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Sommaire
Volume 6, no 1
Comment réduire les inégalités ?

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Comment réduire les inégalités ?

 

Érik Bouchard-Boulianne et Pierre-Antoine Harvey
Économistes à la Centrale des syndicats du Québec (CSQ)


L’explosion de l’écart entre la minorité la plus riche et les classes moyennes et plus pauvres qui sévit depuis quelques décennies remet à l’avant-scène les discussions sur les moyens de réduire les inégalités sociales. Dans le cadre du présent texte, nous ferons un survol des diverses politiques publiques pouvant être mises en œuvre afin de réduire cette fracture sociale.

Nous pouvons distinguer deux types de mesures visant à réduire ces inégalités : celles s’attaquant à la distribution des revenus avant impôt que nous appelons les revenus de marché et celles relevant de la politique fiscale, c’est-à-dire les moyens choisis par les gouvernements pour percevoir et redistribuer des revenus. Si la première fonction des divers impôts et taxes est de générer des ressources pour financer les services publics et les programmes sociaux, ils sont assurément un moyen puissant de redistribuer les revenus de marché.

Les politiques publiques visant une meilleure distribution des revenus avant impôt


La distribution actuelle des revenus de marché, que ce soit les salaires, les gains en capital ou les rentes liés à des propriétés, dépend de plusieurs facteurs sur lesquels les politiques publiques peuvent agir. Les interactions entre les politiques publiques et les inégalités sont complexes et multiformes. Nous nous concentrerons sur une brève présentation de quelques mesures incontournables. D’abord, pour s’attaquer à la trop grande faiblesse des bas revenus, une première avenue évidente est de hausser le salaire minimum. En plus de réduire les inégalités, une telle mesure s’attaque à la pauvreté. L’impact du salaire minimum dépasse largement le cercle de la minorité d’employés qui le touche : souvent son niveau constitue un plafond de référence qui sert à fixer les prestations d’aide au revenu; la pression pour des augmentations se fait souvent sentir pour des salaires dépassant parfois jusqu’à 20 % le minimum légal.

Certains économistes sont préoccupés par l’effet d’une hausse du salaire minimum sur le chômage. Ils prétendent qu’en augmentant les coûts du travail des salariés sans expérience ou spécialisation, les entreprises ralentiront les embauches, haussant ainsi le chômage. Contrairement à la théorie économique dominante, les études empiriques récentes peinent à mettre en évidence cet effet. Les rares cas d’impact négatif démontré sont souvent très faibles et s’appliquent uniquement aux travailleurs d’âge scolaire. D’autres études mettent en évidence le fait que les impacts négatifs n’apparaissent que si le salaire minimum dépasse certains seuils en comparaison avec le salaire moyen, seuils que l’on approche trop rarement pour en vérifier les effets. La préférence entre un salaire suffisant pour réduire les inégalités et une limitation des risques d’effets négatifs sur l’emploi représente un arbitrage où s’exercent les choix politiques.

La bonification des protections sociales (assurance-emploi, régime de retraite, etc.) constituerait également une mesure efficace de réduction des inégalités. En effet, ces protections favorisent le maintien d’un niveau de revenu adéquat au moment de la retraite ou lorsque survient un épisode de chômage. La présence de généreux régimes de protections sociales accessibles, suffisants et durables qui viennent favoriser le reclassement et la réinsertion professionnelle des travailleuses et des travailleurs touchés par les mutations du marché du travail constitue un élément clé. Ces protections permettent une formation continue de la main-d’œuvre ou aident à patienter (ou mieux à survivre) afin de dénicher un emploi de qualité, qui correspond à ses qualifications et à ses exigences en terme de conditions de travail. Avec des régimes peu généreux, tels que ceux généralement en place dans les pays anglo-saxons, les travailleuses et les travailleurs sont rapidement contraints à accepter les emplois faiblement rémunérés, ce qui favorise une pression à la baisse sur les salaires et une déqualification de la main-d’œuvre.

Une autre voie pour contrer les inégalités consiste à favoriser la syndicalisation. Divers travaux de recherche ont effectivement estimé qu’au Canada et aux États-Unis, entre 15 % et 33 % de la hausse des inégalités de revenus s’expliquent par la diminution du taux de syndicalisation. Des données récemment rendues publiques par Statistique Canada montrent qu’en Alberta, où le taux de syndicalisation est d’environ 23 %, les contribuables qui se situent entre les 50 % et les 90 % les plus riches ne reçoivent que 39 % des revenus globaux de cette province. Au Québec, avec un taux de syndicalisation de 40 %, la part des revenus de la province obtenue par ce même groupe de contribuables est de 53 %, donnant ainsi une indication que la richesse est nettement mieux partagée au Québec qu’au sein de la province pétrolière de l’Ouest canadien. Aussi, il n’est pas surprenant de constater qu’au niveau mondial, là où les taux de syndicalisation sont les plus élevés (en Europe du Nord), les inégalités de revenus sont les plus faibles.

Afin de renverser la tendance à la désyndicalisation très présente en Amérique du Nord, diverses réformes des régimes de relations de travail peuvent être envisagées. Bien qu’il soit nécessaire de faciliter l’accréditation syndicale – par exemple par une procédure de syndicalisation par signature de cartes – il faut aussi permettre de nouvelles ou d’anciennes façons d’assurer une défense collective des droits du travail. L’accréditation et la négociation par secteur d’activités plutôt que par établissement ou l’extension des conditions de travail négociées à l’ensemble des travailleurs, syndiqués ou non, représentent quelques-uns des mécanismes pouvant être mis en place. Ainsi, toute mesure favorisant la syndicalisation ou renforçant le rapport de force des organisations syndicales aura un effet positif sur les inégalités de revenus.

L’ensemble des services publics et des programmes sociaux d’une société favorisent une plus grande égalité sociale et économique. Les politiques publiques en matière d’éducation sont particulièrement importantes. L’économiste Michael Veall, l’un des premiers à s’être intéressé sérieusement au phénomène des inégalités de revenus au Canada, estime que les différences assez marquées entre les États-Unis et le Canada en terme de mobilité intergénérationnelle s’expliquent principalement par une meilleure qualité des écoles publiques primaires et secondaires au Canada par rapport à notre voisin du Sud. Cette meilleure qualité du réseau public favorise notamment l’accès des milieux moins nantis à l’éducation postsecondaire, ce qui entraîne une mobilité sociale plus grande au Canada qu’aux États-Unis.

Les investissements pour une éducation publique de qualité et idéalement gratuite, de la petite enfance jusqu’aux programmes postsecondaires sont l’une des mesures incontournables pour tendre vers une répartition plus égalitaire des revenus. Dans un article publié en 2012 les économistes Nicole Fortin et ses collègues de l’Université de Colombie-Britannique insistaient particulièrement sur l’importance de la formation continue et de l’éducation tout au long de la vie. Tout comme les régimes de protections sociales qui permettent le reclassement de la main-d’œuvre, les programmes publics de formation continue permettent aux travailleuses et aux travailleurs de s’adapter aux nouveaux besoins du marché du travail.

Finalement, une dernière série de mesures devraient s’attaquer à la hausse démesurée de la rémunération des dirigeants des grandes entreprises. L’explosion de la rémunération de ces dirigeants, notamment à l’aide de généreux octroi d’options d’achat d’actions, est bien documentée et explique en partie la croissance des inégalités de revenus. De plus en plus d’experts considèrent que la gouvernance des entreprises doit être revue pour limiter les abus aujourd’hui si fréquents. Yvan Allaire, de l’Institut sur la gouvernance des organismes publics et privés ainsi que Michael Veall, président de l’Association canadienne de science politique et économiste à l’Université McMaster, sont de ceux-là. Ils considèrent que les conseils d’administration et les actionnaires doivent agir pour contenir les rémunérations des dirigeants. On peut cependant douter de la volonté et la capacité réelles des conseils d’administration et des actionnaires d’infléchir la tendance actuelle. À défaut d’actions volontaires en ce sens, nous devrons nous tourner vers la fiscalité pour limiter les abus et partager les revenus plus adéquatement.

Utiliser la fiscalité pour réduire les inégalités de revenus


L’impôt et les transferts directs aux personnes constituent un puissant moyen de réduire les inégalités de revenus. Selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et le Fonds monétaire international (FMI), les impôts et les transferts permettent de réduire les inégalités de revenus entre 25 % et 33 % et la pauvreté de 55 %. L’effet des politiques fiscales sur les inégalités dépend de l’ampleur des prélèvements et des transferts, de la progressivité du régime d’imposition et de la structure d’imposition (combinaison entre les différents modes d’imposition). Par exemple, malgré ses nombreux reculs, la fiscalité québécoise demeure toujours relativement plus progressive que celles des principales provinces canadiennes. Au Québec, l’impôt et les transferts réduisent de 28 % la part des revenus obtenus par le 1 % des plus riches. La réduction de cette part est de 26 % en Ontario et de seulement 17 % en Alberta. La redistribution fiscale en faveur des moins nantis est aussi plus forte au Québec. Chez les contribuables disposant d’un revenu inférieur au revenu médian, on constate que leur revenu disponible après les impôts et les transferts représente plus du double de leur revenu de marché (augmentation de 100 %). L’Ontario fait tout juste un peu moins bien que le Québec, alors que le régime fiscal albertain permet aux citoyennes et citoyens les plus pauvres de cette province d’augmenter leur revenu de seulement 60 %.

Cette plus grande progressivité de la fiscalité québécoise s’explique par une utilisation plus importante de l’impôt sur le revenu des particuliers. En effet, ce mode d’imposition est le plus progressif puisque, généralement, les taux d’imposition augmentent avec le revenu. Or, depuis plusieurs décennies, on assiste dans plusieurs pays à une réduction de la progressivité des régimes fiscaux, notamment causée par une diminution des taux marginaux maximums d’imposition.

La figure 1 tirée d’un rapport de l’OCDE, présente l’évolution de ces taux marginaux maximums au sein des pays développés, de 1981 à 2010.

fig1

Le Canada et ses provinces ne font pas exception à cette tendance. Dans un rapport publié en 2012, Andrew Sharpe et Evan Capeluck calculent que la moitié de la hausse des inégalités de revenus après impôt survenu entre 1981 et 2010 [1] serait éliminée si le niveau de redistribution qui était en place au Canada en 1994, alors à son niveau le plus élevé, était le même en 2010.

Comme la hausse des inégalités s’explique en grande partie par une forte augmentation des revenus des ménages les plus riches, une hausse des taux maximums d’imposition doit être envisagée pour s’attaquer aux inégalités de revenus. Cependant, nous avons vu en 2012, lorsque le gouvernement du Parti québécois a proposé d’introduire deux nouveaux paliers d’imposition, que de telles propositions faisaient face à de très fortes résistances, notamment des milieux d’affaires. Parmi les critiques des hausses d’impôt visant les contribuables les plus aisés, on entend souvent qu’elles minent la croissance économique et qu’elles n’engendreraient que peu de revenus supplémentaires pour l’État parce qu’elles réduiraient l’assiette fiscale. L’effet négatif sur l’assiette fiscale proviendrait de l’impact négatif de la hausse d’impôt sur l’offre de travail. Les gens seraient moins enclins à travailler puisque l’impôt grèverait une portion supplémentaire des revenus tirés de chaque heure de travail supplémentaire.

Malgré ces prétentions, des études récentes montrent que l’effet des hausses d’impôt sur l’offre de travail des hauts salariés est assez limité. Cependant, d’autres recherches montrent qu’il en va autrement concernant les comportements d’évitement fiscal des contribuables à hauts revenus. Ces derniers, lorsqu’ils sont confrontés à des taux d’impôt plus élevés, cherchent à réduire leurs revenus imposables par toutes sortes de moyens souvent orchestrés par d’ingénieux fiscalistes. En conséquence, si les gouvernements désirent imposer les hauts revenus plus lourdement, ils devront bloquer plus adéquatement les diverses échappatoires fiscales et réduire les divers crédits et déductions qui profitent aux plus nantis. Il faudra aussi s’attaquer à l’évitement fiscal international dont le recours aux paradis fiscaux pour lesquels une certaine forme de collaboration internationale sera vraisemblablement nécessaire.

En ce qui concerne les divers crédits et déductions, la figure 2 montre pour le Québec la répartition de leur utilisation selon divers niveaux de revenu :

fig2

On note que si le crédit d’impôt sur les contributions aux Fonds de travailleurs (FTQ et CSN) est fortement utilisé par les contribuables de la classe moyenne, une grande proportion des déductions pour gains en capital et du crédit d’impôt pour dividendes profitent aux très hauts revenus. Ainsi, afin de s’attaquer à la hausse des inégalités de revenus, le gouvernement fédéral aurait été bien mieux avisé de diminuer le crédit pour dividendes et de hausser le taux d’inclusion des gains en capital plutôt que d’éliminer le crédit d’impôt pour les fonds de travailleurs.

Il apparaît particulièrement important de revoir la façon dont nous imposons les gains en capital. En effet, ce type de revenu n’est inclus que partiellement (à 50 %) dans le revenu imposable contrairement aux revenus salariaux qui le sont à 100 %. Cette situation induit diverses manœuvres permettant de réduire le revenu imposable. Par exemple, les grandes entreprises utilisent à grande échelle les options d’achat d’actions pour la rémunération de leurs dirigeants d’entreprises. Cela permet à ces dirigeants de réduire grandement leur revenu imposable et donc, leurs contributions fiscales. Il y aurait lieu d’imposer de la même façon tous les types de revenus. Au Québec et au Canada, un premier pas serait de hausser le taux d’inclusion des gains en capital de 50 % à 75 %. Une autre avenue serait de moduler ce taux d’inclusion en fonction de la durée de détention de l’actif ayant généré le gain en capital.

Conclusion


Comme nous venons de le voir, ce ne sont pas les idées et les possibilités qui manquent pour s’attaquer à la hausse des inégalités. Les partisans du libre marché ne manqueront pas d’affirmer que la plupart de ces mesures affecteront négativement la croissance économique et l’efficacité des marchés. Il faudrait contrer ce discours en soulignant que les faits empiriques démontrent le contraire comme le montre par exemple une récente étude du FMI.

Par ailleurs, la croissance du PIB ne saurait être l’objectif ultime de nos politiques publiques. Il est de plus en plus documenté que cet indicateur économique ne fournit qu’un portrait tronqué de la réalité. À quoi sert cette croissance si les fruits qu’elle génère sont accaparés par une petite minorité comme cela semble être le cas aux États-Unis et, dans une moindre mesure, dans pratiquement tous les pays riches? Il faut donc s’atteler à développer d’autres indicateurs alternatifs au fameux produit intérieur brut (PIB) afin de nous permettre d’appréhender les réalités économiques, sociales et environnementales de façon plus complète.

Évidemment, la mise en œuvre de tous ces projets et moyens d’action requerra une ferme volonté politique. Nous concluons sur cette citation d’un rapport de l’Institut Broadbent publié en 2012 qui nous semble fort à propos : « La recherche d’une plus grande égalité doit devenir un engagement politique de base à tous les paliers de gouvernement, fondé sur les droits de la personne et guidé par l’expérience des pays qui ont mieux réussi à éviter l’inégalité extrême des revenus. Il n’y a pas de remède magique. Il nous faut plutôt élaborer un programme politique global qui intégrera nos politiques économiques, environnementales, sociales, ainsi que nos politiques relatives au marché du travail, aux droits de la personne et aux impôts. »

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[1]  Tel que mesuré par le coefficient de Gini. 

Vous lisez présentement:

 
Les inégalités, un choix de société ?
octobre 2014
Ce numéro de la Revue vie économique, produit en collaboration avec le Rendez-vous stratégique de l'INM sur les inégalités sociales, donne la parole à un groupe diversifié de collaborateurs dans le but de décrypter les enjeux liés à cette croissance des inégalités au Québec. Pour mieux comprendre la situation et signaler des politiques ou mesures qui permettraient de réduire, voire d'éliminer ces inégalités.
     
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