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« Workers Uniting » et Mondragon : un retour aux sources
André Laplante
Institut de recherche en économie contemporaine (IRÉC)
Bien que les effets de la mondialisation et de la financiarisation de l’économie aient été assez bien documentés, la réaction populaire et syndicale à l’échelle internationale l’est beaucoup moins. C’est le cas du syndicalisme industriel international qui a pourtant réagi vigoureusement sur plusieurs fronts. Cette situation ne réside pas seulement dans le fait que le syndicalisme ne réussit pas à traverser le mur opaque des médias de masse partout sur la planète, mais également parce qu’il est très mal connu au Québec. Nous essaierons de donner une idée des initiatives du mouvement syndical international en décrivant succinctement les deux plus récentes au Syndicat des Métallos.
En effet, le bureau international de ce syndicat a mis sur pied le « Workers Uniting » une structure syndicale transatlantique formelle qui dépasse la simple alliance stratégique entre des syndicats et regroupe plus de trois millions de personnes; il a également signé un Accord-cadre avec la coopérative de Mondragon (« Framework Agreement Between the United Steelworkers and Mondragon Internacional S.A. »), un groupement coopératif de plus de 85 000 salariés au Pays basque. Dans le premier cas, nous voyons un effort pour traduire organisationnellement une solidarité internationale plus efficace et dans le deuxième cas, nous assistons à un effort pour intervenir sur le terrain de l’économie afin qu’elle soit au service des populations et qu’elle incarne cette démocratie industrielle que souhaitaient les fondateurs du syndicat. Ces deux exemples indiquent qu’il y a un certain retour aux sources de l’action syndicale comme moyen efficace et actuel de défense contre les effets néfastes de la mondialisation.
Le syndicalisme international au Québec
Les historiens commencent à s’intéresser au rôle central joué par les syndicats internationaux dans l’amélioration des conditions de vie non seulement des travailleurs, mais aussi de la population en général au Québec et au Canada [1]. Des mythes d’ailleurs commencent à être sérieusement déboulonnés. L’action politique est beaucoup plus en phase avec le mouvement social et politique du Québec qu’on l’a cru jusqu’à maintenant. Par exemple, le Syndicat des Métallos, un syndicat industriel international, a été la première instance syndicale à se prononcer en faveur d’un Québec souverain.
Le Québec connaît la présence des syndicats internationaux, d’abord britanniques, avec la création d’une section de l’Amalgamated Society of Engineers à Montréal en 1851. À partir de 1860, c’est surtout avec le syndicalisme américain que les syndicats canadiens et québécois prolongeront leur action au-delà des frontières. Son implantation au Québec est un phénomène complexe encore trop peu étudié. Parmi les explications possibles, nous retenons les suivantes : « Les syndicats américains comptaient notamment empêcher les entreprises américaines de profiter d’une main-d’œuvre non syndiquée et à bon marché. De plus, les syndicats se sont développés beaucoup plus rapidement aux États-Unis. Ils ont réussi à négocier des conditions de salaire et de travail bien supérieures, tout en procurant à leurs membres diverses protections sociales en cas d’accidents, de maladie et de retraite – protections qui s’accentueront avec l’expansion des unions de métier vers la fin du siècle. Les syndicats québécois et canadiens voulaient obtenir des conditions semblables grâce aux mêmes syndicats. Ils voulaient également profiter d’un soutien technique et financier plus considérable comme un fonds de grève [2].»
Le syndicalisme industriel proprement dit naît aux États-Unis avec la fondation, en 1936, du Committee for Industrial Organization (CIO). Cette même année, il met sur pied le Steel Workers Organizing Committtee (SWOC) présent à Montréal chez Stelco. Le Syndicat des Métallos (United Steelworkers of America [USWA]) est formé en 1942. Soulignons que ce syndicat adopte dès sa fondation le principe d’élire ses dirigeants au suffrage universel ainsi que la formule du regroupement par district régional autonome. Cette dernière formule sera très précieuse au Québec à partir de 1961 et permettra aux Métallos québécois d’être un acteur important de la Révolution tranquille [3].
La dure grève des Métallos à Murdochville en 1957 pour le droit d’association a été un facteur déterminant pour une amélioration de la législation du travail et a servi de puissant catalyseur pour la formation de la Fédération des travailleurs et travailleuses au Québec (FTQ), la plus importante centrale syndicale au Québec.
D’ailleurs, le Québec est toujours l’endroit qui affiche le plus fort taux de présence syndicale en Amérique du Nord. La présence syndicale québécoise était de 39,5 % en 2011. Il s’agit cependant du plus faible taux de présence syndicale observé au Québec au cours des dix dernières années, celui-ci ayant atteint 41,3 % en 2003. En 2011, le plus haut taux de présence syndicale au Québec se situe dans le secteur des administrations publiques, avec une proportion de 81,4 %. Par ailleurs, le secteur ayant le plus contribué à la baisse du taux de présence syndicale au Québec au cours de la dernière décennie est celui de la fabrication, dont la part de l’emploi a chuté de près de 7 % durant cette période. Néanmoins, d’autres secteurs, comme ceux de la construction et des services, sont venus pallier ces baisses.
Le syndicalisme international connaît des difficultés
Si le Québec réussit à tirer son épingle du jeu, le syndicalisme international connaît par contre de plus grandes difficultés. Le taux de syndicalisation aux États-Unis est passé de 30 % durant les années 1940, 1950 et 1960 à 11 % aujourd’hui. À peine 6,6 % du secteur privé est syndiqué. Ce qui n’est pas sans conséquence : l’augmentation de la productivité de 1950 à 1960 a augmenté de 254 % alors que les salaires n’ont augmenté que de 113 %. Les travailleurs et les travailleuses ne réussissent pas à obtenir leur juste part de ces gains de productivité. Les fermetures, les délocalisations, les menaces, le remplacement des emplois perdus par des emplois sous-payés, non syndiqués et l’absence d’une législation du travail faible ont affaibli le rapport de force aux tables de négociation [4]. Soulignons pour illustrer notre propos l’existence d’un contexte législatif défavorable au mouvement ouvrier avec une loi dite du droit au travail (« Right to work ») dans vingt-quatre États, la plupart du temps dans le sud et l'ouest des États-Unis, mais également dans les États du nord comme le Michigan. Elle interdit notamment l’obligation de payer des cotisations au syndicat dans une entreprise même si ce dernier a négocié une convention collective. Toute une industrie spécialisée antisyndicale (« Union Busters ») s’est développée en profitant de la faiblesse de la législation et d’un financement très important provenant d’entreprises et de fondations privées [5].
Même si le mouvement syndical a entrepris de vigoureuses campagnes d’organisation et qu’il intensifie comme jamais l’action politique afin d’obtenir des lois plus favorables au travail, les résultats ne sont pas encore à la hauteur des efforts investis. Il ne réussit pas notamment à obtenir une législative ouvrière plus favorable à l’intérieur du pays. Les campagnes de recrutement se font dans un contexte très hostile.
Une résilience remarquable
Le syndicat des Métallos fait toutefois montre d’une résilience remarquable. Il a entrepris une profonde réflexion qui l’amène à intensifier l’action sur les lieux de travail en Amérique du Nord et ailleurs dans le monde, mais aussi à l’extérieur du milieu de travail en établissant des ponts avec la société civile. De nouvelles et récentes politiques indiquent une capacité d’adaptation et une volonté de reprendre l’initiative :
- Les Métallos publient en 2008 un énoncé de politique économique intitulé « Main Street Recovery. A Substantial, Strategic and Sustained Plan for Economic Revival ». Il établit un partenariat avec l’Alliance for American Manufacturing, une organisation à but non lucratif et non partisane qui regroupe des entreprises manufacturières afin de trouver des solutions communes pour la création d’emploi, l’investissement dans les infrastructures, le commerce international et la compétitivité.
- Le syndicat publie une étude en 1990 sur l’environnement « Securing Our Children’s World. Our Union and the Environement » et lance en 2006 en collaboration avec le Sierra club, l’organisation Bluegreeen Alliance. En plus de faire un travail d’éducation et d’information, cette dernière travaille à faire adopter des politiques économiques axées sur le développement durable et la création d’emplois verts.
- Il soutient activement une organisation non gouvernementale, l’Institute for Global Labour and Human Rights. Fondé en 1981, cet institut est connu notamment pour avoir lancé des campagnes efficaces contre les ateliers de misère partout dans le monde. Il compte du personnel en Amérique centrale, au Moyen-Orient, en Europe de l’Est en Afrique et plusieurs autres régions du monde.
- Il est l’initiateur en 2009 de la formation du Workers Uniting, une première organisation syndicale transatlantique.
- Il signe un accord-cadre en 2009 avec Mondragon, la plus importante coopérative ouvrière.
Nous ferons une brève description de ces deux derniers aspects.
1) Workers Uniting
Le syndicalisme, quel que soit son enracinement national, a compris très tôt qu’une solidarité internationale devait s’établir s’il voulait obtenir pour tous les humains des conditions décentes de travail et de vie. Pour atteindre cet objectif, il se devait d’empêcher la création de réservoirs de main-d’œuvre à bon marché. L’action mondialisée des entreprises étatsuniennes qui s’est accentuée au cours des années 1970 pour prendre un virage radical dans les années 1990 a évidemment amené le syndicat à réagir et à mettre au point de nouveaux outils. Il a conclu des alliances stratégiques avec des syndicats dans plusieurs secteurs industriels partout dans le monde. C’est le même principe qui a amené les travailleurs québécois à adhérer à des syndicats internationaux : ne pas avoir de maillons faibles afin d’avoir des conditions équivalentes de travail et de salaire.
Le Syndicat des Métallos a aussi lancé des campagnes d’entreprises (« corporate campaigns ») qui se sont soldées par des victoires. Celle des 17 000 lock-outés de la Ravenswood Aluminum Company en 1990 est certainement une des plus remarquables [6]. Elle a permis au syndicat de voir comment concrètement il devait s’organiser sur le plan international s’il voulait obtenir de meilleures conditions de travail et de salaires en forçant les employeurs à négocier. Pour cela, il a non seulement maintenu une vie syndicale active dans la section locale avec ses membres, organisé une solide campagne nationale, mais aussi suivi à la trace l’employeur partout dans le monde.
Un processus de fusion
Le Syndicat des Métallos, le plus important syndicat du secteur privé aux États-Unis et au Canada décide en 2009 de pousser plus loin la solidarité internationale. Dans le cadre d’une analyse de la conjoncture économique, sociale, politique et environnementale dans le monde contenue dans un document intitulé Responding to the Global Economic Crisis, le syndicat annonce la création du Workers Uniting, une structure conjointe avec Unite, le plus gros syndicat regroupant des travailleurs et des travailleuses en Angleterre, en Irlande et en Écosse.
Bien que ces syndicats demeurent des entités largement autonomes, la nouvelle organisation est chapeautée par le bureau de direction des deux syndicats qui coordonne les politiques et les actions communes. Il est dirigé par un comité de pilotage constitué par des représentants en nombre égal de chaque syndicat participant. Un directeur général supervise un budget de plusieurs millions de dollars. Du personnel a été embauché pour la recherche, les affaires internationales et les communications. Workers Uniting est une organisation syndicale dûment enregistrée au Royaume-Uni, aux États-Unis, en Irlande et au Canada. Elle est habilitée à représenter tous les membres des syndicats fondateurs. Toutes les organisations syndicales participantes se sont engagées à combattre l’exploitation partout dans l’économie globale où l’on détruit des niveaux de vie décents. D’ailleurs, en collaboration avec le National Labour Rights Network qui est devenu l’Institute for Global Labour and Human Rights, les deux syndicats ont créé un Global Labour Rights Network présent dans toutes les régions du monde.
Ce processus de fusion a déjà amené ces deux syndicats à coordonner leurs efforts pour sauver l’industrie manufacturière de leur pays respectif et à négocier avec des employeurs communs dans des secteurs comme le papier, l’industrie chimique et le titane. Ils ont mis de l’avant des projets concrets de collaboration avec des syndicats en Colombie et au Mexique afin de protéger les droits et la sécurité de syndicalistes [7]. Ils organisent des sessions conjointes de formation syndicale avec des membres de chaque syndicat dans plusieurs champs d’activités, dont la santé-sécurité, la condition des femmes, les droits civiques. Enfin, ils favorisent la connaissance mutuelle de la vie politique dans leur pays respectif.
Dans une entrevue qu’il accordait au New York Times, le président international des Métallos, Leo Gerard, a précisé que la création du Workers Uniting est plus qu’une alliance. « C’est la première étape vers la création d’un grand syndicat. Nous avons développé une coopération pour négocier en commun avec des entreprises. Nous avons par exemple de nombreux membres des deux côtés de l’Atlantique dans l’industrie du papier, de l’aluminium, du pétrole et des raffineries. »
Des résultats
Plusieurs résultats tangibles commencent à se faire sentir. Ainsi, le comité de pilotage du Workers Uniting a joué un rôle central dans la création le 19 juin 2012 de l’Industrial Global Union. Ce dernier rassemble les affiliés de la Fédération internationale des Organisations de travailleurs de la Métallurgie (FIOM), la Fédération internationale des syndicats des travailleurs de la Chimie, de l’Énergie, des Mines et Industries diverses (ICEM) et la Fédération internationale des Travailleurs du Textile, de l’Habillement et du Cuir (FITTHC). IndustriALL Global Union représente 50 millions de travailleurs des secteurs miniers, de l’énergie et du secteur manufacturier dans 140 pays.
Plus proche de nous, la présence de cette nouvelle structure a facilité grandement le travail de solidarité pour les Métallos chez Rio Tinto à Alma. Ces derniers avaient été mis en lockout pour avoir réclamé de restreindre le recours à la sous-traitance afin de maintenir de bons emplois permanents syndiqués. Le conflit a duré six mois. Le règlement positif a été rendu possible grâce à une intense campagne internationale. Lors d’une manifestation d’appui tenue à Alma le 31 mai 2012, les Métallos ont réuni 8000 manifestants. L’impact a été considérable dans cette municipalité comptant 30 000 habitants.
Des syndicats en provenance de nombreux pays s’étaient donné rendez-vous à Alma : la Fédération internationale des Organisations de travailleurs de la Métallurgie (FIOM), la Fédération internationale des syndicats des travailleurs de la Chimie, de l’Énergie, des Mines et Industries diverses (ICEM), Los Mineros (Mexique), le Maritime Union of Australia pour la région de Queensland en Australie (MUA), la section Victoria de l’Australian Worker's Union (AWU), le Construction, Forestry, Mining and energy Union (CFMEU) (Australie), le Comité d’Entreprise Européen de Rio Tinto, le National Union of Mineworkers (NUM) (Afrique du Sud), l’International Longshore and Warehouse Union (ILWU) (États-Unis), Unite (Grande-Bretagne et Irlande), le Canadian Automobile Workers (CAW-TCA) (Canada), du Congrès du travail du Canada (CTC), le Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier (SCEP). Des représentants de la FTQ, de la CSN, des TCA au Québec, du Parti québécois et du Nouveau Parti démocratique complétaient le portrait.
Guy Farrell, adjoint au directeur du Syndicat des Métallos au Québec, dirigeait la délégation syndicale lors de l’assemblée des actionnaires de Rio Tinto à Londres. Il a été à même de constater le pas énorme que représente la mise sur pied de Workers Uniting pour le renforcement et l’efficacité des liens internationaux. « Les contacts ont rapidement été établis partout en Europe particulièrement en Angleterre. Nous avons pu rencontrer les députés du Parti travailliste. Notre travail a été beaucoup plus efficace lors de l’assemblée des actionnaires de Rio Tinto grâce au soutien de Unite. Bien que chaque syndicat demeure encore largement autonome, nous étions vraiment reçus comme des membres de la même organisation [8].»
2) Accord-cadre avec la coopérative de Mondragon [9]
Comme nous l’avons vu, la possibilité d’une amélioration de la législation ouvrière n’étant pas envisageable dans un avenir prévisible, l’administration Obama étant sur la défensive avec une forte opposition républicaine, le syndicat international des Métallos a décidé d’ouvrir un deuxième front en recherchant de nouvelles façons d’aider les travailleurs à l’intérieur et à l’extérieur du mouvement syndical. Il s’est tourné vers le mouvement coopératif et plus particulièrement vers l’exemple du complexe coopératif Mondragon.
Il constate cependant que le mouvement coopératif aux États-Unis et au Canada, à l’exception du Québec, a besoin d’accroître son accès aux investissements et aux prêts s’il veut croître et démarrer d’autres coopératives particulièrement dans le secteur manufacturier. Sans remettre en question la pertinence de la grosseur des coopératives qui existent déjà et qui fonctionnent relativement bien, il constate qu’elles demeurent petites, ce qui limite leurs possibilités de croissance et de développement d’expertise. Le complexe coopératif Mondragon offre un exemple probant qu’il est possible d’améliorer les soins de santé, les régimes de retraite et de mieux affronter les crises économiques lorsqu’on atteint une plus grande échelle grâce à un réseau étendu de coopératives particulièrement dans le secteur manufacturier.
Le syndicat international entreprend donc ce travail de collaboration avec le mouvement coopératif, car Mondragon et aussi certaines expériences coopératives aux États-Unis (Market Forge au Massachusetts, Maryland Brush Company au Maryland, etc.) ont montré qu’ils peuvent créer des emplois durables qui soutiennent des communautés durables, innover dans la façon d’organiser le travail et ultimement transformer pour le mieux l’économie et la société [10].
Pourquoi Mondragon?
Mondragon est le complexe coopératif multisectoriel le plus vaste du monde avec 111 coopératives de production, de consommation, de distribution, de services financiers, d’éducation et de sécurité sociale (voir le billet de Jacques Gélinas sur OikosBlogue). Toutes ces coopératives sont des entreprises autonomes, unies par l’intercoopération et coordonnées par une direction unique, démocratiquement élue. Le chiffre d’affaires du groupe est de 20 milliards de dollars. La coopérative est en fait la première entreprise du Pays basque et la septième en Espagne. Au fil de son évolution, Mondragon a mis sur pied une université, de nombreux centres spécialisés en innovation technologique, et s’est adjoint une centaine de filiales dans 26 pays. L’ensemble représente 83 500 emplois : 41,5 % au Pays basque, 40,4 % dans le reste de l’Espagne et 18,1 % à l’étranger. Les coopératives Mondragon résistent, grâce à l’intercoopération, à la crise économique qui secoue l’Espagne et l’Europe, sans perte d’emplois.
Mondragon a fondé sa propre mutuelle, Lagun Aro, qui offre aux coopérateurs des services d’assurance-chômage, d’assurance-santé et d’accidents de travail, ainsi qu’un fonds de retraite. La mutuelle fait aussi dans l’assurance générale. Il a créé sa propre banque coopérative, la Caja Laboral Popular, dont la mission centrale est de recueillir l’épargne locale et de financer les petites et moyennes entreprises de la région, particulièrement les nouvelles coopératives qui se joignent au groupe initial.
Mondragon s'occupe de recherche fondamentale et appliquée. Plus de 1800 chercheurs œuvrent dans ses facultés de génie et ses 14 centres spécialisés de recherche, développement et innovation. Le Complexe Mondragon détient à ce jour 716 brevets d’invention.
En 1997, les trois plus grandes coopératives d’éducation et de recherche du complexe se sont regroupées pour fonder une université. L’Université Mondragon (UM) compte aujourd’hui près de 4000 étudiantes et étudiants répartis sur 8 campus dans les principales villes du Pays basque. En plus des départements d’études commerciales, de génie et de recherche fondamentale, l’UM possède un Centre de formation en gestion et diffusion de la culture coopérative, un département des Sciences sociales et humanités, une faculté des Sciences gastronomiques et arts culinaires, un Centre de recherche en santé au travail créé pour répondre aux besoins des travailleuses et travailleurs de l’ensemble Mondragon. En outre, la plupart des coopératives se sont dotées de centres de formation et de perfectionnement pour leurs membres.
Toutes les coopératives du réseau reposent sur quatre piliers : 1) l’éducation et la formation coopérative; 2) la recherche et l’innovation pour assurer l’indépendance technologique, la productivité et la compétitivité des coopératives; 3) les services financiers dont la mission primordiale est d’apporter les capitaux nécessaires à l’indépendance et au développement des coopératives; 4) la santé et la sécurité sociale.
Le secteur production industrielle de Mondragon est le plus important par le nombre de coopératives qu’il regroupe, soit 87, et par la valeur économico-sociale qu’il génère. En 2011, ses ventes s'élevaient à 8 milliards de dollars. Il couvre les domaines suivants : machines-outils, autocars, composantes industrielles dans les domaines aéronautique et automobile, locomotives, bicyclettes, élévateurs, robotique, logiciels de gestion et de programmation, énergie solaire et éolienne, meubles, construction, ponts, édition, recyclage, matériel pour soins hospitaliers et une gamme complète d’appareils électroménagers.
Le secteur de la distribution et de la consommation n’est pas négligé pour autant. La coopérative, Eroski, créée en 1969, se déploie aujourd’hui en une chaîne d’établissements de grandes surfaces – supermarchés et hypermarchés – qui comprend 2100 magasins répartis sur tout le territoire espagnol. Eroski emploie 55 000 personnes. Sa division alimentation s’approvisionne en bonne partie dans Erkop, un regroupement de coopératives de production agroalimentaires soutenues par 7500 coopérateurs.
L’ensemble des valeurs et des règles qui balisent le développement du mouvement coopératif peuvent se résumer en sept principes : 1) adhésion volontaire et ouverte à tous; 2) contrôle démocratique des membres sur les processus décisionnels, selon le principe un membre, un vote; 3) participation des membres à la constitution du capital social; 4) autonomie de gestion et indépendance vis-à-vis des pouvoirs publics; 5) éducation et formation permanente; 6) coopération entres les coopératives et renforcement du mouvement coopératif et 7) engagement envers la communauté.
Dans Mondragon, la participation des membres au capital social n’est pas que symbolique. Après 2 ans comme salarié dans une coopérative, un employé qui veut en devenir membre doit s’engager à verser au capital social entre 8000 et 18 000 dollars, selon les coopératives. Cet apport peut s’effectuer par un prélèvement mensuel sur sa rémunération et s’étaler sur une période de trois à six ans. L’importance de sa participation au capital social contribue à le rendre conscient de ses droits et devoirs envers sa coopérative, avec le sentiment d’en être vraiment responsable et copropriétaire.
L’intercoopération est aussi une autre dimension essentielle de l’action coopérative chez Mondragon. À la fin de chaque exercice financier, environ 20 % des profits de l’ensemble vont vers des fonds communs pour le financement des structures éducatives, de la solidarité intercoopérative, de la gestion coopérative, de la promotion et de la diffusion de la culture coopérative.
En moyenne, 45 % des bénéfices demeurent affectés à la rémunération des travailleurs-coopérateurs. Les simples salariés ont aussi droit à une certaine ristourne. L’écart entre les rémunérations les plus basses et celles des dirigeants est de 1 à 4 dans la plupart des coopératives du groupe. Le président de Mondragon touche neuf fois la rémunération la plus basse dans le complexe coopératif.
Une démarche en trois temps
Devant un tel succès économique basé sur des valeurs auxquelles adhère le mouvement syndical, le syndicat international des Métallos signait en octobre 2009 l’Accord-cadre avec la coopérative de Mondragon afin d’adapter les principes de la négociation collective sur le marché nord-américain au modèle coopératif Mondragon. Le syndicat vise à créer des emplois manufacturiers aux États-Unis et au Canada, tout en améliorant la qualité de vie des travailleurs et en créant des emplois durables dans une économie durable avec des collectivités plus fortes et des pratiques environnementales durables.
L’accord précise les champs à explorer : 1. il veut augmenter la participation des travailleurs dans la propriété des entreprises selon le modèle coopératif Mondragon; 2. il veut intégrer les principes de la négociation collective dans le modèle coopératif de Mondragon; 3. il favorise l’exploration d’approches hybrides qui permettent de développer la participation des travailleurs et la collaboration entre les syndicats et la direction des entreprises; 4. il veut explorer des modèles d’investissement comme le participation du Syndicat des Métallos dans le Fonds de solidarité du Québec et celui de la Fondation Mondragon Eroski qui a des objectifs et une structure de propriété entièrement intégrés avec les communautés.
En 2011, les délégués ont adopté en congrès une résolution sur le capital des travailleurs, la démocratie industrielle et la propriété des travailleurs. Ils ont constaté que les membres du Syndicat des Métallos ont des milliards de dollars investis avec leurs régimes de retraite tels que le Steelworkers Pension Trust, les régimes de retraite à employeur unique, le régime 401 (k) et des fonds d’investissement des travailleurs. Ils ont compris qu’il faut être plus vigilants afin de s’assurer que les investissements du syndicat et des membres soient utilisés d’une manière qui ne fournit pas seulement un rendement raisonnable, mais fournit également une sécurité d’emploi, la création d’emplois et investit dans nos communautés. Le Fonds de solidarité de la FTQ est donné en exemple comme un outil à développer afin d’investir dans les coopératives ou d’autres formes de propriété ouvrière et de créer des emplois durables et des activités économiques rentables dans les communautés.
Finalement, en 2012, le président avec des représentants de Mondragon International, SA, et le Ohio Employee Ownership Center (OEOC) [11] annoncent qu’ils ont développé un modèle d’union coopérative disponible pour les organisations qui souhaitent combiner l’équité pour les travailleurs et un processus de négociation collective progressiste. Ce modèle a été créé dans la foulée de l’Accord-cadre USW-Mondragon lancé en 2009 pour créer des coopératives de production industrielle qui adaptent les principes de la négociation collective au modèle de propriété des travailleurs, selon le principe d’« un travailleur, un vote » adopté par Mondragon. On y retrouve réaffirmés tous les principes sur lesquels repose l’ensemble des valeurs et des règles qui balisent le développement du mouvement coopératif tel qu'ils sont vécus quotidiennement par les membres du complexe coopératif Mondragon.
Selon le directeur de l’OEOC, Bill McIntyre, « les statistiques issues de la Grande Récession montrent que les employés-propriétaires étaient beaucoup moins susceptibles d’avoir été mis à pied. Les entreprises appartenant à des employés ont une main-d’œuvre plus stable, fidèle et expérimentée qui se traduit par des avantages de réduction des coûts, de productivité et de qualité de la production. Dans l’ensemble, les entreprises appartenant aux employés sont plus efficaces et la beauté de l’actionnariat salarié est que le succès est partagé par tous les employés et la richesse créée a un impact positif sur les communautés dans lesquelles ils vivent .»
Un environnement complexe et hostile
La décision du syndicat de miser sur des coopératives du type de Mondragon est récente. Il doit maintenant ajuster sa stratégie en tenant compte d’un environnement fiscal complexe et hostile.
Par exemple, même la formule comme ESOP [12] est loin d’être concluante, car les employés en étant des actionnaires et non des propriétaires manquent d’un pouvoir essentiel pour influer sur la gestion et les orientations de l’entreprise. Trop souvent, lorsque survient une crise, les travailleurs se retrouvent avec des demandes de concessions comme on l’observe dans les entreprises traditionnelles. Cette formule devra être considérée comme un moyen possible de transition. Car, sur la base de l’expérience de Mondragon, le syndicat privilégie désormais une approche qui vise la propriété réelle sous forme coopérative et son principe d’« un membre, un vote ». En effet, cette formule prévoit notamment des programmes permanents de formation, afin que les travailleurs s’imprègnent de la culture et des pratiques de travail d’une coopérative [13].
En ce qui a trait au financement, le syndicat se heurte à un manque de capital patient comme celui qu’offre le Fonds de solidarité de la FTQ par exemple. Pourtant, il y a de l’argent. Seulement pour les régimes de retraite à prestations déterminées, il y a près de sept billions de dollars. Les politiques de placement échappent aux travailleurs. Le problème est donc trouver un moyen pour mobiliser l’épargne vers des emplois et un développement durable.
La formule de l’épargne individuelle 401(k), introduite dans les années 1980 et dont le nom réfère à la section 401(k) de la loi de l’impôt des États-Unis, a montré de sérieuses limites. Elle est vulnérable aux fluctuations boursières. Il n’est d’ailleurs pas rare de voir la retraite de l’épargnant diminuer, voire presque totalement disparaître, comme ce fut le cas pour plusieurs employés d’Enron. De plus, l’apparition des régimes 401(k) a modifié la situation des régimes de retraite des salariés étatsuniens. En 1983, 62 % des travailleurs couverts par des régimes de retraite avaient des régimes à prestations déterminées, contre 12 % des régimes à cotisations déterminées. Trente ans plus tard, ils n’étaient plus que 19 % à pouvoir profiter de régimes à prestations déterminées contre 12 % bénéficiant de régimes hybrides et 69 % souscrivant à des régimes à cotisations déterminées, principalement des régimes 401(k).
Ces deux exemples montrent la complexité des efforts d’innovation demandés aux travailleurs et à leur syndicat pour implanter la formule coopérative, notamment dans le secteur industriel.
Conclusion
La crise profonde qui affecte les économies occidentales a amené le syndicalisme international à chercher des voies nouvelles pour défendre ses membres, mais aussi influencer le développement économique dans une perspective de développement durable. Paradoxalement, une partie des formules alternatives est venue en revisitant les racines du mouvement ouvrier : une solidarité internationale accrue et l’expérience coopérative. Les orientations sont récentes. L’expérience concrète sur le terrain en montrera la justesse et la faisabilité.
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[1] Citons quelques ouvrages : BOUDREAU, Émile et autres, Histoire de la FTQ. Des tout débuts jusqu’en 1965, FTQ, 1988, 389 p. CYR, François et Rémi ROY. Éléments d'histoire de la FTQ : la FTQ et la question nationale, Montréal, Éditions coopératives Albert Saint-Martin, 1981. 205 p. FOURNIER, Louis, Histoire du mouvement ouvrier au Québec, CSN/CEQ, 1984; GÉRIN-LAJOIE, Jean. Les Métallos, 1936-1981, Montréal, Boréal Express, 1982. 260 p. ROUILLARD, Jacques, Le syndicalisme québécois. Deux siècles d’histoire, Montréal, Boréal, 2004, 335 p. ROUILLARD, Jacques, L’expérience syndicale au Québec. Ses rapports avec l’État, la nation et l’opinion publique, Montréal, VLB Éditeur, 2008, 388 p.
[2] Émile Boudreau et autres, op. cit., p. 37.
[3] Nous renvoyons le lecteur à la section « Les Métallos et la société québécoise » dans Gérin-Lajoie, op. cit., p. 235 et ss.
[4] WHITHERELL, Rob. An Emerging Solidarity : Worker Cooperatives, Unions and the New Unions Co-op Model, United Steelworkers, Février 2013, 15 p.
[5] LEVITT, Martin Jay. Confessions of a Union Buster, New York, Crown Publishers, 1993, 302 p.
[6] JURAVICH, Tom et Kate BRONFENBRENNER. Ravenwood, The Steelworkers’ Victory and the Revival of American Labour, Cornell, Cornell University Press, 1999, 245 p.
[7] À titre d’exemple, le syndicat protège depuis 2006 la vie de Napoleon Gomez, leader d’un syndicat mexicain Los Mineros en l’hébergeant en Colombie Britannique. Il a été l’objet de menaces de mort et le gouvernement mexicain le poursuit. Son crime : avoir accusé les propriétaires d’une mine dans le nord du Mexique d’être criminellement responsables de la mort de 65 mineurs le 16 février 2006. Bien qu’il soit en exil forcé, il est réélu chaque année par les 250 000 membres de son syndicat. Voir GOMEZ, Napoleon. Collapse of Dignity. The Story of a Mining Tragedy and the Fight Against Greed and Corruption in Mexico. BenBella Books, Avril 2013.
[8] Communication personnelle le 5 avril 2013.
[9] WHITHERELL, Rob, Chris COOPER et Michael PECK. Sustainable Jobs, Sustainable Communities : The Union Co-op Model, Mars 2012, 19 p. ; le site du complexe coopératif Mondragon ; ALFONSI, François. « Coopérative de Mondragon : l’exceptionnel modèle économique basque », Europe-Écologie Les Verts (EELV), 4 avril 2011.
[10] WHITHERELL, Rob, op. cit., p. 1.
[11] L’Ohio Employee Ownership Center (OEOC) est un centre de sensibilisation de la Kent State University en Ohio. Fondé en 1987, il fait la promotion de l'actionnariat salarié à travers des plans d'actionnariat des salariés (ESOP) et les coopératives appartenant aux travailleurs afin d'élargir la propriété du capital, d'approfondir la participation des employés, de conserver les emplois au niveau local et d'augmenter le niveau de vie des familles de travailleurs et de leurs communautés.
[12] L’Employee stock ownership plan (ESOP) est un système qui favorise la participation financière des travailleurs dans l'entreprise. Dans ce régime d’actionnariat, les employés deviennent actionnaires, souvent sans frais. Les actions sont données aux employés et peuvent être détenuse dans un plan d'actionnariat salarié en fiducie jusqu'à ce que l'employé prenne sa retraite ou quitte l'entreprise. Les actions sont ensuite vendues.
[13] WHITHERELL, Rob, op. cit., p. 7.