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Pourquoi les inégalités sociales sont-elles en hausse?
Stéphane Moulin, professeur au département de Sociologie, Université de Montréal
Introduction
Une inégalité sociale peut se définir comme une distribution inégale de ressources, produite par la société et faisant naître un sentiment d’injustice. Une telle définition préliminaire, proposée par les sociologues français Alain Bihr et Roland Pfefferkorn [1], a le mérite d’articuler trois aspects de l’inégalité sociale : sa mesure, sa cause et sa manifestation. D’abord, l’inégalité sociale se traduit par une mesure de différences de ressources en matière d’avoir (ressources matérielles), de pouvoir (ressources sociales et politiques) ou de savoir (ressources symboliques). Ensuite, en tant qu’inégalité produite par la société, l’inégalité sociale doit être distinguée à la fois de l’inégalité suprasociale (qui trouve son origine dans la nature) et de l’inégalité infrasociale (qui est un produit de facteurs individuels). Enfin, l’inégalité sociale se manifeste par la capacité à provoquer un sentiment d’injustice ou une reconnaissance d’illégitimité.
Cette définition de l’inégalité sociale soulève cependant plus de difficultés ou de questions qu’elle n’en résout. La première difficulté est liée au fait que les inégalités sociales peuvent être appréhendées selon une pluralité de dimensions et sous l’angle de facteurs explicatifs variés. De ce point de vue, la sociologie des inégalités peut facilement devenir, comme le rappelle le sociologue François Dubet, « un gouffre sans fin ». On peut analyser les inégalités de revenus ou de patrimoines, les inégalités en matière de santé, les inégalités scolaires, les inégalités en matière de logement, etc. Même si l’on se limite aux inégalités sur le marché du travail, on peut analyser les rémunérations, mais aussi les statuts d’activité (et plus particulièrement le risque de chômage), le temps de travail (et notamment le risque de temps partiel involontaire), les qualifications et responsabilités (dont le risque de surqualification), la mobilité professionnelle ou les avantages sociaux. Quant aux facteurs ou aux acteurs des inégalités, on peut comparer les sexes, les âges, les générations, les origines géographiques ou sociales, les « races », les identités culturelles ou religieuses, le statut ou la période d’immigration, etc.
La seconde difficulté de la notion d’inégalité sociale est qu’elle constitue en soi un objet ambivalent : une inégalité est plus qu’une différence, mais moins qu’une injustice puisque toute différence n’est pas une inégalité et que toute inégalité n’est pas injuste. Une différence ne devient une inégalité qu’à partir du moment où elle se traduit en matière d’avantages par rapport à une échelle d’appréciation sociale. Quant à l’inégalité, elle ne devient une injustice qu’à partir du moment où ces avantages sont perçus comme étant illégitimes ou discriminatoires. De ce point de vue, l’appréciation de l’inégalité apparait donc un enjeu de luttes entre ceux qui dénoncent des produits injustes découlant des structures sociales et ceux qui légitiment des différences comme des effets du hasard, de la nature ou des efforts individuels. Ainsi, loin d’être une notion claire et objective, l’inégalité sociale est une notion floue et normative, sujette à des controverses philosophiques et des débats entre les acteurs.
Compte tenu de cette double complexité, positive et normative, nous concentrerons notre analyse sur les causes de l’augmentation des hauts revenus au Canada, augmentation qui a été récemment l’objet principal du débat sur les inégalités sociales. Nous reviendrons d’abord sur l’évolution des plus hauts revenus au Canada. Ensuite, nous analyserons la composition professionnelle du centile supérieur de revenus à partir des données de la récente enquête auprès des ménages (ENM) de 2011. Enfin, nous aborderons le rôle des facteurs institutionnels qui sont susceptibles d’atténuer l’augmentation des hauts revenus en analysant l’impact de l’action des administrations publiques et des organisations syndicales.
L’augmentation récente des hauts revenus
Après avoir connu une chute du début du siècle à la fin de la Seconde Guerre mondiale, puis après être restées à un niveau relativement bas des années 1950 aux années 1970, les inégalités de revenus et de patrimoines sont reparties à la hausse depuis la fin des années 1970. Cette hausse est présente dans tous les pays quoique son ampleur soit très variable : la hausse des inégalités a été forte dans les pays anglo-saxons, et en particulier en Amérique du Nord, mais elle est restée plus modérée en Europe continentale et du Nord [2]. Aux États-Unis, la part du revenu avant impôts et transferts reçu par le centile supérieur (c’est-à-dire les 1 % des plus hauts revenus) a augmenté de 9 % en 1978 à 24 % en 2007, avant de redescendre à 20 % en 2010. Ainsi, c’est le cinquième du revenu des États-Unis qui est aujourd’hui accaparé par seulement 1 % de la population. À l’opposé, le centile supérieur ne reçoit qu’un peu plus de 6 % de l’ensemble des revenus de marché au Danemark.
Au Canada, les inégalités de revenus ont également fortement augmenté depuis le début des années 1980. Cette augmentation se lit d’abord dans l’évolution de l’indice de Gini, indice qui mesure les inégalités sur l’ensemble de la distribution des revenus et qui est compris entre 0 lorsque les revenus sont parfaitement répartis au sein d’une population, et 1 lorsque tous les revenus sont concentrés dans les mains d’une seule personne : le Gini des revenus de marché est en effet passé de 0,43 en 1981 à 0,51 en 1996 et est resté élevé à ce niveau depuis. La croissance des inégalités se lit également dans l’évolution des hauts revenus : la part des revenus de marché du décile supérieur est passée de 32 % à 40 % de 1985 à 2000. Ce sont surtout les plus riches parmi les 10 % les plus riches qui ont profité de cette augmentation : toujours au Canada, la part du revenu de marché que les 1 % les plus riches détiennent est passée de 7,6 % en 1985 à 12,6 % en 2000 et a même atteint le pic de 13,6 % en 2006; quant aux 0,1 % les plus riches, leur part a plus que doublé puisqu’elle est passée de 2 % à 5 % pour la même période. Ainsi, c’est essentiellement dans le haut de la distribution des revenus de marché que la très large partie des gains se sont réalisés : le 0,1 % le plus riche a capté 40 % de la croissance du décile supérieur et près des trois quarts furent captés par le centile le plus riche. Il faut cependant noter que la part des revenus de marché des 1 % les plus riches est redescendue de 2006 à 2011 (de 1,6 point) tandis que ceux des 10 % les plus riches ont baissé dans une proportion beaucoup plus faible dans le même temps (de 0,8 point seulement).
On sait que la chute des inégalités dans la première moitié du XXe siècle a été due aux chocs de la crise des années trente et de la Deuxième guerre mondiale avec la destruction des patrimoines des mieux nantis, mettant fin à l’opulence des rentiers. Mais comment se fait-il qu’une augmentation aussi forte de la part du revenu accaparée par les plus riches ait eu lieu en si peu de temps au Canada? C’est l’économiste canadien Michael Veall qui, conjointement avec l’économiste Emmanuel Saez, a cherché à mieux comprendre l’évolution des hauts revenus au Canada en construisant des séries historiques à partir des statistiques fiscales. Deux résultats se dégagent de leurs travaux. D’abord, l’augmentation des hauts revenus est principalement imputable à l’augmentation de leurs revenus d’emploi et en particulier des salaires et des traitements qu’ils tirent de leur travail : ainsi les rentiers et les indépendants qui dominaient la population des plus riches ont été remplacés par des salariés aux rémunérations très élevés. Ensuite, la proximité du marché américain a eu un rôle majeur dans l’augmentation des revenus de marché des plus riches au Canada : l’augmentation des revenus de marché, qui a commencé plus tôt aux États-Unis qu’au Canada, a été particulièrement concentrée, du moins jusqu’en 2007, au sein des plus riches parmi les plus riches pour qui les coûts relatifs d’un déménagement aux États-Unis sont plus faibles ainsi que chez les anglophones, plus enclins à déménager aux États-Unis.
La composition professionnelle du centile supérieur
L’analyse de la composition professionnelle du centile supérieur de revenu ainsi que de l’inégalité des chances d’y accéder selon la profession permet d’identifier les groupes qui ont bénéficié de la hausse des hauts revenus au Canada. Selon les données récentes de l’enquête auprès des ménages (ENM) de 2011 [3], ce sont les gestionnaires et le personnel professionnel qui ont le plus de chances de faire partie du 1 % les plus riches. Au total, les gestionnaires représentent 37 % du centile supérieur et sont pour 5 % d’entre eux dans ce centile (19 % pour les cadres supérieurs qui représentent à eux seuls 15,8 % du centile). Le personnel professionnel 1) des soins de santé, 2) du droit et des services gouvernementaux, sociaux et communautaires, 3) des sciences naturelles et appliquées et 4) de la gestion des affaires et en finance représente respectivement 13 %, 8 %, 8 % et 9 % du centile supérieur, soit au total 40 % du centile. Notons que si le décile supérieur regroupe un ensemble relativement diversifié de professions, les dirigeants des grandes entreprises deviennent de plus en plus nombreux à mesure que l’on s’élève dans l’échelle des revenus vers les 0,1 % ou les 0,01 % les mieux rémunérés.
Au sein des employés non gestionnaires canadiens, les inégalités des chances d’accéder au centile supérieur sont très fortes selon la profession : 67 % des juges et 19 % des avocats et notaires, 39 % des médecins spécialistes, 27 % des omnipraticiens et médecins de famille et 22 % des dentistes et 16 % des agents en valeurs et placements entrent dans le centile supérieur. En dehors de ces professionnels, ce sont les personnes travaillant dans l’extraction minière, l’exploitation en carrière, et l’extraction de pétrole et de gaz qui ont le plus de chances de faire partie du centile supérieur canadien : globalement, 7 % des personnes travaillant dans ces industries en font partie, 22 % des directeurs de l’exploitation des ressources naturelles et de la pêche, 25 % des ingénieurs de l’extraction et du raffinage du pétrole, 15 % des géoscientifiques et océanographes, 12 % des entrepreneurs et surveillants du forage et des services reliés à l’extraction de pétrole et de gaz et 11 % des ingénieurs miniers. Cela explique pourquoi géographiquement ce sont les Albertains qui ont la plus forte chance d’accéder au centile supérieur (soit 2 %) et pourquoi à l’échelle des régions métropolitaines de recensement (RMR), ce sont les résidents de Calgary qui ont nettement plus de chances (3 %) de faire partie des 1 % les plus riches.
La composition professionnelle du centile supérieur explique aussi en grande partie pourquoi les Canadiens à revenu élevé ont tendance à être des hommes et à être âgés de plus de 45 ans. En effet, les femmes et les jeunes sont largement sous-représentés dans les fonctions de gestionnaire et sont plus nombreux à ne pas accéder à des emplois de professionnels en dépit de leurs diplômes universitaires. En particulier, une succession de « plafonds de verre » empêchent les femmes d’accéder aux plus hautes responsabilités, les femmes étant de moins en moins nombreuses lorsque l’on monte dans les différents échelons des professions de gestion : en 2013, elles représentent 38,5 % des cadres intermédiaires, mais seulement 27,1 % des cadres supérieurs. Cette inégalité des chances explique que la part des femmes diminue très significativement à mesure que l’on monte dans l’échelle des revenus : les hommes représentent 80 % des personnes du centile supérieur, alors qu’ils constituent 74 % et 69 % des paliers supérieurs de 5 % et de 10 % respectivement en 2010. Par ailleurs, si les chances d’accéder au centile supérieur varient significativement selon l’âge chez les hommes, culminant à 3 % pour les hommes de 45 à 54 ans, elles restent globalement plutôt faibles chez les femmes, quel que soit l’âge, ne dépassant pas 0,8 % chez les femmes de 45 à 54 ans.
L’analyse de l’inégalité des chances d’accéder aux quantiles supérieurs permet enfin de revenir plus précisément sur les causes de l’augmentation récente des hauts revenus en Amérique du Nord et sur la manière avec laquelle la proximité des États-Unis influence les rémunérations au Canada selon le groupe professionnel. Ainsi, la croissance des salaires des dirigeants s’explique par l’évolution de la gouvernance des entreprises et par le fait que les pratiques de la rémunération des dirigeants canadiens s’inspirent des Américains. Les agents en valeurs et en placements ont vu leur rémunération croitre à la faveur de la croissance du volume des échanges dans les marchés financiers américains. La croissance des salaires des médecins s’explique par le pouvoir de négociation des fédérations médicales de médecins qui argumentent auprès du gouvernement sur la nécessité d’un rattrapage des honoraires médicaux par rapport aux Américains. Enfin, la croissance des rémunérations dans les professions relatives à l’exploitation des ressources naturelles est stimulée par les fortes importations américaines dans le secteur. Dans tous les cas, c’est bien la proximité du marché américain qui semble influencer la croissance des hautes rémunérations au Canada.
Facteurs institutionnels : administrations publiques et syndicats
Les administrations publiques opèrent deux types de redistribution du revenu, la première par les transferts aux particuliers et la seconde par les impôts. Globalement, ces deux mécanismes de redistribution, transferts et impôts contribuent à réduire substantiellement la part du revenu par les familles les plus riches et à accroitre la part du revenu des familles les plus pauvres; en 2011, la part du revenu des deux premiers quintiles, soit les 40 % de familles les plus pauvres, progresse de 6 points de pourcentage du revenu total tandis que la part du revenu du quintile supérieur baisse de 7,5 points. Cette redistribution très forte qu’opèrent les administrations publiques a-t-elle donc permis d’atténuer l’impact de la hausse des hauts revenus? Si l’on analyse l’évolution des inégalités en utilisant l’indicateur du coefficient de Gini, il apparait que l’augmentation des inégalités a été pratiquement entièrement compensée par la redistribution des impôts et transferts des administrations publiques de 1981 à 1989 et qu’elle ne s’est traduite par une augmentation de l’inégalité des revenus disponibles que de 1990 à 1996, les coefficients de Gini après impôts restant stables depuis 1996. Cependant, si on se concentre exclusivement sur l’évolution des revenus du centile supérieur (graphique 1), on constate que la part des revenus après impôts du centile supérieur qui est passée de 5,8 % en 1986 à 8,6 % en 2011 a suivi l’augmentation de la part de leurs revenus de marché qui est passée de 7,6 % à 12 %. Les administrations publiques n’ont donc quasiment pas ralenti l’augmentation des revenus de marché des plus riches.
Par ailleurs, l’augmentation des revenus des plus riches a sans doute bénéficié de l’affaiblissement des syndicats. Dans son récent rapport sur les communautés syndiquées, l’institut Broadbent avance que l’augmentation de la part du revenu du centile supérieur est liée à la faiblesse des syndicats. De fait, le taux de syndicalisation a substantiellement baissé au Canada dans les années 1980 et 1990, passant de 37,6 % en 1981 à 30,7 % en 1998 alors que dans le même temps les revenus des plus riches augmentaient considérablement. Ensuite, l’augmentation du revenu du centile supérieur a été beaucoup plus prononcée en Alberta où le taux de couverture syndicale est faible (de 25,7 % en 1998 à 22,8 % en 2013) qu’au Québec où il est demeuré élevé (autour de 40 % depuis 1998). Globalement, les principales fédérations syndicales tendent à réduire de manière importante l’inégalité des rémunérations en défendant une distribution plus juste des revenus et des ressources économiques. Notons cependant que l’action de quelques syndicats aux visées plus corporatistes a eu pour effet d’accroitre l’écart entre les rémunérations de leurs membres et les rémunérations moyennes : ainsi au Québec, la Fédération des médecins spécialistes du Québec et la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec ont réussi à signer en 2007 et en 2011 une entente avec le gouvernement qui prévoyait une augmentation de la rémunération des médecins de 67 %.
Conclusion
En somme, les revenus des plus riches ont substantiellement augmenté depuis trois décennies au Canada. Cette augmentation tient ainsi son origine principale dans l’augmentation des rémunérations obtenues sur le marché du travail, augmentation elle-même stimulée par la proximité du marché du travail américain. Par ailleurs, les politiques publiques n’ont pas ralenti l’augmentation des revenus de marché des cadres et professionnels les plus riches. Les politiques publiques peuvent pourtant influer considérablement sur l’évolution des revenus soit en utilisant les impôts et les transferts soit en tentant d’influencer directement la distribution des revenus avant impôts et transferts. Si les travaux récents sur les inégalités ont permis de documenter et de comprendre cette augmentation des revenus des 1 % les plus riches, le plus grand défi en Amérique du Nord demeure ainsi de mettre en place les mécanismes institutionnels permettant de redistribuer plus efficacement ou de contrôler et modérer la croissance des revenus des plus riches.
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[1] Alain Bihr et Roland Pfefferkorn (2008), Le système des inégalités, Repères, La découverte, p.8.
[2] Thomas Piketty (2013), Le capital au XXIème siècle, éditions du Seuil, Paris.
[3] Tableau 99-014-X2011035.