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La Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale :
Quand les néolibéraux luttent contre la pauvreté…
Lovanie Anne Côté, étudiante et militante à l’ADDS-Gatineau,
Vincent Greason, coordonnateur de la Table ronde des OVEP de l’Outaouais (TROVEPO)
Pour la personne qui la vit, la pauvreté est fondamentalement une violation des droits de la personne dont, entre autres, le droit à un niveau de vie suffisant, le droit de se loger et de manger convenablement et celui de jouir d’un état satisfaisant de santé physique et psychologique. Toute « lutte contre la pauvreté » qui ne permet pas de redresser de telles violations s’éloigne des engagements internationaux pris par nos gouvernements en matière de droits de la personne et par le fait même risque d’exacerber les inégalités sociales.
Le point de départ de la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale (« la loi 112 » [1] ) n’est pas celui de l’avancement des droits de la personne. Elle est une loi néolibérale. Votée en 2002, elle n’est ni le fruit ni l’héritière de l’époque législative qui a construit l’État social québécois de la Révolution tranquille. Mise en œuvre alors que le projet de réingénierie de Jean Charest bat son plein, cette législation contribue à l’affaiblissement du rôle interventionniste de l’État tout en facilitant la privatisation d’un enjeu – la pauvreté - dont la responsabilité doit relever du pouvoir public.
Dans cet article, nous explorons principalement deux retombées de la loi 112 qui touchent le thème principal des inégalités abordé par ce numéro de la Revue vie économique : son impact sur les revenus des personnes pauvres et la territorialisation de la lutte contre la pauvreté. Avant d’aborder ces deux aspects, nous nous permettons une remarque sur la nature même de cette loi.
Une loi néolibérale
La loi 112 transpire le néolibéralisme. Deux traits en particulier nous préoccupent. Dès l’article 4, la loi annonce la place privilégiée accordée aux indicateurs dans la lutte préconisée contre la pauvreté [2]. D’abord utilisée pour mesurer et délimiter le phénomène, ensuite pour développer et évaluer des stratégies d’intervention, l’approche quantifiable est le moteur de la lutte contre la pauvreté découlant de cette loi. Ainsi, en 2009, le Québec devient la première juridiction en Amérique du Nord à adopter un indicateur officiel de référence de la pauvreté, soit la mesure du panier de consommation (MPC). La lutte contre la pauvreté se transforme en celle d’atteindre l’indicateur. D’ailleurs, en se basant sur les indicateurs, le gouvernement du Québec peut maintenant claironner que la lutte contre la pauvreté progresse! Si l’indicateur le dit, ça doit être vrai. Mais on passe sous silence le nombre de frigos vides, la croissance de l’endettement, l’augmentation des ménages qui dépensent plus de 30 % de leur budget sur le logement, etc.
L’approche par indicateur transforme donc une lutte fondamentalement politique (l’élimination de la pauvreté) en une démarche « technique » qui s’appuie sur la nouvelle gestion publique (NGP) pour sa réalisation. Les experts identifient, modèles à l’appui, des populations à risque d’être pauvre (mères monoparentales, jeunes, personnes handicapées ou ayant des problèmes de santé mentale). Ainsi, certaines populations et problématiques jugées prioritaires deviennent ciblées par des programmes et des projets qui comportent des objectifs à atteindre. Comme nous verrons un peu plus loin, de tels programmes sont gérés par des gestionnaires qui ont une obligation de résultat et qui sont évalués selon leur efficacité et leur rendement.
La loi, la pauvreté et le revenu
La personne qui est pauvre vit un écart entre son revenu et ses dépenses. Pour elle, le phénomène entraîne des conséquences immédiates et économiques. Dans cette optique, les Québécois les plus pauvres n’ont retiré aucun avantage de la Loi 112. En effet, les ainés, les prestataires d’aide sociale, les accidentés du travail, les « inaptes » au travail, en fait les personnes pauvres qui ne sont pas en démarche active vers le marché du travail et qui reçoivent une prestation publique ont vu celle-ci au mieux indexée au coût de la vie. Or, depuis l’adoption de la loi, ces personnes demeurent aussi, sinon plus pauvres qu’auparavant.
En effet, la Loi 112 a eu comme conséquence planifiée de forcer les personnes pauvres vers l’emploi. Qu’on appelle le phénomène de « la responsabilisation individuelle » ou « des mesures actives », l’effet est le même : les prestations d’aide sociale sont tellement minimes que plus personne ne peut y rester. Et l’assaut sur les plus pauvres continue. Sous le court régime péquiste, de nouvelles mesures visant le retour au travail des personnes ainées ou ayant des problèmes de santé mentale sont implantées. Ainsi les « solidaires durables » se joignent à la chorale libérale pour proclamer que depuis l’adoption de la loi 112, il y a moins de prestataires d’aide sociale. C’est vrai : depuis 2002, le nombre de prestataires a diminué. Ce qui ne veut aucunement dire qu’il y ait moins de personnes pauvres au Québec ni que les inégalités de fond n’ont pas diminué.
Si la loi 112 refuse tout transfert direct de fonds publics vers les personnes « passives » vis-à-vis du marché du travail, elle est plus « généreuse » envers les personnes pauvres qui se mettent en « parcours » vers l’emploi. Vu sous cet angle, il faut saluer l’arrivée de certaines mesures issues de la loi comme la « Prime à l’emploi » et la « Prestation pour enfant ». Cependant ni l’une, ni l’autre ne permettent au travailleur une sortie de sa situation de pauvreté. Elles ne contribuent pas à réduire les inégalités, mais seulement à rendre « plus acceptable » une situation humainement et socialement inacceptable. Une personne qui quitte l’extrême pauvreté ne devient pas riche; elle devient un peu moins pauvre. Elle demeure à risque et surtout à risque de devenir invisible aux indicateurs.
L’emploi et le revenu
La loi 112 rehausse le discours sur l’emploi comme moyen pour combattre la pauvreté. Mais ce discours ne s’étend pas jusqu’à l’amélioration des conditions de travail des travailleurs, les détenteurs et détentrices de droits. Aux dires de l’historien Jacques Rouillard, « Depuis trois décennies, les salariés n’augmentent pas leur pouvoir d’achat, même si, en général, la croissance économique est au rendez-vous… La richesse se crée, mais les travailleurs salariés n’en voient pas la couleur. » Jane Jenson abonde dans le même sens en rappelant que si l’employabilité et l’emploi se trouvent au cœur des politiques sociales depuis plus de trente ans, la pauvreté quant à elle n’a pas diminué [3]. Autrement dit, les mesures de la loi 112 contribuent à ce que l’emploi de plusieurs travailleurs les appauvrit.
À cet égard, le gouvernement aurait pu mener une lutte contre la pauvreté avec l’emploi comme axe central, inspirée d’une approche de droits de la personne. À titre indicatif, il aurait pu entre autres légiférer sur deux fronts :
• Une refonte de la Loi sur les normes du travail. Conçue dans les années 1970, cette loi n’est pas adaptée au marché du travail actuel. Elle ne s’applique pas aux travailleurs autonomes, à temps partiel ou à domicile. Le salaire minimum québécois touchant 300 000 travailleurs, principalement des femmes, des ainées ou des jeunes, des personnes immigrantes ou racialisées, demeure nettement inférieur à celui de l’Ontario.
• Une refonte du Code du travail afin de renforcer l’accès à la syndicalisation. Le syndicalisme a été historiquement un outil important pour réduire les inégalités. L’échec des tentatives d’organiser Walmart, McDonald’s et Couche-Tard, et l’utilisation des briseurs de grève dans le conflit au Journal de Montréal illustrent la faiblesse des lois actuelles balisant la syndicalisation. De plus, le code, désuet, ne permet pas la syndicalisation de secteurs d’emplois précaires nouveaux, notamment les aides-domestiques, les travailleuses à domicile et celles du secteur communautaire.
La territorialisation de la lutte à la pauvreté
La nouveauté de la lutte contre la pauvreté annoncée par la loi 112, et plus particulièrement par le Plan d’action gouvernemental de solidarité et d’insertion sociale (PAGSIS), est sans doute son ancrage dans la décentralisation administrative. En parallèle avec le volet de responsabilisation individuelle que nous venons de souligner, le PAGSIS délègue aux territoires, notamment aux municipalités et aux structures supra municipales, de nouvelles responsabilités en matière de pauvreté. Ce faisant, l’État mène une opération subtile et pernicieuse qui instaure une nouvelle conception du fléau afin qu’il relève des pouvoirs municipaux.
Dans cette nouvelle articulation de la pauvreté, celle qui est refilée aux territoires, la dimension économique, dont la répartition de la richesse, n’y figure plus. Territorialisée, la pauvreté devient bel et bien un dossier où les personnes, détentrices de droits, disparaissent.
La structuration territoriale de la lutte contre la pauvreté confie des responsabilités et des budgets aux partenaires municipaux, philanthropiques et communautaires. Des budgets s’ajoutent en provenance des politiques municipales de développement communautaire et social, du Fonds québécois d’initiatives sociales, de la Fondation Lucie et André Chagnon, etc. De plus en plus sous le vocable de la « finance sociale », ces différentes sources se combinent pour dégager des centaines de millions – même des milliards – de fonds publics et privés pour « lutter contre la pauvreté ».
En juin 2010, nous avons publié un premier article dénonçant l’approche territoriale de lutte à la pauvreté. Nous y avons répertorié une série d’initiatives qui, les unes après les autres, interviennent pour « embellir et structurer le milieu », mais pas dans une optique de redressement des violations des droits des personnes pauvres.
Depuis, nos recherches nous ont permis de découvrir que cette même tendance s’accélère. Une analyse préliminaire des données recueillies révèle des similitudes dans la manière que ladite « lutte à la pauvreté » se mène au sein de quatre (4) Conférences régionales des élus (CRÉ) des régions de la Montérégie et de l’Outaouais.
• Des ressources financières servent d’abord à structurer les professionnels du milieu, en provenance des CRÉ, des municipalités, des CSSS et CLD, et des Tables de développement social (ou structures partenariales semblables);
• La concertation et le partenariat obligatoires de tous les milieux (communautaire, privé, municipal, philanthropique) permettent de dégager les priorités des communautés… ou du moins celles des professionnels et des bailleurs de fonds, les nouveaux experts en matière de pauvreté et de développement social [4];
• Afin de travailler sur les priorités ainsi dégagées, on lance des appels d’offres pour solliciter des projets innovateurs de lutte contre la pauvreté en provenance du milieu.
Des projets pour combattre la pauvreté…
Le financement par projet est le mode de fonctionnement privilégié par le PAGSIS. Nous nous posons deux questions par rapport au rôle central des projets dans la lutte contre la pauvreté et de la nature de ceux qui sont choisis.
Certes, nous avons déjà indiqué nos préoccupations concernant la nature des projets financés dans le cadre d’une soi-disant lutte contre la pauvreté. Nous continuons d’en poser. Deux exemples suffisent aux fins de cet article; d’autres seront relevés dans un article à paraître.
Dans la MRC de Papineau en Outaouais, un projet de transformer la cafétéria de l’École secondaire Louis-Joseph Papineau en coopérative alimentaire a été subventionné à la hauteur de 50 000 $. Le projet ne vise rien de moins que la prévention des problèmes reliés à l’alimentation, le développement de l’autonomie alimentaire de la population de la MRC Papineau, l’implication des jeunes dans le service de la cafétéria, la promotion d’une saine alimentation chez plusieurs jeunes, une meilleure concentration en classe et le développement d’un sentiment d’appartenance à la cafétéria. Quoiqu’on ne puisse nier les effets positifs d’une saine alimentation pour les élèves du secondaire et de l’apprentissage des principes de fonctionnement d’une coopérative, les effets réels du projet sur les conditions de vie des personnes qui ont faim dans la MRC Papineau demeurent nébuleux.
Un deuxième projet financé en partie par le PAGSIS est celui visant l’élaboration d’une politique de développement social dans la MRC de Beauharnois-Salaberry dans la vallée du Haut-Saint-Laurent. L’utilisation des fonds publics destinés à lutter contre la pauvreté par une municipalité afin de financer sa propre politique de développement social est plus que problématique… À moins que les politiques municipales de développement social (Gatineau, Longueuil, Sherbrooke, Québec, Saguenay, Valleyfield…) ne soient que des extensions de la lutte étatique contre la pauvreté et une nouvelle façon de structurer le milieu municipal. Dans ce cas, il y aura lieu d’écrire un autre article.
Plus fondamentalement, si la pauvreté est un fléau structurel, le projet ponctuel est-il l’outil approprié pour y faire face? Un projet peut-il intervenir sur les causes de la pauvreté ou est-il limité à pallier aux effets. Poser la question, c’est y répondre.
Faisons un pas de plus. Soumis aux exigences de la NGP, le financement par projet permet une reddition de compte axée sur l’efficience et une évaluation quantitative de l’activité financée. Les mécanismes d’évaluation du PAGSIS ne permettent pas d’évaluer les réels impacts de la lutte à la pauvreté à l’échelle des communautés. Ils servent à évaluer des actions, à mesurer des interventions, mais non à évaluer les impacts à long terme des initiatives sur la vie des personnes pauvres. Le nombre de cuisines collectives par territoire n’est pas une mesure de l’efficacité de la lutte à la pauvreté. En ce sens, le fait qu’Annie ait eu cinq repas de plus par mois pendant deux ans fait certes une différence dans la vie d’Annie qui a faim; mais cela ne redresse aucunement les causes de la violation de son droit à une alimentation.
Dans le contexte actuel de sous-financement des groupes communautaires et de leur instrumentalisation par les comités régionaux et territoriaux comme partenaires dans la lutte à la pauvreté, le financement par projet contribue à la précarisation sociale à plusieurs niveaux. On crée une dépendance à un service ou à un projet temporaire pour les personnes en situation de pauvreté, on instaure un climat d’instabilité au sein des groupes communautaires, le financement par projet ne leur permettant pas de planifier pour le moyen ou long terme et on contribue à la précarisation des conditions de travail des travailleurs du milieu communautaire.
Bref, la Loi 112 ne contribue pas à diminuer les inégalités sociales au Québec. Ce n’est pas son objectif. Son objectif est la réalisation d’un projet néolibéral par lequel l’État se décharge de ses responsabilités tout en responsabilisant les individus pauvres de leur sort économique. Elle contribue à créer la prochaine génération de travailleurs précaires et non syndiqués. Par son volet de territorialisation, elle participe au démantèlement de l’État et à la privatisation de ses responsabilités sociales.
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[1] Dans le milieu populaire, on utilise toujours le numéro du projet de loi 112 lorsque l’on y fait référence. Cet article poursuit cette tradition. Bien évidemment, lorsque cet article parle de la Loi 112, les deux plans d’action nationaux de lutte contre la pauvreté sont implicitement compris. D’ailleurs, le PAGSIS réfère au 2e plan gouvernemental d’action contre la pauvreté.
[2] Article 4 : La stratégie nationale [de lutte contre la pauvreté] vise à amener progressivement le Québec d'ici 2013 au nombre des nations industrialisées comptant le moins de personnes pauvres, selon des méthodes reconnues pour faire des comparaisons internationales. [Notre soulignement]
[3] Jane Jenson (2004). Les nouveaux risques sociaux au Canada: Des orientations pour une nouvelle architecture sociale, Ottawa, Réseaux canadiens de recherche en politiques publiques, 83 p.
[4] Par contre, on encourage les partenaires de consulter « les pauvres » : « Aussi, il est fortement recommandé d’inclure, dans la concertation, des personnes en situation de pauvreté. Ces dernières pourront apporter des éléments éclairants sur la situation que vivent ces personnes au quotidien. », Plan d'action régional pour la solidarité et l'inclusion sociale en Montérégie-Est 2012-2015, p.11. D’expérience, lorsque consultée sur « leur situation », les personnes pauvres répondent que le revenu manque. Comme par hasard, les « partenaires » n’ont pas le pouvoir d’intervenir sur le problème du revenu…