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Petite histoire d’un transfert réussi du Québec vers la France
Témoignages de Alain Philippe et François Soulage
Propos recueillis par Joël Lebossé
2008 : Des intervenants français de l’économie sociale à la découverte de l’Accorderie
Deux acteurs importants du mouvement de l’économie sociale en France, tous les deux très impliqués dans le soutien à l’innovation sociale, ont entendu parler des Accorderies lors d’une visite au Québec. Après avoir travaillé sur d’autres projets de coopération, certains de leurs partenaires québécois, à l’origine de cette expérience, leur ont raconté au hasard de discussions informelles ce qui s’y passait.
Ils les ont invités à découvrir la première du nom, l’Accorderie de Québec. Une visite approfondie a été organisée, ils y ont passé du temps en se faisant expliquer dans le détail les enjeux, les choix d’organisation, le fonctionnement au quotidien, échangeant avec les accordeurs... afin d’en bien comprendre le sens et les conditions de fonctionnement. C’est à la suite de cette visite qu’ils ont décidé de reproduire le concept en France et celui-ci y a été largement développé depuis.
Nous avons voulu leur demander ce qu’avait été leur perception lors de cette rencontre et pourquoi ils avaient décidé d’en importer l’idée en France. Ils ont bien voulu fouiller dans leurs notes et dans leur mémoire et nous livrent ici leurs impressions de l’époque.
Rencontre témoignage avec :
Alain Philippe est alors président de la Fondation Macif depuis 1993. Cette Fondation est très engagée pour l’innovation sociale, finance et accompagne des projets novateurs qui répondent aux besoins fondamentaux des personnes.
La Fondation Macif a été elle-même créée par la MACIF, première mutuelle d’assurance en France qui compte cinq millions de membres.
François Soulage était tout nouvellement élu président du Secours catholique — Caritas France au moment de son voyage à Québec. C’est une organisation qui couvre l’ensemble du territoire français avec ses 3700 équipes réparties en 75 bureaux locaux. En 2008, François vient tout juste de passer le relais de l’Institut de développement de l’économie sociale qu’il a créé et dirigé pendant 25 ans. L’IDES, développé par le secteur coopératif et mutualiste français, finance depuis 1983 les besoins d’équité des coopératives et OBNL du secteur marchand en France.
Quels étaient vos liens sur l’innovation sociale ou l’économie sociale avec les intervenants du Québec, et comment avez-vous eu connaissance de l’expérience des Accorderies ?
Alain Philippe - Depuis quatre ans déjà, la Macif dans le cadre des Rencontres du Mont-Blanc, avait lancé des pistes de partenariat avec plusieurs structures de l’économie sociale québécoise, projets qui avaient débouché sur des relations chaleureuses et amicales entre nous Français et les dirigeants de ces structures, coté québécois.
La qualité de nos rapports, la conscience que nous parlions le même langage économico-social, la volonté commune de renforcer de par le monde une philosophie fondée sur la solidarité, la responsabilité et la non-maximisation des profits, ont permis de construire et d’installer un bon climat de complicité. Nous avons travaillé ensemble sur un Réseau international de Fondations de l’économie sociale, à partir de la Fondation Macif pour la France, du Pôle européen des Fondations de l’Économie sociale (PEFONDES) et des Fondations québécoises.
C’est à partir de ce socle « politique », mais aussi dans la perspective de rapprochements opérationnels que nos relations se sont nouées et c’est sur ces fondations riches d’amitié et de confiance qu’à l’occasion d’un déjeuner, Léopold Beaulieu, Clément Guimond et Joël Lebossé me parlèrent, pour la première fois — nous étions en 2008 — des Accorderies. C’est moins la curiosité que la confiance dans mes camarades québécois et à votre enthousiasme lors de ce déjeuner où vous avez choisi de nous parler de l’Accorderie, que se déclencha assez vite ma décision d’aller y voir de plus près.
François Soulage —Pour ma part, ce déplacement était sans doute le quatrième ou le cinquième que je faisais ici. Il est vrai qu’en venant au Québec, nous étions sûrs de découvrir de nouvelles expériences originales, c’est toujours ce que j’ai vécu à chaque fois que je vous ai rencontrés. Je suis venu la première fois pour comprendre votre système de financement de l’économie sociale. C’était en 1981 avec la société de développement coopératif. Je suis revenu ensuite pour rencontrer les acteurs du tourisme social, le Conseil québécois du loisir, et par la suite pour mieux faire connaissance avec l’outil « Fonds de travailleurs » développé par la FTQ. J’étais présent au Québec en 2008 pour rencontrer la Caisse d’économie solidaire Desjardins (Clément Guimond et Léopold Beaulieu) et Filaction (Joël Lebossé), au moment où nous étions en train de travailler en France à la création des fonds d’épargne salariale. Nous nous connaissions déjà assez bien pour savoir que ce qui nous réunissait était d’abord le service des autres, ce que moi, catholique, j’appelle le service du frère. Alors bien sûr je pensais faire de nouvelles découvertes. Mais le résultat a dépassé mes espérances.
Comment avez-vous perçu l’expérience de l’Accorderie ? Qu’est-ce qui vous a plus particulièrement intéressé ?
Alain Philippe —Les Accorderies existaient depuis déjà six ans au Québec : en l’occurrence à Québec, Montréal et Trois-Rivières. Pour ma part, j’en ignorais tout et j’étais curieux de les découvrir.
Dans ce que j’en ai d’abord compris, le concept d’Accorderie comportait une finalité à caractère « politique », celle qui laisse espérer que nous sommes sur la voie du changement de paradigme que nous appelons de nos vœux. Il s’agit bien là, effectivement, de transformation sociale. La démarche de lutte contre la pauvreté n’utilise plus les mêmes « recettes » que celles utilisées majoritairement jusqu’alors.
Certes, les fondateurs des Accorderies entendent servir l’intérêt général, mais leurs pratiques sont responsabilisantes. Fini le don généreux ! Leur démarche privilégie l’implication, la responsabilisation, la recherche des compétences cachées, enfouies, presque ignorées ! Nous ne sommes plus ici dans le caritatif et l’humanitaire. Nous sommes dans l’égalitaire !
François Soulage —Ce que j’ai retenu tout d’abord c’est la volonté dans une démarche de lutte contre la pauvreté de mettre tous les acteurs en mouvement. Il ne s’agit pas ici d’être au service de personnes défavorisées, il s’agit d’être au même niveau qu’elles dans une sorte d’égalité de traitement entre ceux qui donnent du temps et qui en reçoivent et ceux qui, ayant besoin d’en recevoir, en donnent.
D’une certaine manière, pour moi qui suis catholique, c’est une manière vivante de vivre l’Évangile dans son incarnation, dans des actions humaines.
Mais c’est également la démonstration que tout homme et toute femme a des compétences qu’il peut mettre au service de la communauté. En parlant avec les personnes qui étaient présentes à l’Accorderie de Québec, j’ai eu cette intuition que je retrouve dans ce que disent les personnes que je rencontre au sein du Secours catholique, qu’il y a un gaspillage monstre de richesses humaines, celles des savoirs et des savoir-faire qui ne demandent qu’à se transmettre, à s’échanger.
Qu’est-ce qui vous inspire dans ce que propose une Accorderie ?
Alain Philippe —Il ne s’agit plus uniquement de l’émergence d’une bonne conscience au bénéfice des initiateurs, des animateurs, des intervenants, mais bien de la recherche d’un bonheur partagé qui passe par le bien vivre, l’épanouissement, la confiance en soi et dans les autres, la recherche intérieure qui initie à la tolérance, au respect des autres, à l’exemplarité comportementale.
Dans les Accorderies, le principe solidaire repose sur le développement du pouvoir d’agir, cette pratique mise en avant, notamment par des chercheurs québécois, une pratique source du retour de la confiance en soi, du retour de la perception du sens généré par son travail ou le service que l’on rend, dans une acception que Yann Lebossé, chercheur particulièrement investi sur ce champ, propose ainsi : « Processus par lequel des personnes adhèrent ensemble ou séparément à une plus grande possibilité d’agir sur ce qui est important pour elles-mêmes, leurs proches ou la collectivité à laquelle elles s’identifient. »
La proposition d’une Accorderie est « politique » au sens noble du terme, car il s’agit bien du vivre ensemble. C’est un nouveau paradigme qui permet d’espérer une sortie des modèles dominants qui régissent le monde et qui font que la fortune de huit personnes équivaut à la richesse de plus de trois milliards de femmes et d’hommes dans le monde.
François Soulage —J’ai retenu de ce que j’ai vu, trois grandes caractéristiques dans une Accorderie : la confiance qui règne entre les acteurs, la mixité des publics, et la volonté « politique » de démontrer qu’une société peut fonctionner en dehors de l’échange monétaire. Nous avons compris que les initiateurs des Accorderies sont porteurs d’une vision de transformation sociale et dans le même temps ils ont développé la capacité de faire se rencontrer à la fois des personnes en précarité et des personnes qui étaient prêtes à partager leur temps et leurs compétences sans en avoir un besoin direct pour elles-mêmes.
C’est pour ces raisons que vous avez décidé d’en implanter en France ?
Alain Philippe – C’est parce qu’il porte tout cela que le concept d’Accorderie nous a tellement interpelés et pourquoi nous avons pensé à la Fondation Macif, qu’il répondait à notre espoir, à notre dessein, de faire émerger des programmes innovant socialement. Cette ambition ne repose pas uniquement sur une vision sociétale que nous étions quelques-uns à partager. Elle repose, bien sûr, sur l’histoire de la Macif, notre fondateur. Une entreprise mutualiste éprise de démocratie, de partage du pouvoir (Jacques Vandier, son fondateur, disait que la relation des sociétaires avec la Macif ne s’exprime pas en matière de propriété, mais bien de pouvoir partagé, de solidarité active et concrète.
François Soulage —Ces mêmes caractéristiques expliquent que, avec la Fondation Macif, le Secours catholique ait eu envie de développer des Accorderies dans les quartiers dans lesquels il lui semblait qu’existait une volonté de se prendre en main. Très vite en effet, à l’exemple de ce que nous avions vu au Québec, nous avons compris que les Accorderies étaient porteuses d’une vision de transformation sociale, et dans le même temps, capables de mettre en œuvre des actions immédiates au bénéfice des personnes en précarité. Cette qualité de la rencontre, dans un cadre de mixité sociale est ce que prône depuis de très nombreuses années le Secours catholique et l’Accorderie lui donne une occasion unique de l’incarner dans une réalisation pratique cette fois, celle de la responsabilité réciproque et égalitaire au travers des échanges qui change la vie des individus.
Comment est-ce que cette « importation » du concept Accorderie en France a fonctionné ?
Alain Philippe – Du point de vue de la Fondation Macif, la démarche portée par les Accorderies est socialement innovante tant elle sort des schémas classiques de lutte contre la pauvreté et l’isolement, lesquels relèvent généralement d’interventions à caractère caritatif ou humanitaire.
Le premier acte de duplication du concept d’Accorderie du Québec vers la France s’est d’abord concrétisé par la décision de la Fondation Macif de mener une étude d’occasions favorables. Elle visait à valider la pertinence de transposer en France cette initiative, conçue et développée sur le continent nord-américain en prenant en considération nos modes de vie, nos cultures, notre tissu associatif, nos services publics respectifs, etc.
L’étude d’occasions favorables conduite par la Fondation Macif fut concluante et donna le « Top Départ » d’un programme français d’implantation et de développement des Accorderies. La Fondation Macif s’est positionnée en promoteur de ce projet et y a largement investi en énergie et en moyens. Elle a passé une entente avec le Réseau québécois des Accorderies en 2011 dans laquelle elle s’est placée en gardien de la philosophie originelle du concept, en protecteur de son orthodoxie telle que les Québécois l’avaient conçue.
La Fondation Macif, la Caisse des Dépôts et Consignations et le Secours catholique constituèrent le premier cercle fondateur. Ils décidèrent d’un territoire d’expérimentation : le 19e arrondissement de Paris pour implanter la première Accorderie française qui a ouvert ses portes à l’automne 2011. La Fondation Macif soutenue par ses deux partenaires au sein du cercle des fondateurs continua à piloter le projet dans une stratégie plus audacieuse et volontariste en appuyant la création de neuf autres Accorderies et en aidant à constituer le Réseau des Accorderies de France à l’automne 2013.
François Soulage – La Fondation Macif, avec l’importante implication d’Alain Philippe, a été le moteur de ce transfert et elle a investi beaucoup pour sa réussite depuis maintenant six années. Le Secours catholique l’a appuyée depuis le début par sa présence dans les instances de gouvernance et celle de ses délégations locales dans les Accorderies elles-mêmes. Véronique Fayet qui m’a succédé en 2014 a maintenu et même amplifié notre engagement.
Nous avons pu apprendre beaucoup de l’expérience québécoise, du concept à la façon de construire et de fonctionner. Nous avons ainsi pu capitaliser rapidement et diffuser mieux les savoirs, les outils et les savoir-faire.
Un dernier mot en guise de conclusion ?
Alain Philippe – Ce qui est extraordinaire avec cette approche mise en avant au sein des Accorderies, c’est qu’elle semble ne pas vieillir et représente une innovation sociale aujourd’hui encore en 2017. Elle se réinvente lors de la création de chaque nouvelle Accorderie.
François Soulage — Après ces quelques années, je constate que nous ne nous sommes pas trompés. Ce sont aujourd’hui 33 Accorderies qui sont en activité sur le territoire français. Le développement des Accorderies a même été reconnu par les pouvoirs publics français comme une démarche particulièrement innovante pour favoriser l’engagement citoyen.
Annexe :
La transférabilité des innovations sociales ! L’exemple des Accorderies
L’une des originalités de l’expérience des Accorderies est d’avoir organisé le développement des implantations de nouvelles Accorderies sous la forme d’une franchise sociale. C’est une méthode qui permet la diffusion rapide et fiable « des outils et du tour de main », autrement dit des savoir-faire. Cette méthode a été un accélérateur très efficient et permis un développement rapide de la création des nouvelles Accorderies au Québec. Elles sont 13 en activité aujourd’hui.
C’est cette même méthode qui a été mise en œuvre, d’une part pour l’implantation des premières Accorderies avec le transfert du Québec en France, en 2011, et par la suite pour faciliter le déploiement des nouvelles Accorderies françaises.
Au 1er mars 2017, c’est-à-dire six ans plus tard, leur nombre est passé de 2 à 33 Accorderies, implantées dans autant de quartiers ou villes et réparties sur l’ensemble du territoire français.
Un des atouts supplémentaires dans cette expérience de transfert a été que les personnes-ressources [1] à l’origine du premier projet en 2002 ont été ensuite les acteurs opérationnels des premières implantations en France. Depuis, ces personnes sont devenues des acteurs importants dans le déploiement du réseau des Accorderies en France.
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[1] Pascale Caron, présidente de l’Accorderie de Québec jusqu’en 2010 est devenue trésorière dès 2013 puis présidente du Réseau des Accorderies de France depuis 2015. Joël Lebossé, est l’un des fondateurs, un administrateur de l’Accorderie de Québec de 2002 à 2010 et le premier président du Réseau québécois des Accorderies de 2005 à 2010. Il siège depuis l’origine à titre de personnalité qualifiée dans les instances du Réseau des Accorderies de France.