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Inégalités économiques entre les sexes : des enjeux actuels
Hélène Charron et Nathalie Roy
Chercheuses à la direction de la recherche et de l’analyse, Conseil du statut de la femme
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le rapport des femmes au marché du travail s’est considérablement modifié. La croissance de leur taux d’activité a été fulgurante. De 1946 à 2013, ce taux a presque triplé au Québec, passant de 22,2 % à 60,7 % pour les femmes de 15 à 64 ans, et leur taux d’emploi a grimpé de 21,5 % à 57,0 %. Pendant ce temps, le taux d’emploi des hommes diminuait graduellement, passant de 82,0 % à 63,8 % (voir graphique 1).
Accédant massivement à l’éducation secondaire, professionnelle et universitaire, les femmes ont acquis une autonomie économique nouvelle. Elles ont été de plus en plus nombreuses à exercer des professions autrefois réservées aux hommes, particulièrement en médecine, en pharmacie et en droit. Les domaines du génie et des nouvelles technologies de l’information furent plus lents à voir arriver les femmes. Dans toutes les professions, cependant, les hiérarchies internes se sont maintenues entre les sexes; les femmes accédant plus difficilement aux positions d’autorité et de direction.
Différentes mesures – revendiquées par le mouvement des femmes québécoises – ont été mises en place par le gouvernement du Québec depuis la fin des années 1970 afin de soutenir le travail salarié et l’égalité économique des femmes. Pensons notamment à la modification de la Charte des droits et libertés de la personne pour permettre les mesures d’action positive et favoriser l’implantation de programmes volontaires d’accès à l’égalité (à partir de 1986), à la loi sur l’équité salariale (1996), au réseau des services de garde à la petite enfance (1997) et au régime québécois d’assurance parentale (2006). Si la présence des femmes sur le marché de l’emploi a été soutenue par ces politiques et programmes publics, ceux-ci ont eu des effets partiels sur les inégalités salariales entre les sexes, particulièrement pour les femmes les moins qualifiées et les femmes issues de l’immigration.
Les récessions de 1981-82 et de 1990-93 et la vision néolibérale de l’économie qui s’est installée progressivement à partir des années 1990 ont accentué la précarité et le caractère atypique des emplois occupés majoritairement par les femmes. Encore en 2011, les femmes qui travaillaient à temps plein toute l’année gagnaient seulement 75,3 % du revenu moyen des hommes dans la même situation, ce qui constitue un recul par rapport à 2007 où ce taux était de 76,2 %. En dépit de leur niveau de scolarisation plus élevé que celui des hommes, leur taux d’emploi est plus faible et leur concentration professionnelle demeure très forte. Les femmes sont également plus nombreuses à travailler à temps partiel et elles assument encore majoritairement le travail gratuit dans le cadre familial. C’est pourquoi, malgré de nombreuses avancées au plan des droits et des possibilités professionnelles, les femmes n’ont pas encore atteint l’égalité économique avec les hommes.
Pour mesurer les avancées et les obstacles actuels à l’atteinte de l’égalité économique entre les femmes et les hommes, nous dresserons un portrait succinct de quatre enjeux majeurs : la persistance de la ségrégation professionnelle d’un côté et de l’assignation prioritaire des femmes au travail domestique et parental de l’autre, la dualisation de l’emploi et de la situation économique des femmes ainsi que l’absence d’une véritable politique d’articulation famille/travail.
Maintien de la ségrégation professionnelle
Encore aujourd’hui, la ségrégation professionnelle des femmes est très forte : les dix principales professions féminines accaparent 32,2 % de la main-d’œuvre féminine tandis que seulement 19,9 % des hommes actifs travaillent dans les dix principales professions masculines. Le recul des secteurs primaires et secondaires en ce qui concerne le nombre d’emplois ne semble pas avoir atténué le phénomène. Par exemple, on a beaucoup associé les pertes d’emploi liées à la dernière crise économique au secteur manufacturier et à sa main-d’œuvre masculine, mais la réalité n’est pas si simple. Il est vrai que les hommes forment la majeure partie de la main-d’œuvre dans le secteur manufacturier et que les pertes d’emploi qui ont sévi dans ce secteur ont affecté davantage la main-d’œuvre masculine que la main-d’œuvre féminine. Néanmoins, les femmes représentent tout de même un pourcentage non négligeable de la main-d’œuvre de ce secteur (ce pourcentage a fluctué entre 27,3 % et 30,2 % de 1976 à 2013). De plus, les secteurs où se concentre la main-d’œuvre féminine ont aussi connu avec quelques trimestres de retard des pertes d’emploi. Selon Emploi Québec, les femmes ont subi des pertes d’emplois importantes en 2009 et en 2011, surtout dans les secteurs de la fabrication, de l’administration publique, de la santé et de l’assistance sociale, du commerce, des services d’enseignement et des services aux entreprises. De manière générale, les pertes d’emploi dans les usines ont eu pour effet d’accentuer la concentration de la main d’œuvre féminine dans les services.
La diversification professionnelle des femmes demeure un enjeu majeur de l’établissement de l’égalité économique entre les sexes.
Persistance de l’inégal partage du travail domestique et familial
Même si l’écart entre la participation au marché du travail des femmes et des hommes s’est rétréci de façon marquée durant les sept dernières décennies, les parcours de vie des travailleuses et des travailleurs ne sont pas devenus homogènes pour autant. L’entrée massive des femmes sur le marché du travail n’a pas transformé les rouages de celui-ci ni les dynamiques au sein de la famille et l’assignation prioritaire des femmes à la sphère domestique a continué de prévaloir. Aujourd’hui, c’est donc en plus de leur activité professionnelle que les femmes doivent assumer, au sein de la famille, la plus grande part des responsabilités familiales et domestiques.
En raison des contraintes domestiques et familiales, notamment, les femmes continuent à s’investir moins dans leur profession. Au Québec, elles représentent plus des deux tiers de la main-d’œuvre qui travaille à temps partiel : c’est le cas, en 2012, de 426 700 femmes et 208 900 hommes. En outre, dans la population âgée entre 25 et 54 ans qui travaille à temps partiel « par choix », plus d’une femme sur cinq (20,8 %) déclare le faire en raison de ses obligations personnelles ou familiales, ce qui est le cas de seulement 4,3 % des hommes. Outre le fait qu’elles sont plus nombreuses à travailler à temps partiel, les femmes, même lorsqu’elles ont un emploi à temps plein, réduisent souvent leur prestation de travail rémunéré pour s’acquitter des responsabilités familiales et domestiques.
Au travail non rémunéré auprès des enfants s’ajoutent les soins apportés aux parents aînés et en perte d’autonomie. Le travail de proches aidants constitue une autre responsabilité assumée principalement par les femmes : elles sont plus nombreuses à jouer ce rôle de proche aidant, elles s’occupent davantage des soins en continu et elles y consacrent plus de temps que les hommes. En 2007, 30 % de la population québécoise âgée de 45 à 64 ans agissait à titre de proche aidant, les femmes formant 60 % de ce groupe. La proportion des proches aidants qui consacrent dix heures ou plus par semaine à cette aide est plus importante dans le cas des femmes que dans celui des hommes (30 % contre 20 %) alors que la proportion de ceux qui y consacrent moins de quatre heures par semaine est plus élevée dans le cas des hommes (58 % contre 45 %). Comme une part importante de proches aidants âgés de moins de 65 ans occupe un emploi, l’ajout de ces tâches aux autres responsabilités familiales complexifie la conciliation travail-famille et contribue à reproduire les inégalités économiques entre les sexes.
La dualisation de l’emploi féminin
L’expression « dualisation de l’emploi féminin » renvoie à l’inégal avantage tiré des avancées collectives en matière d’égalité entre les sexes au Québec par les femmes peu qualifiées, d’une part, et les femmes très scolarisées, d’autre part. Pendant qu’une minorité de femmes accède aux espaces de pouvoir économique et politique, la majorité des femmes du Québec demeure concentrée dans des emplois historiquement féminins, souvent précaires et peu qualifiés. Les écarts salariaux entre les femmes sans diplôme secondaire et les hommes dans la même situation diminuent beaucoup moins rapidement que ceux entre hommes et femmes hautement qualifiés.
Le rythme inégal de réduction des inégalités économiques vécues par les différentes catégories de femmes au Québec est associé à un rapport différent à la maternité et au travail domestique et familial. Au Québec, les données de Statistique Canada confirment que plus les femmes sont diplômées, plus elles ont, en moyenne, leurs enfants tard. De plus, la proportion de femmes ayant trois enfants ou plus diminue selon le niveau de scolarité. Donc, plus les femmes sont qualifiées, plus la charge parentale arrive tard dans la vie et plus elle est allégée, par rapport à celle des femmes moins scolarisées, en raison du nombre d’enfants plus faible. L’analyse des écarts salariaux entre les sexes, et entre catégories de femmes doit tenir compte de cette inégale charge de travail non rémunéré (domestique et familial) qui limite les possibilités de mobilité sociale ascendante de nombreuses femmes, particulièrement celles qui sont les moins qualifiées.
Les femmes qui obtiennent des diplômes et des emplois très qualifiés avant d’avoir des enfants externalisent une part plus importante de leur travail domestique et familial que celles qui n’ont ni les revenus ni la légitimité sociale pour le faire. Ce sont d’ailleurs souvent ces dernières qui assument la portion du travail domestique et familial que les femmes qualifiées ne parviennent plus à assumer ou ne désirent plus faire seules. C’est le cas de celles qui occupent des emplois prestigieux exigeant une complète disponibilité et une grande mobilité. L’Association des aides familiales du Québec a évalué qu’en 2007, 97 % des personnes employées comme aides-domestiques sont des femmes, 10 % résident chez leur employeur, 80 % sont immigrantes et 20 % sont d’origine québécoise.
Le travail domestique et familial plutôt que d’être partagé équitablement avec les hommes est ainsi reporté sur d’autres femmes moins privilégiées et organisé dans un rapport de travail informel, précaire, sans reconnaissance sociale et à de très faibles salaires. Il y a là un enjeu important pour l’égalité de toutes les femmes qui nécessite une lecture complexe de la situation intégrant à la fois les inégalités de sexe, de classe et de race.
Une organisation du travail à revoir
Les couples à deux revenus sont aujourd’hui devenus la norme et il a été démontré que cette pratique avait permis de réduire la prévalence du faible revenu au Canada. Selon Statistique Canada, les familles à deux soutiens qui vivent sous le seuil de faible revenu auraient été trois fois plus nombreuses en 1996, si elles n’avaient pu compter sur les gains des femmes (738 000 au lieu de 193 000 familles à faible revenu).
Une étude publiée en 2011 par le Centre canadien de politiques alternatives (CCPA) et l’Institut de recherche et d’information socioéconomiques (IRIS) nuance cette analyse des effets de l’accroissement du temps travaillé. Ainsi, la hausse entre 1997 et 2006 du temps travaillé par les familles avec enfants n’aurait pas procuré aux familles, particulièrement celles de la classe moyenne, une hausse de leur niveau de vie aussi importante que l’effort additionnel de travail.
Cela signifie, entre autres, que l’accès des femmes au travail rémunéré ne s’est pas traduit par leur complète émancipation économique, bien qu’il demeure un rouage central de l’économie et une condition incontournable de l’établissement de l’égalité entre les sexes. Pour que nous avancions collectivement vers une plus grande égalité entre les sexes, ce sont maintenant les exigences d’articulation entre le travail rémunéré et le travail non rémunéré qu’il faut considérer plus attentivement. Historiquement, le développement des services de garde a favorisé l’accès des femmes à l’emploi, mais il faut dépasser cette vision et reconnaître que cette politique familiale permet autant aux pères qu’aux mères d’exercer un travail rémunéré.
Rappelons que certaines politiques fiscales peuvent avoir pour effet de diminuer l’incitation des femmes à exercer un travail rémunéré. Au contraire, des politiques publiques accessibles et universelles sont essentielles pour permettre une meilleure articulation entre les responsabilités familiales et le travail rémunéré. Par exemple, des coûts de services de garde modulés en fonction du niveau de revenu de la famille pourraient causer une remise en question de la participation au marché du travail de celui des deux conjoints qui gagnerait le revenu le plus bas (le plus souvent la conjointe) lorsque ce revenu est très faible. Une véritable politique d’articulation entre le travail rémunéré et le travail non rémunéré (domestique et familial) agirait sur les inégalités entre les sexes. Si l’on prend l’exemple des pays scandinaves, les parents y bénéficient de congés à la naissance des enfants plus généreux et flexibles, la prise en charge collective des enfants d’âge préscolaire est garantie et abordable, les possibilités de réduction du temps de travail sont accessibles et les hommes sont activement incités à s’investir dans le travail domestique et parental non rémunéré.
Les conditions de l’égalité économique entre les femmes et les hommes sont loin d’être réunies au Québec. Les politiques publiques sont encore à parfaire dans l’optique de soutenir un partage égalitaire du travail domestique et familial. Et puis, au-delà des enjeux que nous avons pu évoquer dans ce court article, il y a plusieurs autres dimensions de la discrimination systémique envers les femmes qui empêchent que l’égalité entre les sexes devienne une réalité au Québec. Cela pourrait faire l’objet d’un autre article.
Bibliographie
Conseil du statut de la femme. Portrait des Québécoises en 8 temps. Édition 2014.
Couturier, Ève-Lyne et Bertrand Schepper. Qui s’enrichit, qui s’appauvrit 1976-2006, Montréal, Centre canadien de politiques alternatives et l’Institut de recherche et d’information socioéconomiques, 2011.
Fleury, Charles. « Portrait des proches aidantes âgées de 45 ans et plus », ISQ, Coup d’œil sociodémographique No 27, Québec, juin 2013.
Legault, Marie-Josée (2011). « La mixité en emploi au Québec... Dans l’angle mort chez les moins scolarisés? », Revue multidisciplinaire sur l’emploi, le syndicalisme et le travail, 2011, vol. 6, no 1, p. 20-58.
Statistique Canada, « Estimations de l’emploi à temps partiel selon la raison pour le travail à temps partiel, le sexe et le groupe d’âge », 282-0014 au catalogue, Ottawa 2014.