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Couche-Tard, une bataille inspirante
Sylvie Joly,
Conseillère à la syndicalisation, Confédération des syndicats nationaux
Depuis janvier 2011, la CSN a entrepris une campagne de syndicalisation et de négociation dans les dépanneurs Couche-Tard, un fleuron de l’économie québécoise. Plusieurs tactiques sont déployées puisqu’un rapport de force traditionnel est difficile à établir. Les enjeux de la syndicalisation dans le commerce de détail, où se retrouvent des milliers d’emplois précaires, sont complexes.
Une grosse larme coule sur la joue de Luis. C’est la première fois de sa vie qu’il signe une carte syndicale. Il vient d’adhérer au Syndicat des travailleuses et travailleurs des Couche-Tard de Montréal et Laval-CSN. C’est un secret que Luis, un p’tit peu macho, ne serait sûrement pas content d’ébruiter… Il est très ému !
Luis Donis, préposé à la succursale Iberville/Jean-Talon à Montréal, avait contacté la Confédération des syndicats nationaux (CSN) dans l’espoir que la centrale soutienne les employés pour améliorer leurs conditions de travail. Parmi sa douzaine de collègues, aucun Québécois «vieille laine». Leurs parents ou eux-mêmes viennent d’horizons très divers, une véritable Société des Nations : un Québécois d’origine haïtienne, un autre d’origine chinoise, quelques-uns du Maghreb, plusieurs Latinos.
Nous nous doutions bien que la bataille pour la syndicalisation des Couche-Tard allait être rude. En 2009, quelques employé-es d'une succursale située à Saint-Mathieu de Belœil tentèrent de se syndiquer. Couche-Tard, abruptement, ferma le dépanneur. La CSN déposa une plainte à la Commission des relations du travail qui se régla par une entente hors-cour. Et Alimentation Couche-Tard rouvrait cette succursale en octobre 2010, même si la direction prétendait qu’elle l'avait fermée pour cause de non-rentabilité…
En janvier 2011, la CSN allait prendre une tangente complètement différente : Oui à la syndicalisation de la succursale Iberville/Jean-Talon, de Luis et de ses camarades de travail, mais avec une campagne robuste pour soutenir une syndicalisation dans l’ensemble de l’entreprise.
Syndicalisation est synonyme… de négociation. Évidemment, tout travailleur se syndique pour améliorer son sort et, si l’analyse indique qu’il n’y a aucun espoir d’en arriver à négocier une convention, la syndicalisation ne sera tout simplement pas le moyen proposé.
Par contre, la CSN a souvent entrepris des batailles politiques pour faire reculer le cadre rigide du Code du travail, comme la bataille permettant la syndicalisation des travailleuses et des travailleurs des ressources intermédiaires et ressources de type familial (qui reçoivent dans leur résidence, entre autres, des jeunes en difficulté et des personnes aux prises avec des problèmes de santé mentale). Ou encore a mené de dures luttes comme celles de la syndicalisation et de la négociation de meilleures conditions de travail dans les garderies (CPE) et dans l’hôtellerie.
Il y avait donc à faire une analyse de l’entreprise Couche-Tard, dans le cadre plus général du commerce de détail, dans l’objectif de vérifier si la syndicalisation et la négociation étaient possibles. Mais en étant clair, dès le départ : il faudrait être imaginatif et développer un rapport de force non traditionnel. L’économie change, l’emploi change, et le syndicalisme a un devoir de renouveler ses pratiques. Mais, en premier lieu, peut-être que le régime de représentation et les lois de protection sociale auraient besoin d’un gros coup de chiffon…
Le commerce de détail : peu syndiqué
Banana Republic, Walmart, McDo, Brick, Future shop, autant de noms qui sont synonymes d’échecs dans la syndicalisation du commerce de détail. Pourtant, c’est un des gros défis du mouvement syndical : augmenter le taux de syndicalisation dans ce secteur générateur d’emplois souvent précaires, mal payés, dans un milieu où l’arbitraire patronal et les attitudes antisyndicales sont bien connus.
Partout en Amérique du Nord, la syndicalisation avait contribué à la création d’une classe moyenne qui pouvait prétendre améliorer son sort et celui de ses enfants. L’effritement du secteur manufacturier, les attaques au syndicalisme et les mutations de l’économie ont fait en sorte que les emplois de mauvaise qualité dans les services et le commerce prennent une place grandissante dans l’ensemble du marché du travail.
Les salaires et les conditions de travail minables qui prévalent dans le commerce de détail ne sont pas une exception… ils reflètent ce qui, malheureusement, se généralise dans plusieurs milieux. Le faible taux de syndicalisation, autour de 19 %, contribue à la diminution du niveau général de syndicalisation au Québec (qui est à 39%). La précarisation, et la détérioration des conditions de travail, drainent ainsi vers le bas les conditions d’existence de l’ensemble des salarié-es.
Aux États-Unis, le marché du travail se scinde progressivement en deux : d’une part les emplois spécialisés avec de bons revenus et, d’autre part, les emplois précaires qu’on estime maintenant à près de 45% de tout le marché du travail. Ils touchent le commerce (la vente, les mcjobs…) et les services (les résidences privées, les soins privés aux personnes…). Ceux-ci croissent rapidement et il devrait s’en ajouter de sept à dix millions d’ici dix ans. Au Québec, le commerce de détail est un des plus importants secteurs de l’économie, et il contribue grandement à la vitalité des régions et de plusieurs quartiers des grands centres urbains. Près du quart de tous les emplois y seraient reliés.
Ces emplois ne sont plus « atypiques » si on prend l’acception de rare ou d’inhabituel… quand 60 millions de travailleuses et de travailleurs américains ont de la difficulté à payer leur loyer et ont un pouvoir d’achat qui s’étiole… quand, au Québec, de plus en plus de « working poors » doivent utiliser les banques alimentaires… C’est révoltant et c’est certainement un problème social et économique pour tous les citoyens !
Couche-Tard, un fleuron québécois
En 1980, Alain Bouchard ouvre un premier dépanneur à Laval. À partir de 1985, il mettra la main sur plusieurs bannières : Couche-Tard, Sept-Jours, La Maisonnée, Perrette, Provi-soir. L’entreprise va se développer au Canada, entre autres sous la bannière Mac’s et, aux États-Unis, sous Circle K. Des dépanneurs sont aussi exploités ailleurs dans le monde dont à Hong Kong, au Mexique, au Viêt-nam et aux Émirats arabes unis.
L’achat, en juin 2012, de Statoil Fuel and Retail au coût de 2,6 milliards de dollars, a été la plus grosse acquisition de l’histoire de Couche-Tard. L’entreprise s’est dotée d’un vaste réseau de stations-services et de dépanneurs en Scandinavie, en Pologne, dans les pays Baltes et en Russie. Son nouveau siège social à Oslo sera la tête de pont à une possible expansion en Europe.
En Amérique du Nord et en Europe, l’entreprise possède plus de 8 000 succursales, et emploie environ 80 000 personnes. Au Québec, c’est plus de 5 000 personnes qui y besognent. En Amérique du Nord, elle domine nettement le marché et, dans le monde, elle n’est devancée que par la japonaise 7Eleven.
C’est une compagnie solide. Dans son exercice financier 2012, Couche-Tard fait état d’un chiffre d’affaires de 23 milliards de dollars et de 458 millions de dollars de bénéfices. Et comme le trousseau vient de se parer de Statoil Fuel and Retail, les résultats pour l’exercice 2013 risquent d’être encore plus intéressants pour les actionnaires.
Alain Bouchard, le fondateur et principal dirigeant de Couche-Tard, avec une fortune personnelle considérable, vient de se hisser au rang des milliardaires de ce monde selon le magazine Forbes. Pour la seule année 2012, son revenu était de sept millions de dollars.
Couche-Tard est une entreprise québécoise. Contrairement à d’autres batailles menées auparavant, Couche-Tard appartient en grande partie à des intérêts québécois. Le siège social est à Laval. Les actionnaires majoritaires ne sont pas un obscur fonds de retraite étranger ; l’adversaire a un visage. Les quatre personnes qui exercent un contrôle véritable ont travaillé ou travaillent encore à des postes de direction dans l’entreprise. Ils siègent au conseil d’administration et contrôlent 57 % des droits de vote : Alain Bouchard, Richard Fortin, Réal Plourde et Jacques D’Amours.
C’est une entreprise centralisée. Dans les années 1980, le système de franchisage était généralisé; mais, au fur et à mesure que l’entreprise grossissait, les succursales Couche-Tard avaient été mises sous le giron direct de la corporation. En 2011, toutes les accréditations avaient été déposées auprès d’un employeur unique; les succursales étaient toutes corporatives.
Les paies étaient faites au siège social, les conditions de travail étaient les mêmes partout et les « normes » étaient dictées par les ressources humaines du bureau de Laval ; les gérants (qui sont des employé-es de Couche-Tard) n’avaient pas de marge de manœuvre pour le choix des produits, les coûts, la commercialisation et même le placement des articles dans les étalages. L’intégration verticale est simple : les magasins ont l’obligation de s’approvisionner à l’entrepôt Couche-Tard qui négocie les méga-ententes avec les fournisseurs.
En juin 2012, Couche-Tard refranchise un dépanneur en s’attaquant à sa plus grosse succursale au Québec qui, oh! quel hasard, est syndiquée. C’est celle de Saint-Liboire en bordure de l’autoroute 20. Une trentaine de personnes y travaillent.
En réponse aux questions du journaliste des Affaires en janvier 2013, une professeure aux HEC, JoAnne Labrecque, indiquait que cette décision pouvait avoir un lien avec la campagne de syndicalisation. « C’est une entreprise viable financièrement, constate Mme Labrecque. On choisit le système de franchisage pour supporter le développement d’une entreprise en partageant les risques et les investissements. Dans le cas de Couche-Tard, ce n’est pas pour la croissance du réseau. »
L'entreprise nage dans l’argent. La valeur boursière a atteint un sommet de 10 milliards de dollars cet hiver. Les actionnaires reçoivent des dividendes et le cours des actions n’a cessé de croître.
Pourtant, depuis quelques mois, les annonces des franchisages des succursales syndiquées se sont succédé. Couche-Tard prétend qu’elles n’ont rien à voir avec la syndicalisation et que c’est une décision d’affaires. La CSN considère que les acheteurs sont des prête-noms et a déposé une plainte à la Commission des relations du travail pour connaître le véritable employeur. Toutefois, peu importe la décision de la CRT, il est plus important que jamais que les préposé-es de ces succursales soient syndiqués puisqu’ainsi leur emploi et leur syndicat seront protégés. Dans tous les cas, la négociation se poursuivra.
Couche-Tard est donc une entreprise solide, québécoise et centralisée : des éléments qui pèsent dans la balance pour soutenir la syndicalisation de ces employé-es aux conditions de travail déplorables. Mais il faut admettre que le franchisage est une tactique éprouvée pour nuire à la négociation. Le nouvel «acheteur» pourra toujours prétendre qu’il fait peu d’argent… De plus, le franchisage ralentit le processus, alors que le temps est le plus grand allié des employeurs antisyndicaux et créateurs d'emplois précaires.
Les employé-es
Les hommes et les femmes qui travaillent dans les dépanneurs Couche-Tard ne sont pas bien différents des autres employé-es du secteur. Selon le Comité sectoriel de main-d’œuvre du commerce de l’alimentation, près de la moitié des travailleurs de l’alimentation ont entre 25 et 55 ans. Les hommes et les femmes sont en nombre à peu près égal.
Des jeunes, étudiants ou non, y œuvrent et, aussi, des travailleuses et des travailleurs de tous âges poussés dans ces emplois par les fermetures d’usine, des mères de famille monoparentale, des gens de première ou de deuxième génération immigrante qui n’arrivent pas à percer le marché du travail. Et, bien sûr, des gens qui aiment, tout simplement, le contact avec le public. Comme dit Anne Cleary, l’énergique cinquantenaire, présidente du syndicat de la Montérégie et préposée à Saint-Liboire: « Nous, on est là pour rester, on aime notre travail, on aime nos clients. Ce qu’on n’aime pas ce sont nos conditions de travail. »
Un jeune père de famille, rencontré récemment aux bureaux de la CSN, est représentatif de plusieurs employé-es des Couche-Tard des grands centres urbains. Arrivé depuis peu au Québec, sans argent, il est très scolarisé mais ne maîtrise pas la langue française. Il avait un horaire régulier au Couche-Tard, mais depuis qu’il a indiqué au gérant qu’il désirait suivre des cours de français pendant ses temps libres, pour pouvoir gagner sa vie dans son domaine, celui-ci a modifié constamment son horaire à la dernière minute… rendant difficile l'amélioration de son sort. Son gérant, qui ne veut pas perdre un si bon travailleur, l’a littéralement enchaîné à son emploi au salaire minimum. Même s’il est très craintif, il avait entrepris un processus de syndicalisation. Il n’a, toutefois, pas réussi à convaincre ses collègues de se syndiquer.
Les emplois dans les dépanneurs sont souvent dénigrés par « l’élite ». Les travailleuses et les travailleurs des Couche-Tard invoquent qu'ils désirent se syndiquer afin de se faire respecter. Pourquoi serait-il moins « noble » de travailler dans un dépanneur que dans une épicerie, puisque le travail est souvent similaire (mais le travail est plus dangereux)? Pourquoi la syndicalisation serait-elle inaccessible justement aux personnes qui en ont le plus besoin?
Le taux de roulement, quoique ne facilitant pas la syndicalisation, ne devrait jamais être retenu comme « excuse » pour l'en empêcher. Ce roulement est généré, précisément, par les mauvaises conditions de travail et non par un mystérieux caprice des salarié-es. Un phénomène observé chez nos voisins américains est celui des travailleuses et des travailleurs qui naviguent d’un emploi mal payé à un autre. Par exemple, plus d’un million de personnes travaillent pour Walmart aux États-Unis. En 2011, l'entreprise a reçu cinq millions de demandes d’emplois et, des travailleurs nouvellement embauchés, 20 % y avaient déjà travaillé.
Janvier 2011, une campagne de syndicalisation
Dans le commerce de détail et dans l’alimentation, certains secteurs sont non syndiqués comme les dépanneurs et la restauration rapide (appelés les mcjobs). C’est la première fois, en Amérique du Nord, qu’autant de succursales se sont syndiquées simultanément.
À partir de janvier 2011, après le dépôt de la requête en accréditation de la succursale Iberville/Jean-Talon à Montréal, la CSN entreprend une vigoureuse campagne de syndicalisation. Des cartes d’affaires incitant les employé-es à appeler à la Confédération sont distribuées pendant tous les quarts de travail, dans toutes les succursales au Québec, lors d’un énorme blitz d’une journée, par des centaines de militant-es syndicaux. Couche-Tard avait demandé une ordonnance pour faire cesser cette distribution : la Commission des relations de travail la lui refuse.
Immédiatement, c’est la cohue. Des centaines de personnes expriment leur grand intérêt et contactent la CSN ; plusieurs sont rencontrés. Au printemps 2011, quatre accréditations seront déposées au rythme d’une nouvelle aux deux semaines, dont celle pour le plus gros dépanneur au Québec, à Saint-Liboire.
Des conférences de presse sont organisées. Une ligne téléphonique est mise en place, les soirs et les fins de semaine, et on crée une page Internet et un site Facebook. Des tracts réguliers et une vidéo sont produits.
Les attaques de l’entreprise sont féroces. Dès le début, Couche-Tard conteste systématiquement les requêtes. Malgré l’intimidation (menaces de modifications d’horaire et de diminutions d’heures, suspensions, etc.), ces nouvelles et nouveaux militants résistent. La CSN entreprend plusieurs démarches, entre autres auprès de la Commission des relations du travail, démarches qu’elle remporte. On obtient ainsi la réembauche d’un militant congédié de la succursale de Saint-Hubert. Les cadres inférieurs et les ressources humaines du siège social doivent être remis à l’ordre par les conseillers syndicaux quand ils dérogent au Code du travail puisqu’ils organisent des rencontres individuelles et collectives pour essayer d’intimider le personnel.
Au printemps 2011, Couche-Tard diffusa une vidéo interne où, en termes à peine voilés, Alain Bouchard évoquait la fermeture de succursales s’il y avait syndicalisation. La CSN dépose alors une plainte à la Commission des relations du travail pour entrave à la syndicalisation.
Le chilling effect
Le 6 avril 2011, coup de théâtre. Couche-Tard ferme la succursale Saint-Denis/Beaubien récemment syndiquée. Vers 22h30, on ordonne à Robin Maranda, la préposée en poste, de quitter les lieux. Promptement, les vitrines sont placardées ; une dizaine d’employé-es se retrouvent à la rue de façon sauvage.
La Confédération entreprend une autre bataille juridique puisque la fermeture de Saint-Denis/Beaubien est reçue comme une gifle et une atteinte directe au droit à la syndicalisation. Pendant ce temps, la négociation s’enclenche dans les autres succursales et la campagne de syndicalisation se poursuit.
Mais l’effet est immédiat. C’est ce que les Américains appellent le « chilling effect », c’est-à-dire effrayer les employé-es en congédiant les plus militants ou, en l’occurrence, en fermant la succursale. Les préposé-es des succursales non syndiquées prennent peur ; les appels et les rencontres se font plus rares.
Couche-Tard récidive en fermant la succursale Iberville/Jean-Talon en septembre 2011, alors que la négociation allait bon train. Encore le même prétexte : les deux succursales ne sont pas rentables… Troisième démarche auprès de la Commission des relations du travail pour entrave aux activités syndicales et intimidation. Les demandes de réparation s'élèvent à plusieurs millions de dollars afin de créer un effet dissuasif sur l’ensemble des employeurs qui seraient tentés d’utiliser de telles mesures rétrogrades.
Le rythme de syndicalisation ralenti mais, malgré tout, en 2011 et 2012, d’autres succursales se syndiqueront. Au printemps 2013, il y a donc huit groupes accrédités dont deux succursales fermées. Des négociations ont été entreprises dans les six autres succursales : Saint-Hubert, Saint-Liboire, Pierrefonds, Victoriaville, Boisbriand et Montréal (rue Henri-Bourassa Est).
Des conditions de travail déplorables
L’ampleur des moyens déployés par l’entreprise pour nuire à la syndicalisation est directement proportionnelle aux conditions lamentables qu’elle inflige aux travailleuses et aux travailleurs. Depuis deux ans, les appels et les rencontres de préposé-es font ressortir des abus multiples dans les succursales non syndiquées.
Les employé-es, même s’ils ont accompli leurs tâches (et qu’il n’y a aucun client dans la succursale) n’ont pas le droit de s’asseoir ; les caméras servent davantage à des fins de surveillance des travailleurs qu’à la sécurité; les mesures disciplinaires sont appliquées de façon arbitraire, et souvent disproportionnée, selon le gérant.
Un nouveau gérant voulait se défaire d’une préposée âgée pour la remplacer par une plus jeune. Comme elle travaillait pour l’entreprise depuis plusieurs années, il n’avait manifestement pas de motif de congédiement. Il utilisa donc un moyen «subtil» ; il lui diminuait graduellement ses heures de travail. Angoissée, elle sanglotait au téléphone, « j’ai dû vendre mon auto, je n’ai plus assez d’argent pour manger. Je ne sais pas qui voudra de moi à mon âge, dans un autre travail. Je n’ai aucune qualification. »
Couche-Tard contrevient régulièrement aux normes du travail. En 2011, elle était encore plus délinquante que Walmart quant au nombre de plaintes déposées à la Commission des normes du travail.
Des exemples parmi d’autres ? Des employé-es à qui on retire de la paie le montant d’un vol commis pendant leurs heures de travail. ILLÉGAL. Des préposés qui doivent assister à une réunion, mais qui ne sont pas payés pour le trois heures minimum que prescrit la loi. ILLÉGAL. Des personnes à qui, lors d’entrevues d’embauche, on demande leur opinion sur la syndicalisation ou sont obligées de signer un document dans lequel elles s’engagent à ne pas se syndiquer. ILLÉGAL. Des préposé-es qui font du temps supplémentaire non payé avant ou après leur quart de travail. ILLÉGAL.
Des revendications justifiées
La plupart des préposé-es sont payé-es au salaire minimum : les syndiqué-es demandent que le salaire soit augmenté progressivement jusqu’à 12,80$ l’heure après quelques années de service.
Aucune journée de maladie n'est payée. Si une personne est malade, elle doit trouver elle-même son remplaçant. Et si elle n’arrive pas à le faire, elle doit se présenter au travail… sinon, elle risque d’être congédiée. Une travailleuse a dû, ainsi, se présenter au travail le soir même après avoir fait une fausse couche pendant la journée ! Les syndiqué-es réclament quatre journées de maladie payées ainsi qu’un mécanisme pour que l’employeur ait à trouver les remplaçants. Ils demandent également des dispositions permettent aux préposé-es de choisir les horaires et les vacances d’une façon un peu plus juste.
Les problèmes de santé-sécurité sont omniprésents. Les histoires d’employé-es, obligés de rentrer au travail après avoir eu un revolver ou un couteau pointé sur la poitrine, au moment d'un vol, sont fréquents. Les syndiqué-es réclament davantage de mécanismes pour les protéger et des mesures de soutien psychologique après les agressions.
L’analyse stratégique
Aux États-Unis et au Québec, une multitude de stratégies sont tentées. En novembre dernier, des travailleurs ont organisé des grèves et des piquets devant les Burger King, McDonald’s, Taco Bell et autres établissements de restauration rapide à New York. L’action, d’une ampleur jamais vue, visait à sensibiliser l’opinion publique, à syndiquer ces salarié-es et à améliorer les conditions de travail.
Dans la bataille des Couche-Tard, on tente d’établir un rapport de force non traditionnel en faveur des employé-es en étant créatif et en continuant la recherche, la mobilisation (des syndiqué-es et de tous leurs alliés), les poursuites judiciaires, la négociation, l’information des clients et la syndicalisation. L’effet de levier ne peut pas être créé directement, par des grèves ou des boycottages, comme «dans un bon vieux temps » souvent idéalisé, en raison de la nature même du commerce de détail et du nombre important de succursales.
Plusieurs actions sont menées : des syndiqué-es ont fait des tournées régulières dans les Couche-Tard non syndiqués pour distribuer des tracts ; habillés en gens d’affaires, ils ont déployé une bannière pendant un grand dîner où Alain Bouchard prenait la parole ; plusieurs manifestations ont eu lieu devant des succursales partout en région, entre autres lors de la journée internationale pour le travail décent, et devant le siège social.
Des militantes et des militants des autres syndicats affiliés à la CSN ont adopté des dépanneurs. Comme «parrain», ils s’engagent à aller distribuer un tract, sur une base régulière, qui informe les préposés sur leurs droits. Couche-Tard a réagi fortement en interdisant aux employé-es de prendre les tracts, mais la distribution continue malgré tout.
Les voisins des succursales syndiquées ont été sensibilisés à la situation : distribution d’accroche-portes, fêtes pour les clients autour des succursales fermées, lettres d’information, articles dans les journaux de quartier.
Plusieurs tournées ont été organisées dans les cégeps par des ex-travailleurs pour obtenir le soutien des associations étudiantes et pour inciter les étudiant-es qui travaillent chez Couche-Tard à se syndiquer.
Des tactiques, peu utilisées au Québec, de militantisme actionnarial ont été développées : participation aux assemblées des actionnaires ; contacts avec des actionnaires favorables à la syndicalisation comme des communautés religieuses qui ont donné des procurations à des travailleuses de Couche-Tard, pour pouvoir intervenir en leur nom à l’assemblée ; propositions d’actionnaires, par un fonds de retraite de travailleurs de la CSN, pour soutenir la syndicalisation; cartes de Noël envoyées aux principaux actionnaires et aux membres du conseil d’administration…
Des contacts ont été établis, entre autres, lors d’une visite du secrétaire général de la CSN en Norvège, avec le syndicat de Statoil Fuel and Retail, pour convenir d’un plan d’action commun.
Les lois comme celles de l’Accès à l’information, de la Santé-sécurité et des Normes du travail, sont utilisées puisque Couche-Tard est un citoyen corporatif qui contrevient aux lois.
Bref, cette syndicalisation cristallise des questionnements présents dans le mouvement syndical : Comment soutenir la syndicalisation dans un monde qui change ? Comment modifier nos façons de faire ? Mais, surtout, comment développer un rapport de force qui permettra une amélioration réelle des conditions de vie de centaines de milliers de personnes dont le travail se précarise ?
Comme nous le rappellent souvent plusieurs salarié-es syndiqué-es de chez Couche-Tard : «On le fait pour nous, mais on le fait surtout pour ceux qui nous suivent.»