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Inégalités sociales de santé : des choix collectifs pour le bien-être des individus
Mélanie Bourque, professeure au département de Travail social, Université du Québec en Outaouais et Amélie Quesnel-Vallée, professeure au département de Sociologie et d’Épidémiologie, Université McGill
Les fumeurs et les obèses sont la cible de discours visant la responsabilité individuelle quant à leur état de santé. S’ils cessaient de fumer, les fumeurs auraient moins de risque d’avoir le cancer du poumon et de développer des maladies cardio-vasculaires. S’ils mangeaient mieux et faisaient de l’exercice, les obèses ou les personnes en surpoids ne développeraient pas les maladies associées à leur situation. Même si elles sont très loin d’être du même ordre, on n’a qu’à se fier à certaines campagnes de santé publique telles que 0-5-30 ou même à certaines émissions de télévision comme Maigrir ou mourir pour se rendre compte que le poids de la santé repose la plupart du temps sur les épaules des individus. Autrement dit, pour être en santé il suffit de se prendre en main! Qui plus est, ces mêmes personnes sont souvent critiquées pour leur surutilisation des soins de santé publics et les coûts qu’elles engendrent pour la société.
Ce texte, qui porte sur les inégalités sociales de santé (ISS), aborde cet enjeu différemment. Il soutient que l’interprétation individualiste de l’état de santé d’une personne nie les conséquences bien réelles des inégalités économiques et sociales. Nous proposons une analyse beaucoup plus large de la santé individuelle et des inégalités sociales de santé, qui repose sur les déterminants de la santé et les parcours de vie. Plus encore, il affirme que le phénomène des ISS est évitable parce que les politiques publiques mises en place par les gouvernements déterminent les conditions de vie des citoyens. Après avoir expliqué les concepts de déterminants de la santé et des inégalités sociales de santé, le texte s’arrêtera sur la question des parcours de vie pour déboucher sur le rôle des politiques publiques dans les inégalités sociales de santé.
La santé : un problème individuel ou collectif ?
Malgré la tendance à individualiser les problèmes de santé dans les sociétés occidentales modernes, la recherche a démontré de manière très claire que l’état de santé est le résultat de la combinaison complexe des déterminants de la santé. Ces facteurs sont multiples et inscrits dans l’environnement très large dans lequel se déroule la vie d’un individu. Ces déterminants appartiennent à l’univers macrosociologique, donc à l’environnement sociétal tel que la position dans le marché du travail, le niveau d’éducation, la redistribution de la richesse, les conditions de travail, l’accès au système de santé, les prestations familiales, les programmes d’assurance chômage, les prestations pour les personnes sans emplois, etc. Ils sont également associés à l’univers microsociologique, qui appartient à l’individu comme la génétique ou les habitudes de vie, tels que la consommation d’alcool, les habitudes alimentaires et le niveau de sédentarité. Plusieurs études démontrent, on le verra plus loin, que l’état de santé d’un individu représente l’aboutissement de plusieurs facteurs dont il n’est qu’en très faible partie responsable.
Les inégalités sociales de santé s’expriment par une distribution inégale des problèmes de santé dans la société, ce que les chercheurs définissent comme le gradient de santé. Celui-ci comprend l’ensemble des individus distribués selon leur état de santé et leur statut socio-économique. Plus concrètement, il décrit le fait que plus on est pauvre, plus on aura des problèmes de santé. De même, les facteurs associés aux ISS sont multiples et touchent toutes les facettes de la vie d’un individu en passant par les dynamiques d’exclusion et les rapports de pouvoir dans la société. De plus, elles ont tendance à s’additionner puisque les personnes dites démunies ont des conditions de vie plus difficiles (logement, revenu et scolarité) et sont davantage privées de liens sociaux qui comptent pour beaucoup dans l’équation.
On retrouvera donc tout au long de l’échelle socio-économique des problèmes de santé et des taux de mortalité qui varieront selon le statut des individus. On constate également des écarts plus ou moins importants entre les tranches de revenu d’une société donnée en termes de santé perçue (l’évaluation individuelle de son état de santé), de taux de maladie chronique, de dépression, etc. L’expression des inégalités sociales de santé est évidemment plus importante lorsque l’on compare les tranches de revenu plus élevées avec les tranches de revenus moins élevées. Par exemple, la Direction de santé publique de Montréal a montré qu’une espérance de vie de six ans sépare les personnes qui vivent dans les quartiers les plus riches de celles qui vivent dans les quartiers les plus pauvres. Autrement dit, les riches bénéficient d’une vie plus longue que les pauvres.
De la même manière, le taux de maladie chronique est révélateur de ce phénomène. En effet, une étude de l’Institut de la statistique du Québec montre que les personnes peu scolarisées ont un taux de maladie chronique très élevé (48 %) et que 20 % d’entre elles souffrent de plus d’une maladie. De plus, le taux de cancer du poumon, de l’estomac et du col de l’utérus est plus élevé chez les personnes à faible statut socio-économique alors que celui du sein et des testicules est associé à un statut socio-économique élevé (Kawachi 2006). De la même manière, les bébés de petits poids naissent plus souvent dans les familles défavorisées, le taux de grossesses adolescentes est également plus fréquent chez les plus pauvres. On pourrait ajouter qu’il existe un phénomène transgénérationnel quant aux inégalités sociales de santé puisque les parents moins nantis souffrent de problèmes de santé physique et mentale qui affecteront le développement de leurs enfants.
Malgré cette tendance forte, les chercheurs ont montré qu’il n’est pas lié au comportement individuel, mais bien aux déterminants plus larges qui se situent en amont. En effet, comme on le mentionnait plus haut, le sens commun a tendance à blâmer les individus pour leur état de santé alors que les déterminants individuels tels que les habitudes de vie ne comptent que pour très peu, soit 10 à 20 %, dans l’explication des écarts de santé (House 2002). Les causes plus larges ou macrosociologiques décrites plus haut expliquent le reste, donc de 80 à 90 % du phénomène. C’est donc seulement en dernière analyse et avec beaucoup moins de poids que les facteurs génétiques et les habitudes de vie influencent la santé de la population et par le fait même les inégalités sociales de santé. C’est donc dire que la société détermine la santé des individus de même que le niveau des ISS.
Une situation immuable ?
Non seulement les inégalités sociales de santé affectent les individus à un moment précis de leur vie, mais les problèmes vécus peuvent être cumulatifs dans le temps, c’est-à-dire qu’ils peuvent avoir des répercussions tout au long de la vie des individus. Ainsi, l’environnement dans lequel une personne a vécu antérieurement détermine en partie son état de santé actuel et futur. Cela implique qu’avoir été pauvre dans son enfance ou ne pas avoir fréquenté l’école assez longtemps pourrait abréger la durée de vie d’un individu ou augmenter les chances de développer une maladie chronique. Or, certaines études ont montré que les effets de situations précaires sur la santé d’un individu à long terme peuvent, dans certaines conditions, être amoindris durant le parcours de vie (Graham 2002).
Les choses ne sont donc pas figées puisqu’il est possible d’intervenir. Par exemple, et de manière simplifiée, une amélioration du revenu peut inhiber les effets sur la santé d’une situation de pauvreté antérieure. À l’inverse, une diminution de revenu est associée à un niveau de mortalité plus élevé (Cambois, 2004, Hallqvist et coll. 2004). Cela revient donc à dire que les inégalités sociales de santé ne sont pas immuables et que l’état de santé d’un individu peut être modifié au cours de sa vie si on agit sur la situation dans laquelle il se trouve.
Les recherches sur les parcours de vie couplées à l’étude des déterminants sociaux de la santé montrent que les choix collectifs qui se matérialisent par le biais des interventions du gouvernement peuvent agir sur les inégalités sociales de santé. Autrement dit, en modifiant les politiques publiques comme celles du marché du travail par exemple en modifiant le salaire minimum, en changeant la progressivité de l’impôt du système d’imposition ou les prestations d’aide sociale ou familiale, on peut agir sur les inégalités sociales de santé.
À ce titre, les chercheurs Mel Bartley et Charlie Owen (1996) ont montré qu’un changement dans l’état de santé d’une population est perceptible lorsqu’il y a des changements structuraux dans la protection sociale et dans le marché du travail. Les inégalités sociales de santé peuvent donc être réduites selon le type de politiques adoptées par les gouvernements (Lynch et coll. 2000). Ainsi, au-delà de la question de la santé et de ses coûts économiques et sociaux, il s’agit donc d’une question de choix de société. On peut alors se demander quels types de politique peuvent contribuer à diminuer les inégalités sociales de santé.
Choix collectifs et santé des individus : trois secteurs d’intervention
Le phénomène des inégalités sociales de santé que l’on vient de décrire a largement été documenté et n’est plus à démontrer. Il a été reconnu par la plupart des gouvernements développés et certains ont même tenté d’agir en instaurant comme au Québec l’article 54 de la Loi sur la santé publique qui vise à ce qu’une nouvelle politique publique n’affecte pas la santé des citoyens de manière négative. Toutefois, elles ne sont pas toujours appliquées de manière effective. Et bien qu’on ait établi des liens très clairs entre certains déterminants de la santé qui pourraient directement agir sur les inégalités sociales de santé, les politiques publiques mises en place par les gouvernements n’ont pas nécessairement cet objectif.
Le travail, c’est la santé
Le fait d’avoir un emploi joue généralement favorablement sur la santé des individus. Théoriquement, le travail protège de la pauvreté parce que recevoir un salaire est généralement plus avantageux que de recevoir des prestations de derniers recours lorsqu’on y a accès. Pourtant la maxime le travail c’est la santé n’est pas toujours, et on pourrait même affirmer que c’est de moins en moins vrai puisque les travailleurs font de plus en plus face à la précarité, doivent travailler de longues heures pour boucler leurs fins de mois et se voient même obligés dans certains cas d’avoir recours aux banques alimentaires, ce qui a une incidence directe sur leur état de santé. Ainsi, au-delà du simple fait de l’intégration sur le marché du travail, il faut également prendre en compte les conditions de travail. À ce titre, le gouvernement du Québec n’a pas agi sur les conditions de travail en modifiant les normes de manière importante. À titre d’exemple, s’il a indexé le salaire minimum, cela ne suffit pas à qualifier ces travailleurs qui gagnent ce revenu de pauvres.
Il fait bon chez soi
Le logement constitue un important déterminant de la santé. Tous ne peuvent cependant pas affirmer qu’il fait bon chez soi. En effet, l’accès au logement est lié au niveau de revenu et représente également le lieu d’inégalité criante entre les différentes couches économiques de la société. Ainsi avoir accès à un logis est déjà important, mais les conditions du logement le sont également. Les inégalités sont de plus en plus importantes en matière de logement puisque la part du revenu que les ménages doivent y consacrer est de plus en plus importante. Les membres d’une famille doivent alors vivre dans des logements plus petits ou alors dans des logements insalubres souvent responsables des maladies respiratoires chez les enfants (DSP). À ce titre, plusieurs recherches ont démontré que le logement a un impact sur la santé, par exemple, les petits logements favorisent la transmission de maladies infectieuses. Ils peuvent également avoir des impacts cumulatifs sur la santé puisque l’on sait que les enfants qui ont leur propre chambre réussissent mieux à l’école, ce qui, à terme, aura un impact sur leur santé parce que l’on peut penser que ceux-ci auront plus de chance d’obtenir un diplôme [1]. Malgré la complexité des politiques liées au logement, on sait que les gouvernements n’investissent pas assez dans les logements sociaux qui donnent accès à des logements décents pour les moins nantis de la société.
On peut toujours compter sur sa famille
La famille dans laquelle naît un enfant et sur laquelle il devra « compter », on l’a vu plus haut, peut déterminer au moins en partie son état de santé futur. Le revenu, le type de logement, le niveau d’éducation, les liens sociaux qu’elle a développés sont des facteurs importants. Les personnes défavorisées en sont généralement dépourvues. Les gouvernements soutiennent plus ou moins les familles selon le type de politiques familiales qu’ils développent.
Au Québec, on le sait, le gouvernement a mis en place une politique familiale qui suscite l’envie. Les Centres la petite enfance (CPE) mis sur pied à la fin des années 1990 ont un impact positif sur la santé et le développement des enfants. Leur programme éducatif favorise le développement des enfants qui entreront à l’école sur une même base, il amoindrit donc les effets des inégalités économiques sur les enfants. De plus, leur accessibilité universelle et leur faible coût visent l’accessibilité au plus grand nombre. Les allocations de soutien aux enfants permettent également un soutien important aux familles et particulièrement aux moins nantis et peuvent faire la différence entre le fait de vivre sous ou au-dessus du seuil de la pauvreté et amoindrir les inégalités sociales de santé.
Ces exemples ne représentent qu’une infime partie de ce que les gouvernements peuvent faire par le biais de politiques publiques pour réduire les inégalités sociales de santé. On pourrait ajouter à cela les montants des prestations de l’aide sociale et des pensions de vieillesse, les politiques sur l’itinérance, l’aménagement du territoire, etc. En dernière analyse, il est important de retenir que le phénomène des inégalités sociales de santé est évitable et qu’il est lié à des choix de société.
Bibliographie
Mel Bartley et Charlie Owen, 1996, « Relations between socioeconomic status, employment and health during economic change, 1973-1993 », British Medical Journal, 313, 7055, p. 445-449.
Emmanuelle Cambois, 2004, « Carriers and mortality in France : evidence on how far occupational mobility predicts differenciated risks », Social Science & Medecine, 58, 12, p. 2545-2558.
Hilary Graham, 2002, « Build an Inter-Disciplinary Science of Heath Inequalities: The Exemple of Lifecourse Research », Social Science & Medecine, 2002, 55, 11, p. 2005-2016.
Joan Hallqvist et coll., 2004, « Can we disentangle lifecourse process of accumulation… », Social Science & Medecine, 58, 8, p. 1555-1562.
James S. House et coll. « Understanding social factors and inequalities in health: 20th century progress and 21st century propects », Journal of health and social behavior, 2002, 43, p. 125-142.
Ian Kawachi et coll., 2006, « Socioeconomic disparities in cancer incidence and mortality » In : Schottenfeld D, Fraumeni JF Jr, editors. Cancer Epidemiology and Prevention. 3. U.S.A: Oxford University Press; p. 174–88.
John W. Lynch et coll., 2000, « Income inequality and mortality: importance to health invidual income, psychosocial environment, and material conditions », British Medical Journal, 320, 1200-4.
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[1] L’éducation joue un rôle fondamental dans les inégalités sociales de santé. Or, tout le monde n’a pas le même accès aux diplômes. Au sujet des inégalités en éducation, voir l’article de Pierre Avignon dans ce numéro.