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Le prix élevé des inégalités (parce que la modération a bien meilleur coût)
Nicolas Zorn, chercheur, chargé de projet à l’Institut du Nouveau Monde
Un certain niveau d’inégalités économiques a ses avantages. Elles incitent à investir dans son capital humain, puisque les emplois mieux payés nécessitent généralement un niveau d’éducation et de formation plus élevé. Le talent et les innovations peuvent ainsi être récompensés par une rémunération plus importante. Les secteurs ayant besoin de main-d’œuvre rapidement ou nécessitant un certain niveau de qualification peuvent offrir de meilleurs salaires et d’avantages sociaux, ce qui rend l’économie dans son ensemble plus efficiente. Le communisme, qui vise l’égalité absolue, a démontré son inefficacité et son inaptitude à fournir un niveau de vie décent aux populations des pays l’ayant essayé. Toutefois, les écarts de revenus et de richesse excessifs ont également un coût élevé pour l’ensemble de l’économie et le bien-être des individus.
Nous n’avons pas pour ambition de désigner le « bon » niveau d’inégalités; ce choix revient à l’ensemble des citoyens. L’apport de la science économique est d’éclairer ce choix à partir d’une vision large, objective et diversifiée. Ce texte abordera le rôle des inégalités dans l’avènement de la Grande Récession de 2008 ainsi que leurs effets négatifs sur la croissance, sur la qualité de la main-d’œuvre, sur le bien-être de la population et sur la mobilité sociale.
Inégalités et croissance économique
Selon Camille Landais, chercheur au Stanford Institute for Economic Policy Research, « il n’y a pas de lien évident entre la croissance et la répartition de ses fruits au sein d’une société. Cette répartition est le fruit des forces de marché, mais aussi d’arrangements institutionnels reflétant notre tolérance à certains niveaux d’inégalités et notre volonté de redistribuer les richesses. »
Autrement dit, il n’y a pas d’automatismes : un PIB plus élevé n’est pas un gage d’une prospérité qui profite à tous. Au contraire, des écarts de revenus trop prononcés peuvent nuire à la croissance de plusieurs façons. Évidemment, la croissance économique peut sortir beaucoup de gens de la pauvreté comme ce fut le cas en Chine depuis trois décennies. Toutefois, les possibilités de s’enrichir peuvent parfois être détournées en faveur d’une partie seulement de la population. De plus, au-delà d’un certain point, l’augmentation du revenu national n’améliore pas la qualité de vie dans une société. Ce serait toutefois le cas pour les pays moins inégalitaires.
Inégalités et pauvreté
Les inégalités sont relatives, c’est-à-dire qu’elles se manifestent sous la forme d’écarts entre les trois composantes de la société, soit les moins nantis, la classe moyenne et les plus riches. Évidemment, la frontière entre ces groupes est subjective (Qui est riche? Qui fait partie de la classe moyenne?) et elle ne fait pas consensus. De plus, la composition de ces groupes est loin d’être homogène. Cette simplification a pour seul objectif d’illustrer les mécanismes à l’œuvre.
Tout d’abord, le degré de pauvreté est fortement corrélé aux inégalités de revenus dans les pays développés et même avec le 1 % le plus riche dans les pays anglo-saxons. Ces pays, qui ne ciblent que la pauvreté sans s’attaquer aux inégalités, ne parviennent à réduire ni un, ni l’autre. Autrement dit, si la réduction de la pauvreté est souhaitée, elle doit passer par la réduction des inégalités, ce qui veut dire s’attaquer à la stagnation des revenus de la classe moyenne et la croissance proportionnellement plus importante des hauts revenus, compris ici comme étant le 1 % le plus riche. Dans les pays développés, les inégalités ont augmenté depuis trente ans en même temps qu’une hausse de la pauvreté. Cette dernière est un phénomène dont le coût est élevé, non seulement en termes de capital humain et de carence de bien-être, mais également en termes financiers importants assumés par l’État, poids soutenu par l’ensemble des contribuables. De plus, il y a une relation négative entre les inégalités et la taille de la classe moyenne, ce qui nuit à la demande agrégée.
Quand on se compare, on consomme
L’un des problèmes majeurs avec les écarts de revenus prononcés est qu’ils encouragent la consommation de positionnement, soit l’achat de biens de luxe qui attestent le statut social : la grande maison au centre-ville, la voiture de luxe, le linge griffé, le cinéma maison. En effet, le cadre de référence de consommation d’un groupe repose sur le standard du groupe au-dessus; si le groupe le plus riche augmente sa consommation de biens de luxe, le groupe juste en dessous augmentera aussi sa consommation afin que son statut social ne décline pas par rapport à ce qui est considéré comme le nouveau standard.
Ainsi, le « niveau adéquat » de la consommation d’un individu serait fortement influencé par son entourage. Ses besoins dépendraient de ce qui est considéré comme nécessaire par les autres membres de son environnement ou par la société en général. Il en résulte plus de gaspillage, plus d’endettement et de la surconsommation, ce qui nuit au bilan environnemental et à l’économie en général. Personne ne gagne à ce jeu.
Cette consommation supplémentaire, en sus des besoins de base, doit être financée. Or, si les revenus de la classe moyenne stagnent et ceux des mieux nantis augmentent beaucoup alimentant la course à la consommation de positionnement, l’endettement s’imposera comme étant la seule solution. Ainsi, aux États-Unis, avant la crise de 2008, les mieux nantis épargnaient au moins 50 % de leurs revenus en inondant le marché du crédit avec leurs abondantes liquidités et en alimentant la bulle spéculative immobilière. De plus, l’immobilier apparaissant comme un domaine d’investissement intéressant. Il est fréquent pour les très hauts revenus d’acheter plusieurs habitations et immeubles au cœur des métropoles sans y résider, tirant vers le haut le prix des logements, grugeant le pouvoir d’achat de la classe moyenne et alimentant l’inflation.
Ainsi, certains déséquilibres économiques seraient provoqués par l’expansion du crédit comme réponse à la stagnation des revenus de la classe moyenne et la hausse des inégalités, mais également comme débouché pour les liquidités surabondantes des mieux nantis. La consommation de positionnement nourrirait ce cycle d’endettement et serait corrélée avec un faible taux d’épargne.
Un des principaux risques pour l’économie mondiale
Si les aléas de la conjoncture économique influencent beaucoup le montant total de richesses à distribuer et sa répartition, les inégalités ont également un impact négatif important sur la croissance économique. Dans un article du Swiss Political Science Review, le chercheur Daneil Oesch soutient que « [l]a distribution inégalitaire du revenu paraît avoir un impact nuisible sur l’épargne comme sur l’investissement, freinant de manière indirecte la croissance. […] Il s’ensuit que les facteurs concernant la distribution du revenu se répercutent sur la croissance économique à moyen et long terme au même titre que les variables macroéconomiques traditionnelles [comme l’inflation et le taux de chômage] ».
Plusieurs économistes du Fonds monétaire international (FMI) soutiennent que les grands écarts de revenus et de richesses seraient en partie responsables de l’implosion de l’économie mondiale en 2008. Les périodes de croissance seraient également moins longues et les crises seraient plus brutales dans les pays plus inégalitaires.
Peu de gens profitent d’une récession économique. Les profits des entreprises baissent bien qu’il existe d’importants écarts d’une industrie à l’autre, les rendements des placements en bourse diminuent, bien souvent les salaires stagnent et les finances publiques sont mises à rude épreuve. De plus, les revenus des ménages et les recettes fiscales déclinent. En contrepartie, les prestations d’assurance contre le chômage et pour l’assistance de dernier recours bondissent. Ces programmes de répartition des risques sociaux varient beaucoup d’un pays à l’autre, tant pour le nombre de personnes couvertes et l’accessibilité que pour la durée et la générosité (ou la pingrerie) des prestations.
Fait à noter, certaines catégories de la population peuvent trouver avantage à certains types de récession. Par exemple, au début des années 1980 et 1990, lors des récessions causées par la lutte à l’inflation, les retraités et les autres épargnants ont pu profiter de taux d’intérêt réels élevés.
Par contre, certains ménages sont plus touchés que d’autres par les récessions, soit les plus vulnérables comme les femmes (surtout si elles sont monoparentales), les jeunes, les aînés et les immigrants. Au Québec, dans le cas des jeunes familles, « la variation des niveaux d’inégalité est fortement conjoncturelle et de nature contracyclique : ces niveaux augmentent en phase de récession et diminuent en phase d’expansion ».
Instabilité politique, corruption et bien-être
Les écarts de revenus amènent également leur lot d’instabilité politique. La perception que la croissance économique ne profite pas à tout le monde encourage la contestation, le populisme, le protectionnisme et la xénophobie. Ce faisant, ils rendent plus difficile l’adoption de lois et nuisent au climat d’affaires. Le Forum économique de Davos est allé jusqu’à considérer ces écarts comme étant l’un des principaux risques pour l’économie mondiale et une menace pour la cohésion sociale et la stabilité politique des sociétés.
Il y a également un risque de détournement des institutions politiques par les mieux nantis, ayant recours à des lobbyistes et finançant (légalement ou pas) des partis politiques, des groupes de pression et des think tanks. La corruption des élus et des fonctionnaires ne serait pas étrangère aux fortes inégalités des revenus. Le détournement des institutions démocratiques au profit d’individus et d’organisations disposant de moyens élevés mène à l’extraction de rentes et nuit ainsi aux acteurs économiques qui jouent selon les règles du jeu.
Les inégalités excessives nuisent aussi à la qualité de la main-d’œuvre d’un pays. En effet, les pays plus inégalitaires ont une population moins en santé, les enfants réussissent moins bien à l’école et les taux d’obésité et de problèmes mentaux sont plus élevés. De plus, la mobilité sociale, soit la capacité d’un individu d’améliorer son sort par rapport à celle de ses parents, est fortement corrélée avec le niveau d’inégalité. Autrement dit, un engagement pour l’égalité des chances a peu de chances de réussir sans s’attaquer aux inégalités élevées.
Le Québec : différent et semblable
Bien que moins touché que d’autres sociétés, le Québec n’a pas été complètement épargné par la croissance des inégalités. Ainsi, la croissance économique y a profité davantage aux mieux nantis depuis les années 1980. En effet, le revenu médian des familles québécoises avant impôts a globalement reculé entre 1981 et 2011, malgré une croissance de près de 50 % du PIB par habitant. L’accroissement de la richesse nationale a donc apparemment été concentré aux mains d’un nombre restreint d’individus ou de ménages.
Notons toutefois que la stagnation du revenu médian est également attribuable en partie à la combinaison de deux autres phénomènes : une baisse de la taille des familles et une augmentation de la proportion des familles formées de personnes seules et de personnes âgées. Le revenu médian des familles formées de deux personnes a en fait augmenté (surtout de 2006 à 2010, avec un sommet en 2009). Cela dit, il demeure que cette croissance a été beaucoup plus faible que celle du PIB par habitant.
En se basant sur les revenus après impôts, la taille de sa classe moyenne s’est réduite depuis le milieu des années 1980 et la part des revenus captée par le 1 % le plus riche est passée de 7 à 11 % de tous les revenus marchands et de 6 à 8 % pour la part des revenus après impôts. Est-ce problématique? C’est à la société d’en décider.
Conclusion
En dernière analyse, les inégalités de revenus excessives sont nuisibles aux consommateurs, aux entrepreneurs, au climat d’affaires, à une croissance économique durable et au bien-être général. Les coûts économiques et sociaux sont importants et vont croissant lorsqu’un pays tolère des écarts de richesse grandissants.