisables. D’autre part, le coût des énergies renouvelables, dans la plupart des sociétés sur la planète, a tendance à chuter et à devenir plus compétitif.
De même, de plus en plus d’entreprises sont forcées d’intégrer le risque climatique. Sans compter la pression d’investisseurs institutionnels qu’elles subissent (caisses de retraite de syndicats, communautés religieuses et fondations, universités et associations étudiantes, municipalités, etc.). Finalement, de plus en plus de mouvements (syndicats, coopératives, etc.) s’empressent aujourd’hui de développer une politique de développement durable en faisant valoir que l’écologie n’est pas l’ennemi de l’emploi. À ce titre, mentionnons que les coopératives forestières et leur fédération l’ont très bien compris en prenant le virage de la biomasse. Il en va de même de certaines grandes coopératives agricoles comme Nutrinor.
L’amorce d’une nouvelle stratégie
Il y a là le début de quelque chose qui n’a pas cessé de progresser pendant toute la dernière décennie. À tâtons certes, mais sans perdre son élan initial. Il y a un inédit et un saut qualitatif : 1) le début de décloisonnement des luttes (jusque là très sectorielles ou très régionales); 2) un changement d’échelle (du local à l’international); 3) une urgence écologique de moins en moins séparée du questionnement de l’économie dominante. Bref, nous entrons dans l’ère de la transition écologique de l’économie (Favreau et Hébert, 2012).
La transition écologique de l’économie va cependant demander beaucoup en matière de volonté politique de nos gouvernements. C’est précisément ce qui rend urgent l’entrée en scène des mouvements sociaux sur ce plan. Car des investissements majeurs seront nécessaires pour transformer nos infrastructures tel que le passage à la priorité du transport en commun; une production énergétique qui mise d’abord sur les énergies renouvelables; des bâtiments industriels, commerciaux, résidentiels assurant le maximum d’efficacité énergétique; une agriculture et une foresterie écologiquement intensives, etc. Cela ne peut se faire que par une production globale verte en expansion adossée à une fiscalité écologique qui fournit des incitatifs en ce sens (Bourque, 2014). Le contraire de ce que les tenants des multinationales avancent, notamment celles du gaz de schiste.
En d’autres termes, toutes les organisations (syndicales, écologiques, coopératives, communautaires et étudiantes) doivent faire mouvement dans la construction du rapport de forces pour un modèle alternatif de développement autour de deux pôles :
a) S’assurer de développer massivement des filières durables comme celle des énergies renouvelables (éolien, solaire, géothermique); comme celle de l’agriculture écologiquement intensive à grande échelle (pas seulement au niveau micro) et de la transformation de nos produits agricoles ici même; comme celle de la biomasse de 2e génération pour alimenter le chauffage des établissements publics; comme celle de la biométhanisation (biogaz à partir de nos déchets domestiques pour remplacer le pétrole des véhicules mobilisés par le service public); comme celui l’aménagement durable des forêts sous gestion de coopératives; comme celui du transport collectif par monorail électrique reliant Montréal, Québec et les principales villes régionales (Trois-Rivières, Saguenay, Sherbrooke…) tel que l’avance l’étude de faisabilité produite par l’Institut de recherche économique contemporaine (IRÉC).
b) S’assurer d’inciter, voire de forcer la décroissance dans d’autres filières comme celle du raffinage du pétrole au profit d’une filière industrielle de biométhanisation; en finir avec le mazout dans les bâtiments résidentiels et commerciaux; maintenir le moratoire sur le gaz et le pétrole de schiste; refuser de voir des minières s’alimenter au diesel plutôt qu’à l’électricité dans leur développement, etc.
Bref, il y a là les lignes de force d’un nouveau projet de société qui place l’urgence écologique au cœur de son projet en se démarquant de plus en plus du « tout au marché ». À défaut de quoi plusieurs organisations resteront des spectateurs ou des gérants d’estrade de ce qui se passe dans l’espace public.
Ces réponses inédites de communautés locales comme celle sur le gaz de schiste ne suffiront pas à elles seules à faire avancer le dossier de l’urgence écologique. C’est cependant en s’inspirant de ces luttes locales que se trace la voie d’une stratégie d’action politique générale et fédérative entre mouvements pour peser sur les politiques publiques afin de répondre à cette urgence écologique. À cet effet, partant de ce type d’expériences et des réflexions qu’elles suscitent, quelques propositions générales ont commencé à émerger grâce à des organisations qui, dans le débat public, ont une portée nationale, voire internationale :
1) Il est nécessaire, aujourd’hui encore plus qu’hier, d’exercer une présence forte dans l’espace public et des prises de position sur des questions de société qui dépassent les revendications actuelles d’organisations trop souvent centrées sur la seule défense de leurs membres.
2) Il faut également favoriser l’échange d’expériences à l’échelle mondiale, de manière à donner à ces réseaux, les outils nécessaires au développement de projets transnationaux. L’internationalisation de ces pratiques doit être multipliée.
3) Plus globalement, il faut faire mouvement, dans la prochaine décennie, entre organisations syndicales, écologiques, paysannes, coopératives… pour instaurer un débat permanent autour d’une plate-forme commune de propositions sociales, économiques et écologiques dans la mouvance notamment des grandes rencontres internationales.
4) Il faut solliciter les États pour que soit mise en priorité, par une écofiscalité appropriée, la conversion écologique de nos économies dans l’habitat (efficacité énergétique) et dans le transport (collectif et public).
5) Il faut inviter ces mêmes États à miser en priorité sur les énergies renouvelables (l’éolien, la biomasse, le solaire, le géothermique…) et le retrait, sinon le contrôle serré, de l’exploitation des énergies fossiles (gaz de schiste, pétrole…).
6) Il faut des politiques de soutien à une agriculture écologiquement intensive et à un aménagement intégré et durable des forêts, politiques arrimées aux organisations de producteurs agricoles et aux coopératives agricoles et forestières qui innovent dans ces domaines (biomasse, reforestation).
7) Il faut miser sur des institutions internationales et des États qui appuient résolument le droit des peuples à la souveraineté alimentaire en sortant l’agriculture et la forêt des règles internationales du « tout au marché » dont elles sont prisonnières.
8) Il faut revendiquer que les États contraignent toutes les entreprises publiques, marchandes, et collectives à rendre compte non seulement de leur création de richesses au plan économique, mais aussi de leur utilité sociale et de leur empreinte écologique.
Ce type de plate-forme ou de cahier de propositions chemine présentement dans bon nombre d’organisations du Québec (Caisse d’économie solidaire Desjardins, Fondaction, des OCI comme UPA DI ou SOCODEVI...) et dans certaines organisations internationales comme le Forum international des dirigeants de l’économie sociale (les Rencontres du Mont-Blanc), l’Alliance coopérative internationale (ACI) ou la Confédération syndicale internationale (CSI) (Gagnon, 2015). Dossier à suivre.
Références
Cahier spécial du Devoir (2014), Les coopératives, fer de lance de l’économie verte, 2 octobre 2014.
Favreau L. et M. Hébert (2012), La transition écologique de l’économie, PUQ, Québec.
Foisy, P.-V. et J. McEvoy (2011), Le scandale du gaz de schiste, Éd. Partis Pris actuels, Montréal.
Gagnon, D. (2015), Syndicats et coopératives : quelles alliances au plan international? CRDC, Université du Québec en Outaouais.
Hamilton, C. (2013), Requiem pour l’espèce humaine, Ed. SciencesPo, Les Presses, Paris.
Kempf, H. (2009), Pour sauver la planète, sortez du capitalisme, Seuil, Paris.
Keucheyan, R. (2014), La nature est un champ de bataille, La Découverte, Paris.
Langlois, S. (2015), Une lutte, des intérêts divergents. Entrevue avec le sociologue Simon Langlois, Le Devoir, 14 février.
Mitchell, T. (2013), Carbon Democracy. Le pouvoir politique à l’heure du pétrole, La Découverte, Paris.
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[1] Le CMAVI mène notamment sa lutte sur les 900 puits gaziers et pétroliers inactifs au Québec.