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Les négociations commerciales entre le Canada et l’Union européenne
Une mise en perspective
Christian Deblock, professeur d’économie politique, UQAM, directeur du Centre d'études sur l'intégration et la mondialisation (CEIM)Victor Alexandre Reyes Bruneauchercheur CEIM
Alors que les États-Unis semblent concentrer toute leur attention sur leur relation stratégique avec la Chine ainsi que sur les négociations Trans-Pacifique, c’est plutôt du côté de l’Europe et des Amériques que le Canada a, pour le moment, principalement orienté ses priorités commerciales. Après avoir finalement conclu, en juin 2007, un accord avec les quatre pays de l’Association européenne de libre-échange (AELE), c’est avec l’Union européenne (UE), son deuxième partenaire commercial en importance, que le Canada est maintenant engagé dans un processus de négociation, officiellement lancé lors du Sommet de Prague en mai 2009, qui doit déboucher sur un « accord économique et commercial global » (AECG), idéalement à la fin de 2011.
Poussé par le Québec et par la France, le projet a immédiatement reçu l’appui des milieux d’affaires, l’Europe constituant une zone commerciale dont le potentiel a longtemps été sous-exploité par les exportateurs et les investisseurs canadiens. Malgré plusieurs tentatives dans ce sens de la part du Canada, l’Europe n’a jamais voulu s’engager avec lui dans la voie du libre-échange. Le fait que l’UE ait finalement accepté de négocier un accord commercial de grande envergure avec le Canada est déjà en soi un grand succès diplomatique. Or, il ne faut cependant pas sous-estimer le fait que ces négociations se déroulent dans un climat d’indifférence en Europe et surtout que l’UE soit engagée dans de nombreuses négociations bilatérales et régionales perçues comme beaucoup plus stratégiques et prioritaires.
Pour dire les choses simplement, c’est d’abord le Canada qui pousse à la roue de ces négociations, et ce, dans un contexte nouveau marqué par cinq réalités : (1) les relations entre le Canada et les États-Unis se desserrent fortement depuis le tournant des années 2000 ; (2) les États-Unis se désintéressent de plus en plus des Amériques ; (3) les négociations en vue de créer une zone de libre-échange dans les Amériques ont été abandonnées ; (4) les négociations commerciales multilatérales sont dans une impasse totale alors que prolifèrent les accords bilatéraux ; et (5) l’entrée en force de la Chine sur le continent a totalement changé la donne dans les Amériques, bouleversant autant les relations commerciales que les processus d’intégration qui semblaient pourtant jusqu’ici bien établis.
Entre un « modèle ALENA » manifestement essoufflé et des courants économiques internationaux qui se déplacent vers l’Asie, le Canada peine à trouver sa voie dans la nouvelle économie mondiale, voire à trouver des partenaires majeurs avec lesquels négocier des ententes commerciales. Aussi est-ce d’abord dans ce contexte qu’il faut replacer les négociations avec l’UE, moins pour trouver un contrepoids à l’influence envahissante des États-Unis que pour relancer un modèle économique extraverti menacé de constriction. Le Canada ne peut plus compter aujourd’hui sur sa relation confortable avec les États-Unis ; il lui faut trouver de nouvelles avenues commerciales, et dans ce sens, un accord commercial avec l’UE apparaît comme l’une des options les plus réalistes, du moins dans l’immédiat.
Quand l’ALENA ne répond plus aux attentes…
Depuis la signature de l’ALENA, l’économie du Canada est plus étroitement intégrée que jamais à celle des États-Unis, et cette relation étroite a été l’une des clés des bonnes performances qu’elle a enregistrées au cours des deux dernières décennies. Les partisans du libre-échange y verront sans doute la preuve qu’ils avaient raison et que, grâce à lui, le Canada a gagné en dynamisme, en maturité et en sécurité. Nombreux sont les faits qui penchent en faveur d’une telle analyse : tirée par celle des États-Unis, l’économie canadienne a connu tout au long des années 1990 une croissance vigoureuse, voire supérieure à celle de son voisin, attiré les investissements étrangers, accumulé des surplus commerciaux considérables avec les États-Unis, etc. Ces résultats économiques ne sont pas uniquement imputables à l’ALENA. Mais admettons-le une fois pour toutes : le Canada a su profiter de cet accès sécuritaire et élargi à son principal marché que lui apportait l’ALENA, tout comme il a profité d’un cadre institutionnel prévisible et propice aux affaires. Par contre, on peut se demander si l’ALENA n’a pas aussi contribué à créer l’illusion d’une richesse facile, avec le résultat que le Canada ne se trouve pas aujourd’hui pris au piège de sa relation avec les États-Unis.
C’est à ce constat auquel on arrive aujourd’hui lorsqu’on regarde l’évolution des faits depuis le tournant des années 2000. Sur le plan conjoncturel, la locomotive américaine a connu de nombreux ratés, jusqu’à la crise de 2008-2009 qui a sérieusement ébranlé le commerce canadien. À cela, il faut ajouter la hausse du dollar canadien qui est venue remettre sérieusement en question les avantages industriels que le Canada avait tirés jusque-là du commerce d’intégration. Par ailleurs, les effets pervers d’une hausse des prix des matières premières ont fait du Canada une économie rentière, de plus en plus orientée vers l’exportation des ressources naturelles. Néanmoins, ne mésestimons pas les effets structurants de l’ALENA, ni le passage relativement réussi du Canada à la nouvelle économie.
L’économie canadienne n’a non plus suivi l’économie américaine dans sa course folle à l’endettement et à la spéculation financière. Les résultats économiques s’en ressentent si on les compare à ceux des États-Unis : une croissance plus forte et plus solide, une crise moins douloureuse qu’aux États-Unis et une compétitivité internationale qui n’a rien à envier à beaucoup d’autres pays si l’on se fie à l’indice du Forum économique mondial. Mais à force de ne regarder que vers son puissant voisin, non seulement le Canada a-t-il négligé d’investir dans le futur, avec le résultat que la productivité canadienne a pris un retard inquiétant sur la productivité américaine depuis 2000, d’autant plus qu’au vu des excellents résultats commerciaux engrangés année après année, il a fini par se croire plus important qu’il ne l’est en fait aux yeux des Américains.
Les carences de la productivité canadienne sont manifestes, et dans ce sens, si une part du déficit commercial pour les produits industriels est imputable à la hausse du dollar canadien, une autre part est imputable à la faiblesse des investissements productifs et aux caractéristiques d’un commerce d’intégration. Qui plus est, le Canada subit aujourd’hui les coups de butoir de la concurrence chinoise, à commencer aux États-Unis mêmes. Remarquons en passant que le Mexique souffre des mêmes problèmes, et bien davantage encore que le Canada. Mais dans le cas présent, il ne s’agit pas simplement d’un problème d’ordre conjoncturel. La préférence commerciale qu’offrait l’ALENA à ses débuts s’épuise alors que, parallèlement, l’horizon des entreprises s’est trouvé considérablement élargi avec la mondialisation et le décollage rapide des pays émergents. Le phénomène est particulièrement visible du côté américain.
Lorsqu’on regarde les chiffres du commerce, force est de constater que les États-Unis restent, et de loin, le principal partenaire du Canada. Cependant, en l’espace d’une décennie, le commerce bilatéral a reculé de quelque dix points de pourcentage. Quant à l’excédent commercial, non seulement a-t-il fondu littéralement, mais il est avant tout dû aux produits énergétiques et aux produits de base. Les chiffres de l’investissement montrent les mêmes tendances : les États-Unis sont toujours là mais, en 2009, ils ne représentaient plus que 44 % des investissements étrangers au Canada et un peu plus de la moitié des investissements canadiens à l’étranger. Il est indéniable que l’économie canadienne se globalise, avec le résultat que ses échanges commerciaux et ses investissements étrangers sont aujourd’hui beaucoup plus diversifiés sur le plan géographique qu’ils ne l’étaient à la fin des années 1990. Les échanges avec l’Asie se sont développés, mais de manière asymétrique : le Canada accentue ses importations de produits provenant de cette région, de la Chine principalement, mais il y exporte peu sinon des matières premières. Et surtout, contrairement aux États-Unis, les entreprises et les investissements canadiens y sont peu présents. C’est moins le cas de sa relation avec l’Europe : le commerce des biens se développe dans les deux sens. Celui des services commerciaux enregistre une forte progression et les investissements sont croisés. Il est significatif de relever qu’aujourd’hui, 30 % des investissements canadiens dans le monde se trouvent localisés en Europe et que 20 % du commerce des services commerciaux se fait avec elle.
Cela dit, il faut voir aussi l’autre côté de la médaille : hormis ses ressources naturelles, le Canada ne suscite plus autant l’intérêt des États-Unis qu’autrefois. Le phénomène ne concerne d’ailleurs pas seulement le Canada ; il est général dans les Amériques. L’une des raisons pour lesquelles les États-Unis s’étaient lancés dans l’aventure de l’ALENA tenait à l’avantage dont leurs entreprises comptaient tirer parti d’un commerce d’intégration polarisé sur le marché américain. Ainsi positionnés, ils étaient plus aptes à affronter la concurrence asiatique et à relever le défi posé par l’émergence rapide des nouveaux pays industrialisés d’Asie de l’Est dans l’économie mondiale. La proximité géographique de pays qui offraient des conditions de production avantageuses et des protections élargies pour l’investissement a pesé lourd dans le débat. Or, l’entrée en scène de la Chine a changé les données du problème, avec le résultat qu’aujourd’hui les produits importés de Chine se substituent à ceux importés de la périphérie immédiate. Fait intéressant, ce sont les entreprises américaines elles-mêmes qui sont responsable de cette situation, puisque la moitié du commerce de la Chine est contrôlé par des entreprises étrangères. Une nouvelle dynamique intégrative s’est ainsi mise en place au profit de l’Asie, ce qui, en retour, n’en rend que plus vulnérables les processus intégratifs dans les Amériques, dont au premier chef ceux d’Amérique du Nord.
Quelles options pour le Canada ?
Le Canada a encore plus d’un atout dans son jeu, mais manifestement l’ALENA ne suffit plus et, à défaut de se ressaisir, les risques de marginalisation dans une économie mondiale en pleine recomposition augmentent rapidement. Disons-le, le Canada n’est pas encore parvenu à se faire une idée claire de la voie à suivre. Un temps, la voie régionale de la zone de libre-échange des Amériques a semblé prometteuse. Même si pour lui l’intérêt économique était limité, le projet offrait néanmoins la possibilité de développer sur le continent des relations diplomatiques distinctes de celles des États-Unis, d’affirmer par la même occasion ses propres valeurs et ses propres intérêts, et ultimement de désenclaver l’économie canadienne de l’ALENA. Le projet ayant tourné court, le Canada s’est trouvé fort démuni, n’ayant guère d’idées claires quant à la voie à suivre, sinon celle des accords bilatéraux.
Ensuite, le Canada a jonglé avec l’idée de renforcer et d’approfondir l’ALENA, certains suggérant même de transformer l’accord en union douanière, voire en union monétaire. Évidemment, les États-Unis n’y ont jamais été intéressés, pas plus qu’ils n’ont montré d’intérêt pour de nouvelles négociations sectorielles ou normatives. Quant à l’idée de rouvrir l’ALENA, qui fut lancée lors de la campagne présidentielle de 2008, elle est restée lettre morte. La voie du multilatéralisme étant, elle aussi bouchée, il ne reste que la voie bilatérale, mais avec qui ?
Le programme de négociations bilatérales a été réanimé par le gouvernement de Stephen Harper, avec un certain succès d’ailleurs. Des accords ont été signés avec le Panama, la Jordanie, la Colombie, le Pérou, l’AELE et le Costa Rica, qui viennent s’ajouter à ceux que le Canada avait déjà avec Israël et le Chili. D’autres négociations ont été ouvertes ou amorcées avec la Turquie, l’Ukraine, le Maroc, la Corée, les pays andins, le CARICOM, la République dominicaine, l’Amérique centrale, Singapour et l’Inde. Sans oublier les multiples accords de coopération économique et les traités d’investissement. Cela dit, on notera que la plupart de ces négociations concernent des pays avec lesquels les États-Unis ont déjà des accords de libre-échange et qui n’offrent que des perspectives commerciales limitées. Jusqu’à présent, c’est la voie européenne qui semble la plus prometteuse.
L’UE demeure le second marché en importance du Canada. Il est en légère progression depuis le tournant de la décennie, mais le Canada affiche une balance commerciale déficitaire. C’est au chapitre des investissements que les relations sont les plus importantes : le Canada est le troisième plus grand investisseur en Europe, et l’UE le second au Canada. En pourcentage total, l’UE représente environ le quart des investissements étrangers du Canada. L’Europe n’offre pas le dynamisme économique de l’Asie ; pas plus qu’elle n’exerce le même attrait que la Chine ou l’Inde, mais son économie est prospère, ses marchés sont stables et ses institutions fortes. En outre, elle dispose d’une main-d’œuvre hautement qualifiée, d’importants centres de recherche et développement, des réseaux commerciaux bien structurés, etc. De quoi, en somme, attirer les entreprises canadiennes et ouvrir la porte à une coopération renforcée, mais encore faut-il que les règles européennes cessent de rebuter les investisseurs canadiens comme c’est le cas actuellement.
Un grand pas en avant fut franchi lors du Sommet UE-Canada qui s’est tenu à Berlin, en juin 2007. Les deux parties convinrent alors de commander une étude de faisabilité tout en poursuivant les discussions sur une base sectorielle. Publiée en octobre 2008 [1], l’étude conjointe, bien que prudente, en arrive à la conclusion qu’un accord de libéralisation des échanges pourrait entraîner des gains commerciaux de l’ordre de 25 % dans le sens du Canada vers l’Europe pour les marchandises et de 14 % pour les services, et d’un peu plus de 35 % et de 13 % dans l’autre sens pour les marchandises et les services. D’autres études publiées depuis vont dans le même sens [2]. Plus récemment, une étude du Conference Board est venue apporter un peu plus d’eau au moulin des négociations en abordant le problème des échanges dans la perspective nouvelle du commerce d’intégration [3]. Toujours est-il que c’est sur la base des résultats prometteurs de l’étude conjointe, et après avoir défini le « périmètre d’un accord économique approfondi », que les négociations bilatérales furent officiellement lancées lors du Sommet Canada-Union européenne tenu à Prague le 6 mai 2009.
Vers un accord économique et commercial global ?
Les négociations présentent trois traits originaux. Tout d’abord, ce sont des négociations entre un pays et un bloc de pays qui présentent sensiblement les mêmes niveaux de développement, partagent les mêmes valeurs et s’offrent mutuellement les mêmes avantages, garanties et protections en matière de commerce et d’investissement. Entre le Canada et l’UE il y a beaucoup de différences n’en doutons pas, mais ce qu’il faut surtout voir par là, c’est que les négociations ne sont pas comparables à celles qui engagent depuis trois décennies des pays développés et des pays en développement et maintenant des pays émergents et des pays en développement. Nous sommes dans une dynamique d’intégration en profondeur, autrement dit dans une dynamique de convergence et d’harmonisation des règles où il ne s’agit plus tant d’ouvrir les marchés que d’établir les règles du marché. L’Europe communautaire avait ouvert la voie ; l’Amérique du Nord a suivi avec l’ALENA. Avec deux grandes différences cependant entre les deux modèles : dans un cas, l’approche est communautaire et de type évolutif ; dans l’autre, l’approche est de type contractuel et n’engage pas les parties contractantes au-delà de ce qui est contenu dans l’accord. Ce dont il est dorénavant question, c’est de mettre en interopérabilité deux systèmes de règles et deux modèles d’intégration très différents l’un de l’autre quant à la substance et aux finalités.
Un autre trait original de ces négociations tient au fait qu’elles incluent également des questions qui touchent aux valeurs. Le débat avait été ouvert dans les années 1990 à propos des droits de l’Homme, des normes de travail, de l’environnement, de la diversité culturelle, etc. Ces questions sont souvent évacuées des négociations commerciales au motif soit qu’elles ne concernent pas le commerce (sauf s’il y a concurrence déloyale) soit qu’elles relèvent des choix collectifs nationaux. Même si un certain consensus international a fini par s’établir autour d’un noyau dur de droits fondamentaux à caractère universel et même si un nombre toujours plus élevé de conventions est signé, il n’en reste pas moins que le sujet continue de diviser et d’être systématiquement écarté à l’OMC par ses membres.
Dans le cas présent, ce qui est intéressant, ce n’est pas le fait que le Canada et les pays membres de l’UE ont chez eux des normes sociales élevées et prônent à l’international des valeurs qui en appellent à la dignité humaine et à la qualité de vie ; c’est le fait qu’ils ont des approches différentes lorsqu’il est question de promouvoir les valeurs de dignité et d’équité sur la scène internationale, y compris dans les négociations commerciales. Paradoxalement, le Canada, suivant en cela les États-Unis, a adopté une démarche beaucoup plus audacieuse que l’UE, combinant coopération et pénalités. L’enjeu des négociations en cours est donc très important dans la mesure où il s’agit de dire si l’on est sérieux ou non lorsqu’on parle de valeurs universelles, d’en imposer ou non le respect dans les échanges commerciaux et d’établir un modèle commun pour d’autres négociations.
La participation des provinces aux tables de négociation est un troisième trait original de ces négociations. La question des États fédérés a toujours posé problème dans les négociations internationales dans la mesure où la signature des accords et leur ratification n’engagent pas nécessairement les gouvernements des États ou des Provinces fédérées. Le problème avait été soulevé lors des négocions commerciales entre le Canada et les États-Unis, l’appui des provinces étant nécessaire pour tous les sujets entrant dans leur champ de compétence. Ainsi également, dans de nombreux domaines, le travail ou les subventions par exemple, les États-Unis prennent toujours bien soin de spécifier que les termes de l’accord ne s’appliquent qu’au niveau fédéral de gouvernement. Il est devenu évident aujourd’hui qu’on ne peut plus discuter des règles dans les négociations sans impliquer les autres niveaux de gouvernement, les États nationaux, dans le cas de l’Europe communautaire, et les Provinces dans le cas du Canada. Notons d’ailleurs que, même si cela fait l’affaire du Québec, pour l’Europe, la présence des provinces était pour la Communauté européenne un préalable aux discussions.
C’est pour ces raisons que l’AECG ne fait pas l’unanimité. D’un côté, ses partisans soulignent l'occasion extraordinaire que représenterait une telle entente. L’Europe est un gisement sous-exploité que les milieux d’affaires découvrent à peine. Pensons simplement aux ententes sur la mobilité de la main-d’œuvre et la reconnaissance des compétences que le Québec a signées avec la France pour se rendre compte de tout le potentiel qu’offrirait un accord plus général incluant les services commerciaux, les marchés publics, etc. On a beaucoup de mal à évaluer les effets de ces nouveaux types d’accords, les avantages portant moins sur les gains en termes de commerce que sur la réduction des coûts de transaction. Prenons Bombardier et les fruits que l'entreprise québécoise tire maintenant des longues années d’efforts qui ont été nécessaires pour réussir son implantation en Europe. Aussi même si certaines études doutent des gains commerciaux, voire des points de pourcentage supplémentaires que l’AECG pourrait entraîner sur le PIB, il convient de demeurer très prudent et de prendre en considération le fait que c’est avant tout au niveau des investissements et des services commerciaux qui seront faits sur place, en Europe même, que les gains sont à rechercher.
De leur côté, les opposants, parmi lesquels on retrouve divers syndicats et groupes de citoyens, déplorent le fait que les niveaux de gouvernement subfédéraux verraient leur marge de manœuvre politique diminuer. L’accord interdirait, par exemple, aux provinces de recourir à des mesures contra cycliques en cas de crise, de venir en aide à des entreprises en difficulté ou encore d’imposer, dans le cas des marchés publics, des règles environnementales strictes aux entreprises soumissionnaires. L’accord considérerait toute disposition environnementale ou sociale comme une « barrière au commerce » et empêcherait de discriminer les entreprises étrangères sur cette base. Cela désavantagerait de facto les firmes locales qui, elles, seraient toujours soumises à la réglementation nationale. Mais remarquons-le : contrairement à ce qui s’est passé lors des négociations commerciales entre le Canada et les États-Unis, la critique manque sérieusement de mordant, n’ayant aucune solution de rechange constructive à offrir malgré la pertinence des arguments.
Après des débuts prometteurs, les négociations sont entrées dans une phase beaucoup plus difficile. Après avoir consulté les pays membres, les négociateurs européens ont finalement déposé leurs offres et accepté le principe des listes négatives, mais cela ne veut pas dire pour autant que tout est aplani. Plusieurs sujets, et non des moindres, font toujours litige : ainsi par exemple, les indications géographiques, les marchés publics, la gestion de l’offre, règles d’origine, la propriété intellectuelle, sans oublier la question des pénalités dans le cas des normes du travail ou encore certains sujets environnementaux, comme les sables bitumineux, qui pourtant sont en dehors des négociations.
Conclusion
L’AECG, si les négociateurs parviennent à s’entendre, ne réglera qu’en partie les problèmes d’un Canada menacé de marginalisation par la fatigue du modèle ALENA et le déplacement des routes du commerce vers l’Asie. Au problème interne de productivité vient s’ajouter celui du « quoi offrir » sur les marchés internationaux et où investir. L’AECG permettrait tout au moins de rétablir avec l’UE des relations longtemps négligées, de consolider les échanges entre les deux rives de l’Atlantique et d’ouvrir davantage le marché européen aux produits et aux investisseurs canadiens. Les études ne démontrent pas pour autant que les échanges seront favorables au Canada. De même, faudrait-il se demander jusqu’à quel point l’UE est prête à lui faire des concessions et à lui offrir tous les avantages de son grand marché, sans les responsabilités qui incombent à ses membres.
Quoi qu’il en soit et quel qu’en soit le résultat final, ces négociations offrent une magnifique occasion de réfléchir non seulement sur les causes des maux dont souffre actuellement notre économie, mais également sur le type d’intégration que nous voulons. Les milieux d’affaires sont très présents et fort représentés aux tables de négociation. Ce n’est pas du tout le cas de la société civile, qui n’a sur ces négociations qu’une vue critique. Sur bien des points, les négociateurs finiront par s’entendre, mais un accord n’est pas simplement le résultat d’une négociation sur les offres que chacune des parties; un accord, c’est aussi un esprit, des règles et des institutions. Le Canada négocie sur la base du modèle ALENA. Qu’il cherche à aller bien au-delà de ce qui a été conclu avec les États-Unis ne change rien au problème : l’ALENA est un accord contractuel sans âme, sans substance et sans institutions communes. Est-ce cela que nous voulons, ou bien un accord qui nous rapprocherait du modèle européen, nous permettrait de lancer un pont vers l’Europe et serait l’occasion de lier les valeurs humaines au commerce ?
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[1] Assessing the Costs and Benefits of a Closer Economic Partnership, octobre 2008.
[2] Patrick Leblond et Magdalena Andrea Strachinescu-Olteanu, « Le libre-échange avec l’Europe : quel est l’intérêt pour le Canada », Canadian Foreign Policy/La politique étrangère du Canada, vol. 15, n° 1, 2009, pp. 60-76. Selen Sarisoy et Chris Napoli, « Canada and the European Union : Prospects for a Free Trade Agreement », CEPS Working Documents, Bruxelles, 2009.
[3] Danielle Goldfarb et Louis Thériault, Canada’s ‘Missing’ Trade With the European Union, Ottawa, Conference Board of Canada, 2010.