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Volume 2, no 4
France : pourquoi tant de résistances à la réforme des retraites ?

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France : pourquoi tant de résistances à la réforme des retraites?


Par Bernard Girard
Consultant en management, chroniqueur économique basé à Paris, chercheur associé à l’UQAM (chaire de Responsabilité sociale et de dévleoppement durable)


Les organisations syndicales ont subi en France, en février 2010, une défaite historique : elles n’ont pas réussi, malgré plusieurs manifestations de grande ampleur, à forcer le gouvernement à abandonner sa réforme des retraites. Cette défaite est venue clore plus de dix ans de conflits, de résistance à des réformes engagées par plusieurs gouvernements successifs.

L’impact de cette défaite sur la politique française promet d’être durable. On peut d’ores et déjà penser qu’elle est pour partie responsable de la montée en puissance de l’extrême droite dans la classe ouvrière, dans cette partie des classes populaires qui n’attend plus rien d’aucune institution, ni des femmes et des hommes politiques qui donnent le sentiment de l’ignorer, ni des entreprises qui ne lui donnent pas de travail satisfaisant ni, même, des organisations syndicales qui se sont révélées, dans cette longue bataille pour les retraites, incapables de défendre ses intérêts.

Tout au long de cette crise, nombreux furent les commentateurs étrangers à s’être étonnés des résistances françaises. Pourquoi, disaient-ils en substance, les Français, qui ne sont pas les plus à plaindre, se sont-ils à ce point opposés à des mesures guère plus sévères que celles prises ailleurs dans le monde développé? Il est vrai que les résistances ont été fortes. On se souvient qu’une très longue grève des sociétés de transport a quasiment paralysé la France en 1995 et conduit à la chute, quelques mois plus tard, du gouvernement Juppé et à l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement de gauche. Plus près de nous, en 2010, la réforme Woerth (réforme des retraites appelée du nom du ministe qui la pilotait) a fait descendre dans la rue à plusieurs reprises des centaines de milliers de salariés.

Ces réactions ont d’autant plus surpris les observateurs étrangers que les retraités français sont mieux traités que beaucoup d’autres. Leur niveau de vie représente 95% de celui de l’ensemble de la population, alors qu’il n’est que de 82% pour l’ensemble des pays de l’OCDE. Le nombre de retraités qui vivent sous le seuil de pauvreté (10%) est inférieur à celui du reste de la population (13%). Et les retraités d’aujourd’hui ont des conditions de vie meilleures que ceux d’hier. Pourquoi donc, dans ces conditions, tant de résistances à des réformes présentées par tous les gouvernements successifs comme nécessaires sur le plan comptable?

Inutile de chercher du côté d’une quelconque tentation insurrectionnelle de la gauche, comme l’a fait, entre autres éditorialistes, celui de La Tribune de Genève («Ce qui stupéfie l'observateur, écrivait-il le 13 octobre 2010 au lendemain d’une manifestation, est la manière dont l'opposition utilise la situation ainsi créée à des fins purement égoïstes, dans un effrayant déni de la réalité.»). Le temps où le Parti communiste ou l’extrême gauche pouvaient imposer leur programme à la société est depuis longtemps passé. L’importance de ces résistances relève de la sociologie du monde du travail. Elle tient au rôle très particulier que joue le système des retraites dans la société française.

Ce système est (comme d’autres sans doute) complexe : il y a en France plus de 600 régimes de retraite de base et plus de 6000 régimes complémentaires que l’on peut ranger dans trois grandes catégories : les régimes des salariés du secteur privé, ceux des salariés du secteur public et ceux des commerçants et artisans.

Tous ces régimes sont, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, basés sur un mécanisme de répartition. Salariés et employeurs cotisent à des caisses qu’ils gèrent de manière paritaire. Les sommes ainsi collectées sont redistribuées aux salariés en fonction de droits acquis liés à leurs rémunérations et à la durée du travail. Ce système a de nombreuses vertus : il est extrêmement sûr puisque basé sur l’activité économique et à l’abri des crises financières. Il a fonctionné à la satisfaction générale jusqu’à la fin des années 1980 où, explosion du chômage aidant, il est devenu déficitaire. Sont alors apparues toute une série d’inquiétudes et de critiques qui ont conduit à sa remise en cause.

L’accent a d’abord et surtout été mis sur ses déficits : le régime général de retraite (celui des salariés du secteur privé) présentait un solde négatif de 10 milliards d’euros en 2010. Déficits pérennes et appelés à se creuser chaque année un peu plus puisque, du fait de la démographie et de l’allongement de la durée de vie, les dépenses de retraite croissent plus vite que l'économie française.

Sans doute aurait-on pu imaginer de combler ces déficits en augmentant les cotisations des salariés et des entreprises. Cela aurait été sans compter avec d’autres critiques.

On a reproché au système de coûter trop cher aux entreprises qui font face à une concurrence internationale plus vive. Ce reproche a coïncidé avec la mise en place de politiques pour réduire le coût du travail : modification des contrats de travail, création d’une multitude de contrats flexibles (temps partiel, Contrats à durée déterminée, création d’emplois aidés…).

On lui a également reproché de ne pas faciliter la constitution de marchés financiers dynamiques, marchés dont avait besoin l’économie pour financer les entreprises et leurs investissements au moment où les grandes entreprises françaises, jusqu’alors plutôt habituées à emprunter aux banques, ont commencé de se financer massivement sur les marchés financiers.

On lui a, enfin, reproché de générer des inégalités entre générations en imposant à celles à venir de financer les retraites des générations actuelles. Ce thème a été abondamment repris par les pouvoirs publics mais aussi par toute une série de journalistes, d’intellectuels, d’économistes… Plusieurs livres à succès en ont fait leur sujet.

Ces différents reproches ont nourri une offensive contre le système de retraite mis en place au lendemain de la guerre qui a donné naissance, de 1993 à 2010, à toute une série de réformes auxquelles plusieurs ministres ont attaché leur nom : réforme Balladur, en 1993, réforme Juppé en 1995, création d’un fonds de réserve (Jospin, 1999), réforme Fillon en 2003, réforme des régimes spéciaux (sociétés de transports publics…) en 2008, réforme Woerth en 2010.

Ces différentes réformes ont consisté pour l’essentiel à modifier la durée de cotisation de référence (Balladur, 1993, Fillon, 2008), à supprimer l’indexation des pensions sur les salaires (Balladur, 1993), à allonger les durées de cotisation de référence et à retarder l’âge légal d’ouverture des droits (Woerth, 2010), à introduire une part de capitalisation dans le système. Toutes, même celles qui ont fait l’objet de négociations avec certaines organisations syndicales, se sont heurtées à des résistances particulièrement vives dans le secteur public dont les personnes bénéficiaient (et continuent de bénéficier) de conditions de retraite particulièrement avantageuses.

Plusieurs facteurs doivent être invoqués pour expliquer une résistance à nulle autre pareille (même si la lecture des courriers des lecteurs de la presse étrangère montre que beaucoup, loin de critiquer les manifestants français, éprouvaient de la sympathie à leur égard). Le premier est d’ordre psychologique. La retraite a longtemps été vécue en France comme une manière pour des salariés qui avaient beaucoup travaillé, qui avaient pour certains commencé très tôt, d’accéder enfin à un statut de bourgeois, de rentier. Un moment où l’on pouvait enfin échapper à la contrainte et accéder à des conditions de vie comparables à celles des classes supérieures. Le développement d’un tourisme de masse destiné au troisième âge et tourné vers des activités jugées de classe, comme les croisières, le golf, l’installation au bord de la mer… a contribué à faire de ce troisième âge une période rêvée pour beaucoup. On pouvait vivre confortablement en toute liberté. Or, c’est ce rêve, né dans les Trente Glorieuses, lorsque les salariés ont envisagé leur carrière professionnelle comme un instrument pour sortir de la dépendance et de la pauvreté, que les réformes successives ont cassé en annonçant une réduction des pensions qui a inquiété une grande majorité : 78% des Français s’inquiétaient en 2010 du montant de leur retraite (Ipsos, 2010).

La crainte de la montée des inégalités a également été déterminante. Malgré les promesses répétées de leurs promoteurs, ces réformes ont introduit un biais inégalitaire au sein même des retraités entre ceux qui peuvent accéder à des mécanismes de capitalisation et les autres ; entre ceux qui auront fait des carrières complètes, à l’ancienne, dans des entreprises riches avec des promotions régulières et ceux qui seront allés de contrats précaires en contrats précaires, qui auront alterné période d’activité et périodes de chômage du fait de la mise en place d’un système de décote pour chaque trimestre de cotisation manquant ; entre ceux, enfin, dont les rémunérations auront été très tôt élevées et ceux dont les salaires auront longtemps piétiné avant d’atteindre un niveau jugé satisfaisant du fait de l’allongement de la durée de référence pour le calcul des pensions (passé des 10 meilleures années aux 25 meilleures années en 1993).

Ces inégalités qui devraient particulièrement toucher les femmes ont été un des motifs majeurs des résistances. Si beaucoup de salariés acceptaient sans trop de difficulté une réduction de leurs pensions au nom des générations futures, ils étaient dans leur grande majorité hostiles à une montée des inégalités qu’ils vivaient par ailleurs dans le monde du travail. La résistance aux réformes successives des régimes de retraite s’est nourrie de la contestation de l’ordre libéral que les mêmes gouvernements mettaient en place.

Cette opposition à la montée des inégalités a été documentée dans un très grand nombre de sondages. Pour ne prendre que cet exemple, 68% des Français jugeaient en 2000 que «l'inégalité est un obstacle au développement harmonieux de la Société car elle oppose les individus entre eux» (CSA, 2000). Dit autrement, une société trop inégalitaire ne saurait être une bonne société. Le même sondage indiquait que 69% des Français pensaient que «les inégalités allaient se développer dans notre Société dans les prochaines années», alors même qu’ils ont le sentiment que le mot égalité s’applique mal à la société dans laquelle ils vivent (32% seulement pensent qu’il s’applique à la société française, CSA, 2002).

L’attitude ambiguë des Français à l’égard du monde du travail a également joué un rôle déterminant. D’un côté, ils affirment, sondage après sondage, leur attachement à l’entreprise qui les emploie, de l’autre ils sont très nombreux à vouloir la quitter dès que possible. Ainsi, 31% des salariés souhaitaient prendre leur retraite avant l’âge légal dans le cadre d’un départ anticipé en 2004 (CSA, 2004, sondage réalisé auprès de 1009 actifs). Ils étaient plus nombreux encore quelques années plus tôt puisque 51% disaient vouloir partir avant 60 ans en 1988 (Ipsos, sondage réalisé en 1988 auprès de 1000 personnes âgées de 18 à 60 ans). Ce désir de partir plus tôt est, pour l’essentiel, lié aux conditions de travail. Non qu’elles soient plus pénibles en France qu’ailleurs, mais le milieu de travail y est plus… «anxiogène».

Ce phénomène est difficile à mesurer, à qualifier mais on le devine dès lors que l’on entreprend des études qualitatives.

Au début des années 1980, j’ai été amené à réaliser, à la demande d’une grande entreprise qui venait d’organiser une des premières opérations de préretraite, une enquête auprès des salariés qui en avaient profité. La commande de cette étude avait été motivée par le succès inattendu de cette mesure. Là où l’entreprise attendait au plus quelques dizaines de départ, plus de 400 salariés, dont plusieurs cadres supérieurs, avaient profité de la possibilité qui leur était offerte de partir plus tôt. Toutes les réponses obtenues tournaient autour du même thème : la volonté d’échapper à un management dont les méthodes étaient jugées humiliantes. «À mon âge, me dit un de mes interlocuteurs, alors que je gagne correctement ma vie, que j’ai acheté mon appartement et une maison de campagne, que j’ai élevé mes enfants, je ne supporte plus d’être traité comme un gamin par un supérieur hiérarchique.»

Ces réactions sont à rapprocher des méthodes de management restées très hiérarchiques et peu participatives dans beaucoup d’entreprises et à des phénomènes de classe qui se traduisent au quotidien dans les choses les plus simples : remarques sur l’orthographe d’un compte rendu ou d’une lettre, sur la qualité de la rédaction d’un texte, allusions récurrentes aux diplômes qui n’ont pas été acquis, aux différences de performances scolaires qui se lisent dans les études supérieures suivies (un cadre supérieur qui n’est pas diplômé d’une grande école en gardera toute sa vie comme une tache sur son CV)… Quoi de plus déplaisant (pour ne pas dire humiliant) pour un cadre qui pense avoir réussi sa vie que de se faire rappeler une scolarité médiocre à cause d’une erreur de syntaxe, d’une faute d’orthographe ou d’une absence de culture classique?

Attachement à la retraite, goût de l’égalité, contestation du management et de l’ordre aristocratique qui règne dans tant d’entreprises ont nourri les résistances aux réformes. Elles n’auraient sans doute pas suffi à justifier l’allure souvent «virile» qu’elles ont prises si n’étaient venus s’y ajouter deux phénomènes : les stratégies syndicales et la manière dont ces réformes ont été menées.

Le syndicalisme est, en France, depuis longtemps malade. Il ne réunit aujourd’hui qu'à peine 7% des salariés. Et là même où il est présent, il est divisé : dans les entreprises dans lesquelles les syndicats restent présents, il est divisé et les organisations syndicales sont en permanence en compétition tant pour signer des accords avec les directions que pour recueillir des voix lors des rares élections.

Le syndicalisme n’a conservé quelques positions de force que dans le secteur public, dans la fonction publique, chez EDF (Énergie de France), à la RATP (Régie autonome des transports parisiens), à la SNCF (Société nationale des chemins de fer). Or il se trouve que les retraites sont, dans ce secteur, un élément déterminant du contrat de travail. Au point que la description du système de retraite, des avantages qui y étaient liés, faisaient (et font toujours) partie dans des entreprises qui pratiquaient l’emploi à vie des éléments de présentation de l’entreprise lors des entretiens d’embauche. La moindre tentative de toucher à ce système ne pouvait que mettre le feu aux poudres comme l’a découvert à ses dépens en 1995 Alain Juppé. Et de ce point de vue, Nicolas Sarkozy et son gouvernement ont été plus habiles qui ont su négocier avec les organisations syndicales une réforme à peu près indolore.

Il était difficile d’organiser dans le secteur privé une résistance de même nature tant le syndicalisme y est faible. On pourrait même aller jusqu’à dire qu’il est quasi moribond. Y organiser une grève, un mouvement de protestation est devenu très compliqué, pratiquement impossible dans des entreprises dont les salariés craignent trop souvent de perdre leur emploi au premier coup de vent. Le syndicalisme ne tient dans le privé que par ses positions dans les organismes paritaires et par sa capacité à aider les salariés en difficulté à agir en justice (signe de son extrême faiblesse : l’action individuelle en justice s’est substituée dans un nombre croissant d’entreprises à l’action collective trop coûteuse pour les salariés et trop difficile à organiser).

Parce qu’il voulait aller vite, le gouvernement a choisi en 2010 de passer en force sans associer les organisations syndicales à la conception des changements. Il a refusé de négocier. Ce qui était mettre sur la touche les organisations syndicales, même les plus réformistes et les plus disposées à envisager une modification des régimes existants. Menacées dans leur existence même, elles n’ont eu d’autres solutions que de développer des stratégies défensives pour protéger ce qu’il leur restait de pouvoir dans le secteur privé. Elles sont donc entrées en résistance et ont mis toutes leurs forces dans la bataille. Mais sans les bataillons du secteur public, dont le cas avait été traité à part, ces forces se sont révélées trop faibles pour faire plier un gouvernement déterminé.

Le rythme de ces réformes, la manière dont elles ont été menées ont aussi joué un rôle déterminant. On l’a vu, elles se sont étalées sur plus de dix ans. Et rien ne dit que la dernière soit définitive. Tout au long de cette séquence, les Français ont été également partagés entre le sentiment, largement majoritaire, de l’urgence de réaliser une réforme des retraites et l’inquiétude quant à ses effets. En témoigne entre plusieurs autres ce sondage réalisé en 2001 (CSA) auprès d’un échantillon de 948 salariés au terme duquel, 85% des personnes interrogées se disaient «inquiètes à l’égard de l’avenir financier des régimes de retaite» et 92% convaincues de l’urgence d’une réforme.

Les Français se sont trouvés collectivement dans cette situation où l’on sait que l’on doit faire quelque chose mais où l’on a peur de le faire. La maison brûle, il faudrait sauter par la fenêtre, on le sait bien, mais en même temps on n’ose pas le faire. Sentiment aggravé par l’incapacité des dirigeants politiques et économiques à proposer des solutions de rechange. Une très forte minorité de salariés (de l’ordre de 40%) a, à plusieurs reprises, dans plusieurs sondages, affiché sa préférence pour une augmentation des cotisations salariés et employeurs, solution qui aurait eu le mérite de maintenir le système de répartition. Mais aucun gouvernement de droite ne s’y est risqué, tant cette mesure serait allée à l’encontre de leur politique de réduction du coût de travail et de relance des marchés financiers.

Les causes des résistances des Français aux réformes des retraites voulues par leurs gouvernements successifs sont, on le voit, complexes. Elles sont en général jugées sévèrement. Sans doute à tort. Elles ont des origines multiples qui plongent profondément dans la société française et on aurait tort d’y voir le signe d’un conservatisme. Bien au contraire, ces résistances témoignent de la lutte constante de la société française contre ses pesanteurs, ses tropismes aristocratiques, les tentations bonapartistes et les dérives libérales de ses dirigeants politiques au nom de cette égalité sans laquelle il ne saurait y avoir, aux yeux de la plupart, de bonne société.

 

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